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Recension Société

Que dit le feu ?

À propos de : Denis Merklen, Pourquoi brûle-t-on les bibliothèques ?, Presses de l’enssib.


par François Dubet , le 3 avril 2014


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Denis Merklen renouvelle le regard sur la banlieue et la violence qui l’enflamme à partir d’une enquête sur les incendies de bibliothèques. Une réflexion novatrice et tragique sur la place de la culture dans les quartiers populaires.

Recensé : Denis Merklen, Pourquoi brûle-t-on les bibliothèques ?, Villeurbanne, Presses de l’enssib, 2013, 349 p., 39 €.

Encore un livre sur les « banlieues », serait-on tenté de dire ! Pourtant on aurait tort tant le livre de Denis Merklen est original sur la forme et sur le fond. Sur la forme d’abord, ce livre est une trame de récits croisés entre les bibliothécaires, les quartiers, les écrivains de banlieue, la presse people, l’Argentine et la France, les déambulations du chercheur, l’histoire des classes populaires... Et tous ces récits et les allers-retours qu’ils imposent ouvrent des angles et des points de vue inédits. Sans jamais se lasser, le lecteur croise les fils d’une enquête minutieuse, prudente et empathique tant à l’égard des bibliothécaires que de ceux qui incendient les médiathèques, et d’une enquête qui est aussi la recherche obstinée d’un sujet politique sur lequel Denis Merklen ne cesse de s’interroger.

Un silence gêné entoure les 70 incendies de bibliothèques qui ont été allumés en France entre 1996 et 2013. Il faut dire que ces incendies n’ont jamais été revendiqués et que jamais aucune déclaration ne les a accompagnés à l’exception d’un « si Sarko passe on met le feu ! » Alors que l’on peut comprendre les incendies des commissariats de police comme des protestations contre la violence des policiers et, au-delà, contre la violence de l’État, pourquoi s’en prendre aux livres mis à disposition de tous dans les quartiers qui semblent souvent abandonnés ? Alors que l’on peut essayer de comprendre les incendies des écoles qui, dans les quartiers populaires, conduisent un grand nombre d’élèves vers l’échec et trahissent ainsi une promesse de justice, pourquoi s’en prendre aux bibliothèques qui ne refusent personne et ne sanctionnent personne ? Pour le dire plus simplement encore, il est absurde de brûler les quelques équipements publics qui offrent un accès à la culture et à la liberté sans rien exiger en échange.

Qui brûle les bibliothèques ? Personne et tout le monde. Denis Merklen ne cherche pas à rencontrer les auteurs des incendies puisque c’est le quartier lui-même qui envoie un message avec des pierres et des cocktails Molotov. De la même manière que dans la pièce de Lope de Vega, Fuenteovejuna (1619), chaque villageois accusé d’avoir assassiné le collecteur d’impôt répond aux policiers que l’assassin est le village de Fuenteovejuna, le village et tout le village, l’incendie de la bibliothèque est l’œuvre du quartier. C’est un rapport de domination sociale qui incendie la bibliothèque. Le feu participe alors d’une forme élémentaire de vie politique, ce que Denis Merklen nomme la « politicité ».

En dépit de leurs intentions émancipatrices, les bibliothèques appartiennent au monde des « autres », à celui des élites, des classes moyennes, des élus... Tous se congratulent lors des inaugurations auxquelles n’assiste aucun habitant du quartier. Du point de vue des responsables publics, tout se passe toujours comme au temps des banlieues rouges, quand l’action municipale était relayée et portée par les militants du quartier, quand on croyait que l’accès à la culture « cultivée » participait à l’émancipation des travailleurs. Mais la bibliothèque, devenue médiathèque pour être plus accessible, n’est aujourd’hui fréquentée que par 10% des habitants et bien moins encore si on tient compte des fréquentations scolaires. Les accrochages se multiplient pour des affaires de chahut et de casquettes, et bien des bibliothécaires voient se défaire leur monde et leurs idéaux. L’entretien de Sonia, bibliothécaire, témoigne de cette longue histoire : le quartier devient étranger et hostile, la grande culture de la bibliothèque s’est transformée en médiathèque renonçant aux exigences culturelles qui faisaient l’honneur d’un métier vécu comme une vocation. Les incendies sont des viols dont on ne se remet pas. La majorité des employés des bibliothèques ont le sentiment d’être emportés dans un longue dégradation : à leurs yeux, les quartiers sont de plus en plus violents, les « origines » des habitants sont de plus en plus en plus affirmées, les tensions entre le projet des cadres et ceux des employés plus proches des habitants, sont de plus en plus insupportables.

De leur côté, les habitants distinguent ceux qui vivent « dans » le quartier et ceux qui vivent « sur » le quartier, les multiples intervenants qui viennent d’ailleurs. À propos des bibliothèques, « on n’a rien demandé », « c’est fait pour nous endormir » alors que l’emploi reste le problème essentiel. Bien sûr, tous les habitants du quartier ne pensent pas ainsi et ne parlent pas ainsi, mais ils se sentent confusément représentés par ceux qui lancent des pierres contre des équipements qui ne sont pas de leur monde, par ceux qui vont en groupe à la bibliothèque parce que, y aller seul, « c’est trop la honte ». Au vide des bibliothèques et au silence qui y règne, Denis Merklen oppose la densité et la chaleur des groupes évangéliques qui créent des émotions et des identités collectives. D’un côté, des services aux usagers individuels, de l’autres, des collectifs et des émotions partagées.

L’incendie des bibliothèques est d’autant plus incompréhensible qu’il souille un sanctuaire sacré puisque le livre est, à la fois, ce qui nous attache à une culture universelle et ce qui nous individualise, nous fait les sujets de notre propre vie. Refuser le livre, c’est refuser la civilisation quelle que soit la manière dont on la nomme. Cependant, tout n’est pas aussi simple car les habitants des quartiers lisent. Mais ils veulent parfois lire ce qu’on ne trouve pas à la bibliothèque. Faut-il mettre la presse people sur les rayons des bibliothèques ? Denis Merklen plaide pour Closer car, selon lui, cette littérature profondément méprisée dénonce, aux yeux de ses lecteurs, les turpitudes des puissants, dévoile une partie du jeu social cachée aux dominés. Elle participe de l’économie morale des classes dominées qui saisissent le monde en termes moraux bien plus qu’en termes proprement sociaux. Closer serait ainsi l’héritière de la littérature « pornographique » du XVIIIe siècle qui critiquait les institutions en dévoilant les vices des puissants, préparant ainsi le terrain à la révolution [1].

Alors que Victor Hugo expliquait l’incendie d’une bibliothèque par l’ignorance, « je ne sais pas lire » dit le jeune communard [2], les bibliothèques ne règnent plus sur un monde d’ignorants car la banlieue lit et écrit. Denis Merklen analyse la littérature des écrivains de banlieue, ceux qui envoient des SMS et des messages, ceux qui écrivent des textes de rap, ceux qui écrivent les livres des cailleras [3]. Or, toute cette production, cette « littératie », est absente des bibliothèques, des médiathèques et des écoles qui incarnent alors une régulation autoritaire de l’écrit. Denis Merklen donne à cette « littératie » le même statut que celui que lui donnait Rancière en étudiant les écrivains ouvriers du XIXe siècle. Dès lors, les bibliothèques ne brûleraient pas seulement parce qu’elles dominent et parce qu’elle viennent d’ailleurs, elles brûleraient aussi parce que le conflit des légitimités culturelles est un véritable conflit politique dont l’enjeu est l’interprétation de l’expérience populaire. Et c’est la langue même de cette interprétation « indigène » qui serait refusée. L’incendie des bibliothèques ne serait pas seulement un geste de rage, ce serait aussi un geste politique. Les bibliothèques brûlent parce le monde populaire n’est pas entendu.

Qu’est-ce que le populaire aujourd’hui ? Qu’est-ce que le populaire quand il n’est plus défini comme la classe ouvrière et quand il n’est pas dominé par la marginalité et la survie comme c’est le cas en Amérique Latine ? Pour Denis Merklen, la réponse à cette question réside moins dans les catégories habituelles de la sociologie et de la politique que dans le conflit même qui oppose les institutions de l’État, y compris les moins répressives, aux habitants des quartiers qui revendiquent ainsi une parole politique. S’il y a quelque chose de politique dans les incendies, c’est qu’il crée un nous, une communauté d’expérience et qu’il surmonte de cette manière la logique d’individualisation qui s’impose aujourd’hui, non seulement dans la culture des médias et des classes moyennes, mais aussi dans toutes les stratégies institutionnelles de mobilisation des individus.

Comment ne pas être séduit pas une analyse qui ne se borne pas à opposer la culture à la barbarie et s’efforce de donner aux gestes violents le maximum de signification possible ? Mais cette ambition suffit-elle à convaincre ? D’un côté, il arrive que l’on regrette de ne pas mieux savoir qui met le feu à la bibliothèque et pourquoi ; les quartiers populaires sont-ils suffisamment homogènes pour que l’on puisse toujours répondre « Fuenteovejuna ». D’un autre côté, peut-il exister une « politicité » qui ne s’alimente pas à d’autres sources que celles de la communauté populaire elle-même, qu’il s’agisse de la culture des écrivains des banlieues, des religions, des scènes des industries culturelles ou de quelques traditions politiques ? Une définition trop large du politique risque de le dissoudre dans toutes les pratiques sociales.

Il reste que le livre de Denis Merklen est un travail véritablement nouveau sur une question devenue banale, celle de la violence sociale dans les banlieues. Il démontre qu’il y a de l’action, de la résistance et du conflit là où l’on ne voit que des problèmes sociaux et du désordre. Il manifeste autant d’empathie pour les bibliothécaires dont le projet culturel et politique s’effondre, que pour ceux qui détruisent leur rêve afin de faire entendre une voix devenue inaudible. En ce sens, Pourquoi brûle-t-on les bibliothèques ? est une enquête sociologique de style tragique.

par François Dubet, le 3 avril 2014

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 Une première version de ce livre est parue sur la Vie des idées

Pour citer cet article :

François Dubet, « Que dit le feu ? », La Vie des idées , 3 avril 2014. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Que-dit-le-feu

Nota bene :

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Notes

[1Robert Darnton, Édition et sédition. L’univers de la littérature clandestine au XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, 1992.

[2Victor Hugo, « À qui la faute ? », L’Année terrible, in Œuvres poétiques, vol 3, Paris, Gallimard, 1974. (1972)

[3Rachid Sankari, Les anges s’habillent en caillera, Paris, Moisson Rouge, 2011.

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