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Essai Politique Société

Redneck blues


par Isaac William Martin , le 9 novembre 2016
traduit par Claire Richard
avec le soutien de Fondation Florence Gould



Le gros des commentateurs a vu dans Trump le candidat des Américains blancs pauvres. Le sociologue Isaac Martin pointe, à rebours, la longue tradition américaine consistant à accuser de racisme les Blancs pauvres, comme pour mieux laisser prospérer celui des élites.

Recensés :
 Carol Anderson, White Rage : The Unspoken Truth of our Racial Divide, Bloomsbury, mai 2016.
 Arlie R. Hochschild, Strangers in their Own Land : Anger and Mourning on the American Right, New Press, septembre 2016.
 Nancy Isenberg, White Trash : The 400-Year old Untold History of Class in America, Viking Press, Juin 2016.
 J. D. Vance, Hillbilly Elegy : A Memoir of a Family and Culture in Crisis, Harper, juin 2016.

Qui sont exactement les partisans de Donald Trump ? Si l’on en croit les sondages, la réponse est, au moment où j’écris : la moitié ou presque du peuple américain. Trump n’a pourtant pas toujours bénéficié d’un soutien aussi large. Pour expliquer son ascension politique, certains commentateurs ont avancé qu’il avait gagné la nomination républicaine en se présentant comme le candidat des Américains blancs pauvres ou dans une situation économique précaire. La théorie convainc à droite comme à gauche : des libéraux et des socialistes, parmi lesquels notamment le sénateur Bernie Sanders, ont ainsi expliqué que Trump séduisait surtout les membres de la classe ouvrière préoccupés par leur situation économique (Team Fix, 2015), tandis que des conservateurs sont allés jusqu’à appeler Trump « le tribun des Blancs pauvres » (Dreher, 2016). Appelons cette thèse « la thèse de l’anxiété économique ». Elle décrit assez mal, en réalité, la base sociale de Trump. Mais l’analyse de plusieurs livres récemment parus permet de mieux comprendre pourquoi elle a pu convaincre tant d’Américains.

L’audace du désespoir

On trouve une version vulgarisée de cette thèse dans Hillbilly Elegy : A Memoir of a Family and Culture in Crisis, de J. D. Vance. L’auteur y raconte son enfance pauvre dans une ville de la Rust Belt. Trump n’est pas explicitement mentionné dans l’ouvrage, mais celui-ci mêle l’histoire personnelle de l’auteur avec une réflexion sur la façon dont « les Appalaches et le Sud ont cessé d’être farouchement Démocrates pour devenir farouchement Républicains en moins d’une génération » (p. 140), et sur les raisons pour lesquelles tant de Blancs de la classe ouvrière pensent que le président Barack Obama « a des liens avec les extrémistes islamiques, est un traître à la nation ou est né à l’autre bout du monde » (p. 190). C’est précisément en répandant ce genre de propos diffamatoires et conspirationnistes que Trump s’est ménagé un chemin vers le devant de la scène politique. Le livre de J. D. Vance est sorti trois semaines avant que Trump ne remporte la nomination. Cela explique peut-être pourquoi tant de commentateurs y ont vu une clé pour comprendre l’adhésion à Trump.

Le livre de Vance est avant tout l’histoire d’un jeune homme qui parvient à surmonter les obstacles d’une enfance difficile. Le père de Vance l’a abandonné quand il avait six ans. Sa mère a par la suite enchaîné des relations violentes et souvent brutales (avec Bob, Steve, Chip, Matt, Ken) et les addictions à divers produits (alcool, médicaments antidouleurs, héroïne). En pleine dépression suicidaire, elle menace un jour de tuer son fils en précipitant contre un mur la voiture dans laquelle ils se trouvent tous les deux (p. 76). Vance s’enfuit et trouve refuge chez ses grands-parents, qu’il appelle Mamaw et Papaw. Tout au long de son adolescence agitée, il trouve chez eux une certaine stabilité dans leur mode de vie, qu’il décrit aujourd’hui comme « une vie à l’ancienne mode, religieuse sans ostentation, où l’on compte sur ses propres forces et où on ne ménage pas sa peine » (p. 148). Vance finit par apprendre la discipline à l’armée, étudie à l’université et est accepté à la faculté de droit de Yale.

La trajectoire de Vance est exceptionnelle. Pourtant, celui-ci se présente comme un Blanc moyen, ordinaire, de la classe ouvrière, tout comme il présente ses mémoires comme une étude générale sur la culture dysfonctionnelle des pauvres. « Ici, on réagit à des événements difficiles en faisant les pires choix possibles », écrit-il ainsi p. 7. « Il est question d’une culture qui favorise de plus en plus le déclin social au lieu d’y faire barrage. » Les arguments de Vance reprennent plus ou moins exactement une théorie élaborée il y a cinquante ans par l’anthropologue Oscar Lewis, dans une série d’études biographiques classiques sur ce qu’il a nommé « la culture de la pauvreté ». Pour Vance, et pour Lewis, parmi les populations pauvres forcées de vivre dans des environnements où les opportunités économiques sont rares, un certain nombre de gens réagissent à la pauvreté en révisant leurs attentes à la baisse. Au lieu de mettre de l’argent de côté, ils le dépensent en objets de luxe tape-à-l’œil. Au lieu de cultiver des liens familiaux stables et pérennes, ils ne recherchent plus que la gratification sexuelle immédiate. Ils travaillent le moins possible et boivent beaucoup. Ils se battent. Ces comportements se transmettent dans les familles, et les enfants éduqués dans cette atmosphère deviennent incapables de saisir les opportunités économiques quand elles se présentent. Parfois même, ils sont incapables de les reconnaître.

Dire que cette théorie est aujourd’hui complètement dépassée est un euphémisme. La réputation universitaire d’Oscar Lewis n’a pas survécu à la révolution quantitative qui a bouleversé le champ de la recherche sur la pauvreté dans les années 1960. Pourtant, jusqu’à présent, les commentateurs ont plutôt ménagé Vance, peut-être parce qu’il se présente comme un membre du groupe dont il critique si violemment les modes de vie. « C’était là mon monde : un monde de comportements profondément irrationnels », écrit-il. « Nous avons fini à l’hospice parce que nous avons dépensé sans compter… L’économie ne sied pas à notre caractère » (p. 146, c’est moi qui souligne). Et, plus bas : « Nous avons choisi de ne pas travailler, quand nous aurions dû chercher du travail » (p. 146, c’est moi qui souligne). Il est difficile de contester l’analyse que Vance fait de la culture de la pauvreté sans paraître lui disputer du même coup le droit de décrire ses propres expériences et de confesser ses propres péchés. Mais il est aussi disert sur les péchés des autres et on peut légitimement se demander qui exactement recouvre ce « nous ».

L’ouvrage se veut clairement représentatif d’un groupe social relativement large (les « hillbillies » du titre). Qui est inclus dans ce groupe ? Il est plus difficile de le savoir. Page 3, le livre se présente comme l’histoire « de millions d’Américains Blancs appartenant à la classe ouvrière, descendant des Écossais et des Irlandais, et n’ayant aucun diplôme universitaire ». Page 4, ce sont « les Blancs de la classe ouvrière ». Page 7, « les Blancs de la classe ouvrière qui viennent des Appalaches ». Page 138, « les pauvres ». Et, p. 143 : « c’est non seulement moi et ma famille, mais aussi notre quartier, notre ville et tous les habitants de Middletown à Jacksonville et au-delà. » Tous les habitants ? Avec un terme aussi vague, toute tentative d’évaluation de ce qu’il y a de vrai et de faux dans le récit devient impossible.

On peut aussi légitimement se demander si sa thèse de la culture dysfonctionnelle s’applique même aux personnes qu’il a observées de près. Sa mère, qui avait du mal à conserver un emploi ou une relation stable, est son principal exemple. Vient ensuite sa voisine Pattie, qui inonda un jour la maison qu’elle louait parce qu’elle était complètement défoncée aux antidouleurs et qu’elle avait oublié de fermer le robinet dans la salle de bain. (p. 145), Il y a encore un autre « voisin toxico », qui s’achetait des steaks de luxe plus souvent que Vance ne l’estimait raisonnable. On peut certes penser qu’il n’est pas très sage de dépenser trop d’argent dans des steaks. Pour Vance, tous ces mauvais choix sont des symptômes de mauvaises mœurs. Pourtant on pourrait aussi les considérer comme des symptômes de toxicomanie.

Mais la vérité de l’histoire n’est peut-être pas si importante. Vance n’hésite pas à rapporter des histoires inexactes, tant qu’elles sont porteuses de leçons morales. Il raconte ainsi une dispute qu’il a eue enfant avec sa mère : celle-ci lui dit que son addiction est une maladie mentale, et lui répond qu’elle utilise ça comme excuse pour justifier ses mauvais choix. « Étrangement », écrit-il des années plus tard, « c’était sûrement les deux à la fois : la recherche scientifique a montré qu’il existait des prédispositions génétiques à la toxicomanie, mais aussi que les personnes qui considèrent leur addiction comme une maladie sont moins disposées à y résister. » (p. 116). Pour lui, c’est en cela que la pauvreté s’apparente à la toxicomanie. Il cite ce que lui disait sa Mamaw : « Tu peux faire tout ce que tu veux, ne sois pas comme ces branleurs qui pensent qu’ils n’ont pas les mêmes chances que les autres. » (p. 176). Pourtant, à lire le récit de Vance, il est assez évident que celui-ci n’avait pas les mêmes chances que les autres et que Mamaw le savait bien. Mais elle voulait dire par là qu’il ne faut pas penser ces choses-là : pas parce qu’elles sont fausses mais parce qu’elles sont démotivantes. Certaines croyances erronées mais utiles peuvent raffermir la volonté.

Cette idée est aussi au cœur de sa conception du conservatisme blanc dans la classe ouvrière. Vance présente le conservatisme comme une façon de résister à l’absence d’espoir. Si vous pensez que la pauvreté est structurelle, vous allez baisser les bras. Si vous vous persuadez que la valeur personnelle, la sobriété et l’ardeur au travail suffisent à surmonter tous les obstacles, vous trouverez peut-être le courage de persévérer. Cette idée est illustrée de façon frappante, par le contraste entre la mère de Vance d’une part, socialement déclassée et justifiant ses rechutes continuelles dans la drogue par des banalités thérapeutiques, et l’ascension sociale de son grand-père d’autre part, qui « a arrêté de boire en 1983, sans l’aide d’un médecin et sans en faire toute une histoire » (p. 46). L’année suivante, Papaw votait Républicain pour la première fois.

Empathie et explications

À peu près au moment où Vance commençait ses études de droit, la professeure de sociologie de Berkeley Arlie Hochschild s’installait dans la Louisiane rurale pour y étudier les populistes de droite du Tea Party. À la fin de son étude de terrain, l’année dernière, plusieurs d’entre eux s’étaient rangés derrière Trump et avaient rejoint sa campagne. Elle analyse leur vision du monde dans Strangers in their Own Land : Anger and Mourning on the American Right.

Pour Hochschild, leur soutien à Trump est lié à l’inquiétude qu’ils éprouvent face à leur situation économique. « Depuis 1980, presque tous les gens à qui j’ai parlé ont le sentiment d’être dans une situation économique fragile, ce qui explique que l’idée même de redistribution les mette sur la défensive », écrit-elle p. 221. Elle a interviewé 40 membres du Tea Party, tous travailleurs actifs ou retraités de « la classe moyenne, la petite classe moyenne et la classe ouvrière » (p. 249). Janice Areno est l’une d’entre eux : elle a connu une enfance « pauvre mais heureuse » dans la campagne de la Louisiane (p. 155), est fière d’avoir travaillé dur toute sa vie et n’éprouve aucune sympathie pour les gens qui ne travaillent pas (« On devrait les laisser mourir de faim », dit-elle p. 160). Donny McCorquodale, pour sa part, a travaillé dans des secteurs dangereux (« il a débité des arbres en forêt, travaillé sur les pipelines d’Alaska, réparé des fils électriques au sommet des poteaux téléphoniques », écrit-elle p. 160). Aujourd’hui retraité, il vote Républicain depuis au moins l’an 2000. Mike Schaff, un employé d’une compagnie pétrolière à la retraite, préférait Ted Cruz mais soutient Donald Trump, son deuxième choix (p. 229). L’anxiété suscitée par leur situation économique a créé les conditions favorables à l’ascension de Trump, « comme le petit bois avant qu’on ne craque l’allumette » (p. 221).

Mais il y avait d’autres matières inflammables. Leurs préoccupations économiques se trouvent aggravées par le ressentiment de se voir culturellement marginalisés. Ainsi, beaucoup se disent inquiets du déclin démographique des « chrétiens blancs comme nous » (p. 221). Certains aiment la chasse ou la pêche et regrettent l’époque où leurs fleuves et leurs rivières n’étaient pas encore pollués par l’industrie pétrolière – mais ils sont aussi fiers de leur indépendance et craignent que l’intervention du gouvernement fédéral ne fasse qu’empirer les choses. Ces craintes relatives à l’économie, la nature, la culture, la race et la religion sont encore renforcées par leur sociabilité à l’église, et les médias de droite qu’ils regardent chez eux. Dans ce climat, quand ils entendent Trump annoncer qu’il va rendre à l’Amérique sa grandeur, ils sont prêts à se laisser convaincre.

Au lieu de chercher à analyser quel aspect de ces motivations peut être attribué à qui et à quelle cause spécifique, Hochschild réunit toutes ces craintes dans une parabole, qu’elle appelle « une histoire profonde », qui est censée résumer la façon dont les adhérents au Tea Party voient le monde. Elle la raconte à la deuxième personne : « Vous faites la queue patiemment, dans une file d’attente qui monte à l’assaut d’une colline (…) Derrière la crête de la colline se trouve le Rêve américain : c’est pour lui que tout le monde fait la queue. » (p. 136) La file n’avance pas. Soudain vous remarquez que d’autres – « les Noirs, les femmes, les immigrés, les réfugiés et les pélicans bruns » – trichent et vous passent devant. Votre colère s’accroît encore quand vous voyez Barack Obama encourager leur gruge. Fin de l’histoire. Cette parabole occupe un chapitre central du livre. Insérer un court récit de fiction dans un ouvrage de sciences humaines par ailleurs plutôt classique est assez inhabituel, mais cette histoire n’est pas censée être littéralement vraie. Une histoire profonde, explique Hochschild, est « une histoire dont on sent qu’elle pourrait être vraie » (p. 16). Elle sert à comprendre des phénomènes que nous n’arriverions pas à appréhender par la raison – elle « permet, quel que soit notre bord politique, de prendre du recul pour explorer le prisme subjectif à travers lequel les membres du parti opposé voient le monde » (p. 135) Pour que la démocratie ne dégénère pas en guerre civile, il faut pouvoir éprouver de l’empathie pour ses adversaires. Hochschild affirme que nous devrions apprendre à nous raconter nos histoires profondes, pour cultiver l’empathie avec autrui.

Inventer des histoires me semble une méthode créative pour susciter l’empathie, mais une méthode sociologique nettement moins fiable. Hochschild finit d’ailleurs par pousser la technique bien au delà de ses limites. Elle commence par présenter l’histoire profonde comme une sorte d’exercice spirituel pour cultiver l’empathie : « J’ai construit cette histoire profonde pour représenter, de façon métaphorique, les espoirs, les peurs, les motifs de fierté et de honte, de ressentiment et d’inquiétude qui existent dans les vies de ceux avec qui j’ai parlé » (p. 135, c’est moi qui souligne). Mais au fil de l’ouvrage, l’histoire profonde devient une sorte d’outil méthodologique qui permettrait de deviner les motifs d’action des autres, voire la structure psychologique sous-jacente, permanente et bien réelle, de ces motivations. Hochschild finit ainsi par avoir l’air de dire que l’histoire profonde dans laquelle « les étrangers vous dépassent dans la file, vous causant inquiétude, colère et peur » – cette histoire donc qu’elle disait précédemment avoir construite – était déjà à l’œuvre dans l’esprit des gens qu’elle a interviewés et les avait préparés à accueillir Trump, avant même qu’elle ne les rencontre. « Tout ceci – l’histoire profonde – était donc en place bien avant que quelqu’un ne fasse flamber l’allumette » écrit-elle p. 222.

Ici, le livre s’approche trop d’un exercice de ventriloquisme à mon goût. Il est d’ailleurs parfois difficile de distinguer lesquelles des citations de Strangers in Their Own Land sont censées être des transcriptions littérales de discours enregistrés et lesquelles ne sont que des représentations imagées de ce qu’Hochschild imagine que telle personne aurait pu dire ou ressentir. (Dans certains cas, les guillemets doivent clairement s’entendre au sens figuré, mais ce n’est pas toujours aussi évident. Ce point m’a préoccupé plus que la moyenne des lecteurs, parce que j’ai constaté à un endroit du texte que Hochschild m’attribuait, entre guillemets, une phrase qu’elle semble avoir inventée elle-même. Je suis le chercheur cité p. 13 et p. 267, qui qualifie les militants conservateurs de « mouvement local qui n’a de local que le nom » – alors même que je n’ai jamais écrit ces mots et que le livre qu’elle cite comme source tente de démontrer précisément l’inverse.)

Le « Grand Paradoxe » est que les États pauvres qui dépendent très largement de l’assistance fédérale sont aussi ceux où la vaste majorité des électeurs tend à voter contre ces aides.Quoi qu’il en soit, on peut douter que les histoires profondes – qu’elles soient citées, paraphrasées ou reconstruites rétrospectivement avec une bonne dose de licence poétique – soient réellement la source des actions. La partie de l’histoire qui concerne l’anxiété économique, par exemple, peut sembler vraie à beaucoup des partisans de Trump rencontrés par Hochschild – mais elle n’explique pas pour autant pourquoi ils soutiennent Trump, encore moins pourquoi d’autres Américains font comme eux. Si Hochschild a entendu beaucoup de partisans de Trump se dire inquiets de leur situation économique, c’est peut-être parce que cette inquiétude est partagée par de nombreux Américains, à droite comme à gauche. Si elle a constaté que cette inquiétude était très présente chez les populistes qu’elle a rencontrés, c’est peut-être parce qu’elle est allée chercher des populistes de droite dans une communauté particulièrement touchée par l’insécurité économique. De fait, c’était l’une des raisons qui l’avait poussée à étudier la Louisiane rurale, un État où la situation des Blancs « est pire que partout ailleurs, à l’exception du Mississippi » (p. 9) La combinaison de pauvreté et de conservatisme que présente cet État avait piqué la curiosité de Hochschild, parce qu’il est un parfait exemple de ce qu’elle appelle le Grand Paradoxe : les États pauvres qui dépendent très largement de l’assistance fédérale sont aussi ceux dans lesquels la vaste majorité des électeurs tend à voter contre ces aides (p. 8 et p. 58). Le Grand Paradoxe est en effet une énigme intellectuelle très intéressante. Mais si l’on cherche des populistes de droite dans une région où l’anxiété économique est courante, il ne faut pas s’étonner de trouver des populistes de droite qui vous expliquent que leurs idées sont liées à leur situation économique. La présence d’une insécurité économique chez les populistes de droite n’est pas un résultat de la recherche : c’était un des présupposés du projet.

Aller dans les États pauvres qui votent Républicain est une excellente façon d’entamer une recherche sur le Grand Paradoxe. Mais c’est une mauvaise façon d’approcher les partisans de Trump en général – parce que la plupart d’entre eux n’ont rien à voir avec le Grand Paradoxe.

Ne jetez pas la pierre aux rednecks

La démocratie nécessite d’être en empathie avec les gens, mais elle nécessite aussi de les compter. Et compter les électeurs de Trump inquiets de leur situation économique permet de remettre la question en perspective. Commençons par les pauvres. La plupart d’entre eux ne votent pas pour Trump : la plupart des pauvres ne votent pas tout court [1]. Ils n’ont pas non plus donné beaucoup de temps ou d’argent à la campagne. La politique américaine, même sous ses formes les plus participatives, tend à être massivement un sport de riches. Les pauvres y participent surtout comme spectateurs, et parmi les Blancs pauvres qui s’intéressent cette année à la campagne, peu sont des partisans de Trump. En mars 2016, à peu près au moment de la victoire de Trump à la primaire de Louisiane, le National Suburban Poll, un sondage mené par l’Université de Hofstra, a posé à un échantillon représentatif de la population américaine adulte deux séries de questions, l’une sur leurs inquiétudes relatives à l’économie, la seconde sur ce qu’ils pensaient des candidats présidentiels. J’ai analysé les données pour voir s’il s’y trouvait des éléments prouvant que les partisans de Trump sont motivés par des inquiétudes d’ordre économique. Admettons que l’on considère comme « pauvre » une personne dont le revenu annuel est inférieur à 20 000 dollars. Selon cette définition, le pourcentage de pauvres ayant une opinion favorable de Donald Trump était de 28 %. Ce même pourcentage, chez les pauvres Blancs, était de 36 %. Et le pourcentage de Blancs non pauvres ayant une opinion favorable de Trump était de 41 %. Trump est donc un candidat prisé par les Blancs, mais pas particulièrement par les Blancs pauvres.

Qu’en est-il des Blancs inquiets pour leur situation économique ? Parmi les Blancs ayant déclaré au sondage de Hofstra que « leur compte en banque était toujours vide à la fin du mois », le pourcentage d’opinions favorables à Trump était de 43 %. Et parmi ceux qui avaient déclaré que « leurs finances personnelles n’étaient pas au beau fixe », il était de 49 %. Ces chiffres suggèrent que Trump jouit d’un soutien électoral relativement important chez les Blancs qui s’inquiètent de leur situation économique. Mais ce n’est pas parce que leur insécurité économique pousse les gens à soutenir Trump. C’est parce que l’éducation protège à la fois contre l’insécurité économique et contre le « trumpisme ». Les diplômés de l’université, qui se disent souvent moins inquiets de leur situation économique que le reste de la population, se disent aussi généralement hostiles à Trump. Les partisans et les adversaires de Trump ayant le même niveau d’éducation font aussi état du même degré d’anxiété économique.

Si l’on compte toutes les personnes blanches vivant dans le Sud que leur situation économique inquiète – toutes celles qui disent que leur compte est toujours vide à la fin du mois ou que leurs finances personnelles ne sont pas au beau fixe, ou dont le revenu annuel est inférieur à 20 000 dollars – on obtient environ 11 % de la population adulte américaine qui se dit favorable à Trump, et seulement 8 % des gens qui déclarent qu’ils voteraient pour lui face à Hillary Clinton. Bien sûr, ces pourcentages représentent des millions de personnes bien réelles et leurs histoires sont tout aussi importantes et valables que celle des autres. Mais ce n’est pas en étant en empathie avec elles que l’on comprend ce qui se joue dans cette élection.

Condescendance de classe et accusations de racisme

Trump n’est pas le tribun des Blancs pauvres. Si l’on veut réfléchir au rôle des dynamiques de classe dans l’élection de 2016, il est bon de commencer par rappeler quelques faits. Donald Trump est un homme riche, qui vient d’un milieu fortuné. Ses propositions en matière de politique intérieure, si on en juge par les quelques détails qu’il a bien voulu donner, nuiraient aux pauvres et bénéficieraient de façon écrasante aux riches. La plupart des partisans de Trump sont relativement aisés. Ainsi, lorsque certains commentateurs, ainsi que certains partisans de Trump, désignent les pauvres comme les premiers moteurs sociaux de sa campagne, ils se fondent moins sur des données objectives que sur une longue tradition de la culture américaine, qui fait des Blancs pauvres et ruraux du Sud les responsables du racisme. Chaque fois que l’Amérique blanche vote pour un démagogue raciste, un riche se tourne vers les rednecks pour les pointer du doigt.

Accuser les Blancs pauvres de méfaits dont les Blancs riches sont également coupables est une pratique qui a une longue histoire, brillamment racontée par l’ouvrage de Nancy Isenberg, White Trash : The 400-Year old Untold History of Class in America. Isenberg est historienne à l’Université d’État de Louisiane. Dans son livre, elle montre que le lien entre les Blancs pauvres et le racisme remonte à la période de la Reconstruction dans le Sud. C’est à cette époque que le mot « Redneck », un terme péjoratif local qui désignait les fermiers et les travailleurs agricoles blancs pauvres, a commencé à être utilisé pour désigner les « partisans racistes et indisciplinés des démagogues démocrates les plus en vue du Nouveau Sud, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe » (p. 187). Un peu partout dans le Sud, des politiciens démagogues se disputaient les voix des Blancs pauvres en tonnant contre les taxes mises en place pour payer l’éducation des Noirs (p. 189). Dans les commentaires de l’époque, les Blancs pauvres sont très souvent représentés comme des racistes bien plus vicieux que leurs supérieurs civilisés des classes moyennes et supérieures. Isenberg rapporte ainsi les propos d’un homme blanc de classe moyenne qui, assistant en 1903 à un meeting de campagne du candidat au gouvernorat du Mississippi, James Vardaman, décrivait la foule en ces termes : « C’était le genre de gens qui lynchent les Nègres, confondent la brutalité avec l’esprit, la ruse avec l’intelligence, vont voir des spectacles de théâtre pour aller ensuite se battre ou forniquer dans les buissons » (p. 190).

Dans les années 1950, ce stéréotype a été renforcé par toutes les images où des Blancs pauvres étaient photographiés ou filmés en train de s’opposer à l’intégration des Noirs dans leurs écoles, leurs lieux de travail et leurs quartiers. Isenberg raconte ainsi l’histoire de Hazel Bryan, une jeune fille blanche qui avait grandi dans une extrême pauvreté, dans la campagne de l’Arkansas, puis déménagé, à l’âge de dix ans, dans un quartier ouvrier blanc de la capitale de l’État, Little Rock. Quand elle eut dix-sept ans, la Cour suprême ordonna la déségrégation de son lycée et le dirigeant du Citizens’ Council local [2] déclara que « il n’y aurait de mélange racial que dans les quartiers où vivent ceux qu’on appelle les redneck » (p. 249). Bryan semble avoir alors pensé que son statut social déjà précaire parmi les Blancs serait encore plus dégradé si elle allait à l’école avec des élèves noirs. Elle défendit alors la ségrégation avec les seuls moyens dont disposait une fille de dix-sept ans blanche et sans argent : elle alla devant son lycée et hurla aux élèves noirs de ne pas s’approcher. Elle figure sur une photo frappante (et célèbre) d’Elizabeth Eckford, une jeune fille noire de 15 ans qui avait bravé la haine des élèves blancs pour venir s’inscrire à Central High School en 1957. Qu’importe que des générations d’hommes blancs et riches siégeant à l’assemblée législative d’Arkansas aient créé les écoles ségréguées. C’est l’image de Hazel Bryan – les poings serrés, le visage déformé par les cris, dressée derrière Eckford et l’insultant – qui est devenue l’emblème de la résistance blanche à la déségrégation. Si Bryan avait été, plutôt qu’une adolescente pauvre et blanche, un banquier d’âge mûr en position d’accorder ou non des crédits immobiliers, elle aurait peut-être pu maintenir la ségrégation de manière bien plus efficace, sans jamais avoir à s’approcher suffisamment de Eckford pour devenir dans la presse le visage du racisme.

L’histoire de Hazel Bryan montre avec complexité et nuance les intersections entre racisme et ressentiment de classe. Mais Isenberg ne s’attarde pas sur ses subtilités et affirme que les portraits à charge de Hazel Bryan exprimaient surtout une condescendance de classe. « Il existait une puissante dynamique de classe, singulière, distincte de son intersection avec celle de la race », écrit-elle (p. 2). Et en Amérique, cette dynamique de classe singulière est depuis 400 ans la reproduction continue du snobisme. Isenberg prétend ainsi trouver les origines de l’idée de « white trash », par exemple, dans les écrits du pasteur anglais Richard Hakluyt le jeune, qui défendait en 1584 la colonisation du Nouveau Monde par « le peuple des déchets » (« waste people ») des Îles Britanniques (p. 20). Hakluyt semble avoir voulu désigner les travailleurs du secteur de l’extraction, comme les paysans, les bûcherons et les mineurs. Mais Isenberg s’empare de l’expression pour désigner par la suite, de façon anachronique, tout groupe de Blancs ayant jamais été décriés pour leur pauvreté et leurs mauvaises manières. Parmi les gens ayant été traités de « peuple des déchets » par leurs contemporains, elle inclut entre autres les pauvres des villes de New York et Philadelphie au XVIIIe siècle, les pauvres des campagnes du début du XIXe siècle (p. 269), les travailleurs pauvres de l’ère post-industrielle de la fin du XXe siècle (p. 309) et même les « scalawags », les Blancs du Sud haïs par les suprématistes blancs pour s’être rangés du côté des Républicains du Congrès au moment de la Reconstruction, et qui, riches ou pauvres, affirme Isenberg, étaient « intérieurement considérés comme des white trash » (p. 186). Ici, elle interprète très largement les archives.

Les présidents américains sont particulièrement présents dans cette histoire. En effet, malgré son sous-titre, White Trash n’est pas tant une histoire des dynamiques de classe aux États-Unis, ni même une histoire de ses Blancs pauvres : c’est une histoire des insultes adressées aux Blancs pauvres. Et les présidents ont autant lancé ces insultes qu’ils en ont fait les frais. Ainsi, au lieu d’apprendre comment vivaient les paysans sans terre de la Virginie du XVIIIe siècle, nous découvrons ce que disait d’eux Thomas Jefferson. Au lieu d’apprendre comment vivaient les pauvres pendant la Grande Dépression, nous apprenons comment ils étaient perçus par les cadres dirigeants de l’administration Roosevelt. Au lieu d’apprendre comment vivaient les pauvres dans les campagnes dans les années 1960, nous découvrons comment Lyndon Baines Johnson jouait avec l’image de redneck que lui collaient les médias, et comment le candidat Républicain Barry Goldwater s’est construit une image de white trash (p. 246). Le livre s’achève avec Sarah Palin, la candidate républicaine à la vice-présidence de 2008, originaire de Wasilla en Alaska, que les journalistes, et même certains cadres de son parti, ont décrit comme une hillbilly ignare – et qui semblait aimer provoquer ses critiques sur Twitter en surjouant avec défi son personnage (p. 304) Les élections américaines sont un moment où les Blancs américains s’affirment et s’insultent, en recourant à une rhétorique et à une symbolique de classe.

Trump n’est pas le tribun des Blancs pauvres. L’élection de 2016 montre combien le symbolisme de la classe sociale dans le discours politique américaine peut être efficace même quand il est largement déconnecté de toute réelle analyse de classe. « D’une certaine façon, je me considère comme un ouvrier », a déclaré Trump lors d’un meeting de campagne, le 10 octobre 2016 (Miller, 2016). Prise au pied de la lettre, cette affirmation n’a aucun sens. Mais entendue au sens figuré, elle place symboliquement Trump en opposition aux snobs. Face à la condescendance de classe, Trump adopte une posture rhétorique de défiance qui semble plaire à beaucoup de ses partisans – peut-être surtout à ceux qui n’ont jamais personnellement fait les frais d’une quelconque condescendance de classe. Les riches peuvent ainsi se délecter du manque de tact de leur candidat et se dire populistes, parce que la grossièreté est pour eux le signe de l’appartenance au monde des gens ordinaires.

Ce populisme par procuration peut aussi contribuer à expliquer le débat autour du racisme qui a structuré la campagne de l’Amérique blanche – un point autrement difficile à comprendre. Les plus fervents partisans de Trump ont beau apparemment détester les musulmans, les immigrés mexicains, les militants de Black Lives Matter, la Chine et les Juifs, ils deviennent furieux quand d’autres Blancs leur disent qu’il est « pitoyable » de leur part de penser ainsi. Pendant ces élections, de nombreux Américains blancs ont tenu des propos racistes, puis se sont mis en colère contre d’autres Américains blancs qui avaient le toupet de les mépriser pour ces propos. Si leurs expressions d’indignation peuvent passer pour du populisme, c’est peut-être parce que déplorer le racisme de façon aussi ostentatoire que malhonnête est depuis longtemps un marqueur de classe supérieure chez les Blancs, tandis que les accusations de racisme servent entre Blancs d’insultes de classe.

« Gens pitoyables » vs. déni plausible

White Rage : the Unspoken Truth of Our Racial Divide de Carol Anderson aide à comprendre pourquoi cette insulte est parfois si blessante. L’ouvrage propose une histoire du racisme que déploient les élites sous la protection des lois et du « déni plausible ». La thèse du livre est qu’à chaque fois que les Afro-Américains ont franchi une étape importante vers le statut de citoyen à part entière, leurs progrès ont suscité une réaction conservatrice parmi les Blancs. Ce n’est pas l’histoire bien connue de la compétition entre Blancs et Noirs pour un logement ou des emplois. La « colère blanche » du titre renvoie à une réaction politique, qui « est mise en œuvre dans les tribunaux, les législatures et diverses bureaucraties gouvernementales » (p. 3). Les élites politiques blanches ont utilisé le pouvoir législatif pour tenter de préserver un ordre racial qui les favorisait. Parmi eux, de nombreux Blancs qui auraient probablement méprisé les rednecks.

Le livre se compose d’une série d’études de cas historiques, qui présentent tous une structure similaire : les Afro-Américains gagnent une étape vers la reconnaissance de leur citoyenneté à part entière, et en réaction, des changements sont opérés dans la loi pour restaurer une partie du statu quo. Les amendements à la Constitution introduits à la Reconstruction déclaraient que les Noirs jouissaient de tous les droits des citoyens et que les hommes noirs avaient également le droit de vote : les États du Sud votèrent des lois pour réduire l’accès au suffrage et réduire les citoyens noirs au simple statut d’ouvrier prolétaire (p. 19). Pendant la Première Guerre mondiale, plus d’un million de Noirs quittèrent le Sud à la recherche d’une liberté économique et politique : les administrations du Sud introduisirent des lois pour criminaliser l’embauche, bloquèrent les voies ferrées et forcèrent les Noirs à travailler sur des plantations sous couvert de service militaire (p. 47, 51, 53). La Cour suprême ordonna la fin de la ségrégation de jure dans les écoles publiques : les États du Sud répondirent par une vague de mesures limitant le droit de vote des Noirs, et dans certains cas, préférèrent fermer leurs écoles publiques pendant plusieurs années plutôt que d’y recevoir un seul élève noir. (p. 86). Le Congrès vota le Voting Rights Act en 1965 : les politiciens réagirent en invoquant l’ordre et la sécurité, puis mirent en place des politiques publiques qui encourageait l’incarcération des jeunes Noirs dans des proportions encore jamais vues. En 2008, les électeurs américains élurent le premier président noir, avec un taux de participation record chez les Noirs : les législatures des États répondirent par des lois rendant le vote plus difficile (p. 148). Le lien entre le stimulus et la réponse est parfois documenté de façon plus convaincante que d’autres. Il me semble par exemple que, dans le récit qu’elle fait de l’incarcération de masse, Anderson accorde trop d’importance à Ronald Reagan, qu’elle dépeint comme un politicien capable de prévoir les situations de façon presque surhumaine et jouant un rôle central dans des changements de politique judiciaire en réalité décidés pour la plupart au niveau des États. Malgré cela, l’existence d’un schéma récurrent est indéniable.

Pourquoi les législateurs blancs sont-ils ainsi menacés par les avancées des Noirs ? Bon nombre d’explications sont possibles, mais Anderson préfère la théorie culturelle. L’identité blanche a besoin, pour se perpétuer, d’investir symboliquement dans l’échec noir, en particulier dans l’idée que le succès des Blancs est légitime et mérité. Ce présupposé que les dynamiques à l’œuvre sont symboliques permet de mieux comprendre comment Anderson a choisi les cas dont elle parle. Des amendements constitutionnels accordant une citoyenneté formelle, une migration de masse, une décision judiciaire, l’application de plusieurs statuts et l’élection d’un président : on peut légitimement se demander si tous ces cas illustrent réellement le même phénomène. Ils ne présentent certainement pas le même degré de menace, politique ou économique, pour les intérêts blancs. Pour Anderson toutefois, ils sont liés en ce qu’ils représentent le même genre de menace symbolique. « Toute la culture du Sud blanc est fondée sur l’idée de l’incapacité noire », écrit-elle et cette remarque est peut-être valable au delà du Sud. Or la réussite des Noirs prouvait aux élites blanches que leur statut d’élite n’était pas dû à leur seul mérite.

Le « déni plausible » est central dans la colère blanche telle que la définit Anderson : les élites blanches veulent « non seulement être en position dominante mais aussi être en position de supériorité morale » (p. 4). Anderson rapporte ainsi des faits de violence populaire contre des Noirs américains, parfois avec des détails insoutenables. Mais ce n’est pas aux Hazel Bryan de ce monde qu’elle s’en prend. Elle réserve son opprobre aux membres du pouvoir de l’époque, qui ont couvert moralement les lynchages. En 1873, par exemple, des démocrates blancs des campagnes ont mené un coup d’État sanglant contre l’exécutif nouvellement élu de Colfax, une ville de Louisiane. Entre 105 et 280 Afro-Américains furent massacrés, rapporte Anderson, pour remarquer immédiatement que c’est la Cour suprême – sous l’égide du Chief Justice Morrison Waite, patricien diplômé de Yale en 1873 – qui élabora une justification constitutionnelle compliquée pour invalider les poursuites fédérales contre les meurtriers, et permit ainsi « aux auteurs de ce massacre de masse d’échapper à la prison » (p. 34).

White Rage est un livre de gauche. Mais il renferme une vérité inconfortable pour les libéraux blancs. Quand Hillary Clinton dit que la moitié des partisans de Trump sont « un ramassis de gens pitoyables », sa critique peut sembler injuste quand on s’aperçoit qu’elle n’y inclut pas bon nombre de Blancs, qui s’expriment simplement en termes plus policés. Beaucoup de partisans de Trump ont lancé des épithètes racistes. Beaucoup d’avocats diplômés d’Ivy League ont fait bien pire avec des mots bien plus châtiés. À pitoyable, pitoyable et demi.

Le parti républicain après le « trumpisme »

Que feront les trumpistes quand Trump aura quitté la scène ? La réception du livre Hillbilly Elegy de J. D. Vance en donne un intéressant aperçu. Le livre a été chaleureusement accueilli par plusieurs conservateurs réformistes opposés à la discrimination raciale qui a les faveurs de Trump : de David Brooks du New York Times aux éditeurs de la National Review, ces personnes avaient rêvé de rendre le parti républicain plus compétitif en l’ouvrant davantage aux électeurs de couleur. Mais parmi les gens qui ont fait l’éloge du livre se trouve aussi Peter Thiel : l’un des principaux financeurs de la campagne de Trump, il a publiquement pris parti pour restreindre l’accès au suffrage. Thiel est par ailleurs, et ce n’est peut-être pas un hasard, l’un des partenaires associés de la firme de capital-risque où travaille actuellement Vance. Sur la couverture du livre, deux futurs possibles pour le parti Républicain coexistent pacifiquement.

Le livre seul ne permet pas réellement de savoir où se situe Vance. Il évite la vulgarité dont Trump s’est fait une spécialité, et cite le refus du racisme comme l’une des particularités culturelles qu’il a acquises au sein des universités d’élite, au même titre que le goût du bio. Mais il est prompt à trouver des excuses aux conservateurs blancs qui agitent le spectre de la race. Certes, dit-il, beaucoup d’habitants de sa ville natale pensent que le président est illégitime parce qu’il est secrètement né en Afrique ou ailleurs. Mais, s’empresse-t-il d’ajouter, ce n’est pas nécessairement parce qu’ils sont racistes : « Pour beaucoup d’habitants de Middleton, le président est un extraterrestre, pour des raisons qui n’ont rien à voir avec sa couleur de peau. Rappelez-vous qu’aucun de mes camarades de lycée n’a mis les pieds dans une Ivy League. » (p. 191) Oui, mais je me rappelle aussi qu’aucun habitant de Middleton ou d’ailleurs n’a accusé George W. Bush (diplômé de Yale en 1968) d’être un musulman caché ou un socialiste africain. Dire que beaucoup de Blancs se méfient du diplôme d’Ivy League d’Obama ne suffit pas à réfuter le fait qu’ils ont des opinions bigotes et racistes. Ce n’est au mieux qu’une façon de sauver la face.

Détourner les yeux du racisme n’est pas une tradition propre aux hillbillies descendants d’Écossais ou d’Irlandais. C’est une tradition bipartisane de la politique américaine, qu’on peut dater de la fin du XXe siècle. Même Hillary Clinton s’y est prêtée en 2008, pendant sa campagne pour les primaires démocrates contre Barack Obama (voir Phillips, 2008). Ce refus de condamner le racisme ne doit pas se lire comme le signe de secrètes intentions racistes : il montre juste que certains espèrent être élu avec des votes racistes.

Du moins c’est ce que ce refus nous dit de J. D. Vance. Car le livre, déjà à la croisée de nombreux genres (mémoires autobiographiques, sociologie populaire), est aussi de toute évidence une autobiographie de campagne. Vance est né dans l’Ohio, mais il débute son récit dans le lieu d’où, dit-il, il vient vraiment : l’étroite vallée du Kentucky (« holler ») où est née sa Mamaw – pas encore la cabane de bois du mythe présidentiel mais tout de même pas très loin. Le récit le mène ensuite de la vallée du Kentucky aux cours de droit d’une Ivy League, cochant au passage tous les critères que les électeurs américains semblent exiger d’un président. L’insistance de Vance sur le pessimisme des Blancs des Appalaches peut se lire comme un rejet implicite des mémoires de Barack Obama, L’audace d’espérer, mais son livre suit néanmoins la même structure narrative. Comme dans celle d’Obama, il y a dans l’histoire de Vance un père absent, des grands-parents aimants incarnant les vertus américaines, des expériences précoces avec la drogue, la découverte d’un sens dans le service des autres et un poste dans la revue de droit d’une Ivy League. À la fin du livre, Vance a retrouvé la fierté de ses origines ethniques, il a reconnu ses erreurs et été racheté par sa foi chrétienne et par l’amour d’une honnête femme. Tous les clichés de la politique américaine sont là. J. D. Vance est en campagne.

Toute la question est de savoir à quoi ressemblera son parti républicain.

par Isaac William Martin, le 9 novembre 2016

Aller plus loin

 Dreher, Rod, « Trump : Tribune of Poor White People », The American Conservative, 22 juillet 2016.
 Miller, Zeke, « Donald Trump Takes the “Schackles Off” », Time Magazine, 11 octobre 2016.
 Phillips, Kate, « Clinton Touts White Support », New York Times, 8 mai 2008.
 Team Fix « 3d Democratic Debate Transcrit, Annotated : Who Said What and What it Meant », Washington Post, 19 décembre 2015.

Pour citer cet article :

Isaac William Martin, « Redneck blues », La Vie des idées , 9 novembre 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Redneck-blues

Nota bene :

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Notes

[1Selon le sondage sur la population actuelle, moins de la moitié des adultes vivant dans des foyers aux revenus annuels inférieurs à 30 000 dollars ont voté à l’élection présidentielle de novembre 2012. Voir United States Census Bureau, « Voting and Registration in the Election of November 2012 », rapport n° P20-568, table 7.

[2Les Citizens’ Councils (ou White Citizens’ Councils) sont des organisations de suprématistes blancs, particulièrement actives dans le Sud des États-Unis au cours des années 1950 et 1960. Ils luttent notamment contre la déségrégation et l’intégration dans les écoles publiques. (NdT)

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