Recherche

Essai Politique

Dossier : Débats autour du 15M

Réflexions d’un républicain sur le 15M


par Philip Pettit , le 20 septembre 2011
traduit par Jean-Pierre Ricard



En s’attaquant au déficit démocratique en Espagne, le mouvement du 15M (commencé le 15 mai 2011) a-t-il mis en cause la théorie du républicanisme de Philip Pettit, caution intellectuelle de Zapatero ? Le philosophe tire ici les leçons du mouvement et du contexte de crise qui l’a fait naître pour sa théorie du républicanisme.

Ce texte s’inscrit dans le dossier « Débats autour du 15 M »

Que dire à des milliers de jeunes révoltés par un système politique qui n’a tenu aucun de ses engagements ? Que dire qui soit à la hauteur de leur colère parfaitement compréhensible face à la disparition des emplois et à l’effondrement de toutes leurs perspectives d’avenir ?

Je ne peux éviter cette question, puisque j’ai été associé très étroitement au gouvernement Zapatero. Quand on m’a consulté sur le bilan de ce gouvernement en 2008, en particulier sur sa fidélité aux principes républicains que je défends, je l’ai jugé très positif. Qu’ai-je à dire trois ans plus tard ?

Lorsque je réfléchissais à l’avenir de l’Espagne sous le gouvernement Zapatero – en réalité sous n’importe quel gouvernement – j’ai commis deux graves erreurs. J’ai fait preuve de naïveté en croyant qu’on pouvait faire confiance au système financier international pour fournir l’infrastructure permettant au gouvernement d’un pays comme l’Espagne d’assurer le bien-être économique de son peuple. Et je n’ai pas compris à quel point l’appartenance à la zone Euro limitait la marge de manœuvre du pays en cas de retournement de la conjoncture économique.

Je continue à défendre le bilan du gouvernement Zapatero, qui s’est efforcé d’accorder aux femmes une place égale à celle des hommes dans la société, qui a régularisé le statut des immigrés clandestins, qui a adopté une loi sur la dépendance pour protéger les personnes vulnérables et qui a légalisé le mariage homosexuel. Et je continue à approuver l’indépendance accordée à la télévision publique, la transparence introduite dans le fonctionnement du pouvoir et la transformation de l’Espagne en citoyen modèle sur le plan international.

Ce sont des réalisations considérables et qu’on peut espérer durables. Mais l’heure n’est pas aux compliments. La situation nous impose de faire le point et de nous interroger sur la suite des événements. Que nous ont appris les expériences douloureuses des dernières années ? Je m’intéresserai surtout à ce qui concerne les relations entre le pouvoir politique et l’économie, même s’il y a peut-être d’autres leçons à tirer de ce qui s’est passé, plus générales et plus profondes, comme je le dirai dans ma conclusion.

Chevaucher le tigre

La crise nous a montré qu’en faisant confiance au système financier international, les gouvernements, pour reprendre une vieille formule, acceptent de chevaucher le tigre. Tous les gouvernements dépendent du marché des obligations pour financer leurs projets nationaux, et cela est particulièrement vrai à l’intérieur d’une zone où le taux de change est fixe, comme la zone Euro ; cette situation n’a rien de surprenant, de la même façon qu’il n’y a rien d’étonnant à s’adresser à des établissements de prêt immobilier pour acheter un appartement ou une maison. Et tous les gouvernements dépendent du système bancaire et du marché financier, évidemment, pour le capital qui nourrit les entreprises créatrices d’emplois. Les gouvernements dépendent donc du bon fonctionnement du système financier international, ce qui les rend très vulnérables.

Le système dont dépendent nos gouvernements – ou, pour reprendre l’image que j’ai employée, le tigre qu’ils chevauchent – est souvent représenté comme un ensemble d’individus ayant une volonté commune : il s’agirait d’un groupe de financiers et de banquiers internationaux poursuivant l’unique objectif de se glorifier eux-mêmes. Si les choses étaient ainsi, ce serait bien : ce groupe concentrerait notre colère, deviendrait la cible de notre ressentiment ; il y aurait un acteur que nous pourrions critiquer et à qui nous pourrions réclamer des comptes. Malheureusement, comme toujours, les choses sont plus complexes.

Le tigre que nos gouvernements chevauchent est une bête plus récalcitrante et plus indomptable que le groupe imaginé par cette théorie du complot. Ses mouvements obéissent à des motifs tout aussi égoïstes et implacables que ceux que cette théorie suppose. Mais ils obéissent à toutes sortes de causes, et le comportement de ce tigre est le produit d’innombrables facteurs. Le comportement de ce tigre est aussi insaisissable, aussi irréfléchi, et souvent aussi violent que celui du vent pendant une tempête.

L’Espagne est en ce moment exposée au vent le plus violent. Une crise financière importée a provoqué le chômage, les indemnités versées aux chômeurs ont aggravé le déficit public, l’aggravation du déficit a suscité des incertitudes sur le marché financier, lesquelles incertitudes ont à leur tour enchéri les emprunts. La crainte d’une nouvelle augmentation des coûts a empêché le gouvernement de réagir au chômage en recourant aux recettes keynesiennes classiques (injection de crédits pour stimuler l’activité économique) puisque ces recettes provoquent des déficits budgétaires. Et les contraintes de la zone Euro ont rendu presque impossible pour le gouvernement de gérer cette crise en procédant à une dévaluation ou en se déclarant en défaut de paiement. Nous sommes en pleine tempête.

Comment l’Espagne devrait-elle réagir ? Comment, de façon plus générale, les peuples du monde devraient-ils réagir ? Avons-nous la capacité de nous affirmer démocratiquement contre le tigre qu’est le système financier ou sommes-nous à tout jamais soumis aux mouvements d’humeur d’une bête capricieuse ?

Deux réactions radicales

La crise financière a suscité deux réactions extrêmes. La première consiste à dire que tout s’arrangera si nos gouvernements cessent d’essayer d’anticiper et de détourner les mouvements du tigre en soutenant et en renflouant des organismes qui sont trop grands à leurs yeux pour qu’on admette leur échec. Cette vision des choses, représentée par le mouvement du Tea Party aux États-Unis, revient à capituler à l’avance face aux mouvements risqués du crédit et du capital, guidés par la recherche du profit. Elle revient à confier au gouvernement la mission de faire respecter l’ordre et la loi et à demander à l’État de renoncer à un rôle quelconque dans le domaine de la production, du commerce et de l’emploi.

Cette première réponse diminuerait et marginaliserait le rôle du pouvoir politique, en laissant le marché régner sans contrôle dans le domaine de la finance et de l’économie matérielle. La deuxième réaction est la réaction inverse. Elle consiste à refuser toute dépendance vis-à-vis de la bête que représente le système financier international. Alors que la première réaction accorde au tigre une liberté totale, la deuxième revient à tuer purement et simplement l’animal. Ceux qui penchent pour cette deuxième réaction affirment que tant que le tigre sera vivant, nous serons tous à sa merci. Ils préconisent le rejet de toute dépendance vis-à-vis du marché, la reconquête de notre statut de peuple démocratique et la maîtrise de nos vies individuelles et collectives.

Ces deux réactions, par leur simplicité, sont très séduisantes en période de crise exacerbée. Il est réconfortant de penser que tout s’arrangera si on laisse le marché fonctionner librement, ou si au contraire nous sommes capables de réaffirmer notre volonté en tant que peuple. Mais il faut se méfier de ces deux réponses, qui sont l’une et l’autre simplistes.

Les erreurs contenues dans ces deux réactions

La première réaction fait confiance à la main invisible du marché et à ses ajustements, en oubliant que ce sont les gouvernements qui fixent les lois encadrant les titres de propriété, le droit de la propriété et du commerce, contrôlent l’offre monétaire et définissent les conditions mêmes de constitution des banques et des entreprises. Elle correspond à un idéal auquel il est difficile de croire et qui n’est guère attirant. Elle autoriserait la formation d’un régime ploutocratique dans lequel les marchés favoriseraient une énorme concentration de richesses personnelles et collectives et dans lequel l’État ne ferait rien pour limiter le pouvoir de ceux qui s’enrichiraient.

La deuxième réponse à la crise est plus séduisante, puisqu’elle fait appel au sens de notre pouvoir collectif en tant que peuple démocratique ; elle est de caractère populiste, alors que la première est ploutocratique. Mais cette réaction est tout aussi aveugle à un fait évident. Elle laisse entendre que nous pouvons nous fier à la prise de décisions démocratique pour donner naissance à un système économique et financier, en nous appuyant sur une planification ou une coordination centralisée, fonctionnant toute seule, pour créer un système de crédit viable et un marché qui fonctionne. Or, une telle possibilité est totalement invraisemblable.

La création d’un tel système exige du peuple et du gouvernement qu’ils fassent appel à des sources privées de richesse et d’investissement pour contribuer à la construction d’une société prospère. Cela implique de travailler à partir de ce que Kant appelait le bois tordu de l’humanité. Cette matière première oblige à reconnaître l’imperfection et les limites propres à la psychologie et à la sociologie humaines, et à concevoir des institutions capables de résister à ces paramètres plus ou moins immuables. Même les institutions les plus démocratiques d’inspiration échoueront si elles ne parviennent pas à s’enraciner dans l’environnement humain défini par ces paramètres.

Cet environnement humain entretient avec le progrès démocratique dans la formation des institutions, par exemple les institutions qu’exige un système financier viable, la même relation que notre environnement naturel avec les technologies qui ont permis le progrès matériel. Notre environnement naturel contient des ressources alimentaires et énergétiques, mais ces ressources sont limitées, comme nous l’avons appris à nos dépens, et il est extrêmement difficile de ne pas les épuiser. De la même façon, l’environnement humain offre de vastes perspectives de production, de commerce et d’emploi, mais l’accès à ces possibilités est lui aussi problématique. Ce potentiel dépend du degré de confiance et de crédibilité que les individus et les groupes peuvent être convaincus de s’accorder les uns aux autres.

En tant qu’espèce, nous avons accompli beaucoup de choses étonnantes en construisant une société capable de faire face aux limites de notre environnement naturel et humain. Les technologies agricoles et industrielles ont transformé l’environnement naturel et l’ont soumis à notre volonté d’hommes, ce qui nous a permis de tirer du sol plus que de quoi vivre. Les idéaux et les institutions élaborés dans notre pratique politique et démocratique contiennent au moins la possibilité d’un environnement humain dans lequel nous pouvons être en commun responsables d’arrangements collectifs dans lesquels nous pouvons jouir d’un égal respect. C’est l’idéal d’une république démocratique dans laquelle nous pouvons marcher la tête haute, conscients de disposer de ressources et d’une protection suffisantes pour pouvoir faire notre chemin dans le monde – conscients, en réalité, de jouir d’une liberté qui nous garantit l’indépendance à l’égard de la volonté ou de la domination de tout groupe ou de tout individu.

Si nous voulons réussir dans le domaine technologique, réaliser des progrès matériels, nous sommes à l’évidence obligés de tenir compte des limites que nous impose notre environnement naturel et physique. Et si nous voulons réussir dans le domaine institutionnel, en réalisant des progrès démocratiques, nous sommes également obligés de tenir compte des limites que nous imposent les réalités psychologiques et sociologiques humaines. Tout cela, une longue tradition nous l’enseigne. Elle nous apprend que le pouvoir corrompt, par exemple, et que ceux à qui nous accordons le pouvoir devraient toujours être tenus pour responsables de leurs actes. Elle nous enseigne que nul n’est à l’abri de la tentation, et que nul ne devrait avoir la possibilité de s’enrichir sans limites. Elle nous enseigne que les affaires de tout le monde ne sont les affaires de personne, et que, selon la remarque d’Aristote, chacun s’occupe beaucoup mieux de ce qui lui appartient en propre que de ce qui appartient à tout le monde. C’est à nos risques et périls que nous ignorons ces limites lorsque nous faisons des propositions d’organisation institutionnelle, démocratique.

L’erreur populiste consiste précisément à ignorer les contraintes de ce type et à imaginer que nous pouvons créer une grande société sans tenir compte de la résistance du matériau humain, en oubliant que nous construisons avec le bois tordu de l’humanité. Cette erreur n’est peut-être pas aussi flagrante que son équivalent ploutocratique, mais elle est tout aussi dangereuse. Elle peut nous pousser à être pleins d’illusions quant à la possibilité de construire un système de confiance et de crédit, indispensable à toute démocratie, sans nous soucier de savoir si ce système est compatible avec nos instincts, qui n’ont souvent rien de réjouissant, et avec les limites inhérentes à notre humanité. Elle risque d’entretenir l’illusion d’une nouvelle Jérusalem profane, immédiatement à notre portée : il suffirait d’un peu de bonne volonté pour l’atteindre.

La leçon de la crise financière et de ses suites

La pénurie des sources d’énergie fossiles qui s’annonce, les risques évidents que présentent le recours à l’énergie nucléaire et la menace du changement climatique nous ont fait prendre conscience de la fragilité des technologies sur lesquelles repose la synergie avec notre environnement naturel. Dans le domaine des affaires humaines, on peut tirer la même leçon de la crise financière. Celle-ci a dévoilé la fragilité des institutions sur lesquelles repose un bon gouvernement et par le biais desquelles nous exerçons un contrôle démocratique sur nos existences. Elle a en particulier révélé avec quelle facilité des changements institutionnels dans l’organisation du système bancaire – la dérégulation introduite avec une désinvolture irresponsable au cours des dix années qui ont précédé la crise – peuvent mettre en péril la confiance et le crédit indispensables à nos démocraties pour assurer le bien-être économique des citoyens.

La dérégulation qui a été introduite avant la crise financière a été le fruit d’une ignorance catastrophique, comparable à l’indifférence populiste que nous venons d’évoquer, de la recommandation kantienne nous invitant à tenir compte de la réalité du bois tordu de l’humanité. Pensons à ce qui s’est pensé dans le secteur financier : il a été possible à certaines personnes de brouiller les frontières séparant les banques de dépôt des banques d’investissement, de prêter de l’argent et d’investir sur la base d’actifs de plus en plus faibles, de diviser en tranches et de « packager » des obligations de façon à dissimuler les risques par une opacité croissante, pour permettre des niveaux de garantie inacceptables contre le défaut de paiement, et d’entretenir l’illusion que la croissance provisoire ainsi stimulée reposait sur des bases économiques saines. Que les acteurs du secteur financier à l’origine de cette évolution aient agi ou non de bonne foi, ces changements ont donné naissance à un univers dans lequel la recherche de profits rapides, souvent gigantesques, a engendré une prise de risques démesurée et a préparé une tragédie pour l’humanité entière.

Personne ne peut rester insensible aux ravages qu’a fait subir à l’humanité l’égoïsme de quelques-uns, qui a pu se donner libre cours dans le cadre de cet environnement dérégulé. Personne ne peut constater ces ravages sans s’indigner du fait que seul un infime pourcentage de ces quelques acteurs du monde financier a eu à payer le prix de ses actes sur le plan juridique ou économique. Personne ne peut contempler ces ravages sans éprouver une profonde colère à l’idée que la plupart des membres de cette petite minorité ont continué à vivre dans l’opulence, alors que le commun des mortels a été confronté au chômage, à l’austérité et à la pauvreté pure et simple. Toutes ces choses dépassent l’entendement.

Mais si le comportement des acteurs du monde financier peut sembler défier l’entendement, à la réflexion il n’est pas tellement surprenant. Il y a plus de deux mille ans, Platon a imaginé la fable de l’anneau de Gygès pour nous faire comprendre que si les hommes, grâce à un anneau, pouvaient poursuivre leurs propres plaisirs en se rendant invisibles et en étant assurés de l’impunité, il seraient rares à être vertueux. C’est la triste réalité de la nature humaine : si nous sommes nombreux à ne pas être corrompus, nous ne sommes pas nombreux à être incorruptibles. Quand l’occasion se présente, rares sont ceux qui sont capables de résister à la tentation de l’argent facile. Le bois de l’humanité, disait Kant, est un bois tordu. Étant donné les occasions exceptionnelles offertes par la dérégulation à un certain nombre d’individus et d’organisations, nous ne devrions sans doute pas être choqués du fait qu’ils ont essayé d’en tirer un avantage maximum.

Au-delà de la ploutocratie et du populisme

Comment réagir à la crise financière et à ses conséquences ? À coup sûr, il faut résister à la pulsion destructrice qui nous ferait démolir le système politique ou le système financier. Il n’y a aucune raison ni de prôner le renoncement à la responsabilité démocratique, ce que font les tenants de la réaction ploutocratique, ni de nier la nécessité de chevaucher le tigre d’un système financier indépendant, ce que font les tenants de la réaction populiste. Le tigre ne doit pas être lâché en liberté, mais il ne doit pas non plus être pourchassé et mis à mort.

La réponse nécessaire, si je reprends la métaphore que j’ai employée, consiste à maîtriser le tigre et à le réguler ; à le mettre au service d’objectifs démocratiques, en lui fixant des limites qui l’obligent à être au service de ces objectifs. Le défi qui nous est lancé consiste à concevoir un régime de régulation dans lequel le système financier puisse continuer à nous fournir les ressources du crédit sans autoriser ni inciter ceux qui travaillent dans la finance à avoir des activités mettant en péril le bien commun. Il s’agit d’un défi démocratique, pas seulement d’un défi technocratique. Il exige incontestablement des compétences techniques pour définir les moyens permettant encore de réguler et de mettre au service du bien commun un système financier ayant à sa disposition des instruments nouveaux. Un parlement responsable et des citoyens contestataires se doivent d’étudier les forces et les faiblesses des différentes propositions et de rester vigilants pour s’assurer de la mise en œuvre effective de ces propositions, quelles qu’elles soient.

Comment des citoyens contestataires peuvent-ils jouer leur rôle dans une telle situation ? Le républicanisme s’inspirant de la tradition de la Renaissance italienne et de la république américaine considère que pour exercer le contrôle qu’exige la démocratie, les citoyens doivent se répartir le travail civique de contestation, différents groupes se spécialisant dans différents secteurs de l’activité gouvernementale ; ici comme dans d’autres domaines, le pouvoir doit être disséminé. La société contemporaine est trop complexe pour permettre au citoyen vertueux, ou même au corps des citoyens vertueux dans sa totalité, de réfléchir à l’exercice du gouvernement dans tous les domaines. Pour que ceux qui sont au pouvoir soient bien surveillés, il est essentiel que diverses associations de citoyens contrôlent les décisions des autorités dans différents domaines politiques et puissent disposer des meilleures compétences disponibles pour évaluer les décisions des autorités et leur faire véritablement rendre des comptes.

Le mouvement M-15 a été important en ce qu’il a exprimé l’attachement du peuple en général à un gouvernement capable de répondre à ses espérances dans le domaine économique et dans tout ce qui en dépend. Mais pour que ce mouvement ait un impact politique durable, il faut qu’il donne naissance à des associations spécialisées surveillant la politique gouvernementale. La démocratie est un travail pénible, souvent fastidieux, et il est essentiel que les énergies démocratiques présentes derrière le mouvement M-15 s’orientent dans cette direction. Autrement, ce mouvement n’aura probablement été qu’un feu de paille.

Mais si ce défi est de caractère démocratique plus que technocratique, c’est à l’échelle internationale autant que nationale. La crise financière est partie des États-Unis et s’est étendue à d’autres pays parce que les établissements financiers se sont trouvés exposés à des risques complexes et opaques créés aux États-Unis. De plus, le programme d’austérité imposé à la suite de la crise financière est le produit des caprices du marché international des obligations et de la volonté d’un certain nombre de pays, en particulier ceux de l’Union européenne, de convaincre les marchés qu’ils renonceraient eux-mêmes et empêcheraient les pays qu’ils aideraient de recourir aux moyens classiques permettant de stimuler l’activité économique.

Le caractère international de ce défi démocratique, comme son caractère technocratique, ne signifie pas qu’il ne s’agit pas d’un défi démocratique. Mais il signifie que si les gens veulent relever sérieusement ce défi sur le mode contestataire que j’envisage, ils doivent le faire par le biais d’associations de citoyens dont les actions ignorent les frontières nationales. Pour signifier vraiment aux gouvernements les exigences populaires, de grandes marches dans toute l’Europe seraient peut-être préférables à des manifestations nationales. Et la cause douteuse de l’austérité à l’échelle de toute l’Europe serait plus efficacement contestée et mise à l’épreuve par les organisations non-gouvernementales transnationales que ces marches soutiendraient.

Conclusion

Aucun de ceux qui ont applaudi les performances d’un gouvernement – quel qu’il soit – dans les années précédant la crise financière ne peut se montrer indulgent au sujet de ce qu’on a découvert depuis dans des pays comme l’Espagne, sans parler de pays comme la Grèce et le Portugal et de mon propre pays, l’Irlande. L’expérience de ces pays est humiliante pour tout commentateur qui a vanté les réussites gouvernementales. Nous pensions et nous disions que les choses allaient bien alors que pendant tout ce temps une tempête se préparait.

Toute excuse mise à part, il y a trois points que je voudrais souligner dans l’analyse qui précède. Le premier, c’est qu’il ne faut pas ignorer les réussites du gouvernement Zapatero au cours de ces années : elles demeurent importantes, et, je l’espère, elles seront durables. Le deuxième, c’est que l’incapacité du gouvernement à offrir des perspectives d’emploi à son peuple ne devrait pas nous pousser à adopter les positions iconoclastes que j’ai évoquées ; elle devrait nous sensibiliser à l’importance des règles gouvernementales encadrant le système financier et de la vigilance démocratique qui doit être exercée sur la régulation adoptée. Le troisième, c’est que le défi démocratique lancé au pouvoir politique par les questions de réglementation financière et de politique économique doit être relevé à l’échelle européenne, pas seulement au niveau national ; les associations de citoyens dont tout dépend doivent mener des actions transnationales, à l’échelle de l’Union européenne.

Cet article a surtout traité de l’échec du gouvernement sur le front économique et financier, puisque l’origine du mouvement M-15 a été l’effondrement du marché du travail. Mais les défis que peuvent lancer les associations de citoyens au pouvoir politique en défendant les objectifs du M-15 ne se limitent pas, évidemment, au domaine financier. Les critiques émises par le mouvement vont beaucoup plus loin, mettent en cause le caractère des partis démocratiques existants, par exemple, et leur prétendue capacité à exprimer les demandes populaires. Mais là encore, pour que le mouvement ait un impact permanent sur la vie publique, il doit faire la preuve de son sérieux sur les questions d’organisation institutionnelle. Il doit être capable de donner naissance à des propositions de changement et de répercuter ces propositions dans la presse populaire, dans les partis politiques, au parlement et dans les élections. Je ne doute pas qu’il sera capable de susciter le débat et de rendre possibles des décisions sur toutes ces vastes questions. Tout ce que réussira ce mouvement sera une victoire pour la démocratie ; pour la démocratie en Espagne, et, par la vertu de l’exemple, pour la démocratie dans les autres pays.

Dossier(s) :
Débats autour du 15M

par Philip Pettit, le 20 septembre 2011

Aller plus loin

 Eva Botella-Ordinas, « La démocratie directe de la Puerta del Sol », La Vie des idées, 24-05-2011 ;

 Félix Ovejero et José Luis Martí, « 

Républicanisme et participation citoyenne

Réponse à ’La démocratie directe de la Puerta del Sol’

 », La Vie des idées, 21-09-2011.

Pour citer cet article :

Philip Pettit, « Réflexions d’un républicain sur le 15M », La Vie des idées , 20 septembre 2011. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Reflexions-d-un-republicain-sur-le-15M

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Nos partenaires


© laviedesidees.fr - Toute reproduction interdite sans autorisation explicite de la rédaction - Mentions légales - webdesign : Abel Poucet