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Essai Histoire

Le champ de bataille des historiens


par Jean-Yves Le Naour , le 10 novembre 2008


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Quatre-vingt-dix ans après, que dire de neuf sur la Grande Guerre ? Jean-Yves Le Naour revient sur les conflits d’interprétation qui divisent les historiens. Consentement ou contrainte, culture ou pratiques, histoire ou mémoire : la guerre de 14-18 est loin d’être terminée !

Au cours d’un colloque tenu à Lyon en 2001, le professeur Antoine Prost confessait avec ironie avoir cru, à la fin des années 1970, que l’on savait tout ce qu’il fallait savoir sur la Grande Guerre et que le champ des découvertes historiques en ce domaine touchait à sa fin. Une dizaine d’années plus tard seulement, l’approche de la Première Guerre mondiale est profondément bouleversée et même carrément révolutionnée par l’irruption de l’histoire culturelle après le long primat de l’histoire militaire et diplomatique puis de l’histoire sociale. Toutefois, même âprement disputées, les thèses autour desquelles s’organise le profond renouvellement historiographique doivent composer avec les logiques propres d’une mémoire « victimisante » qui se moque pas mal des conclusions scientifiques.

Culture de guerre et « ensauvagement » des sociétés

Les circonstances du récent bouleversement de l’appréhension du premier conflit mondial sont connues : dans les années 1980, l’histoire de la guerre est un champ de ruines. Les vieilles théories justifiant et expliquant la guerre, la thèse nationaliste qui identifie l’Allemagne comme l’unique coupable, ou son antithèse marxiste qui pointe la responsabilité du capitalisme, ne sont plus que l’ombre de ce qu’elles ont été. La première a été ruinée par la réconciliation franco-allemande et la construction européenne ; la seconde, qui n’est pas parvenue à profiter de la déprise du nationalisme sur les sociétés européennes, a été emportée par le déclin du communisme. En un mot, il n’y a plus de façon de penser la Première Guerre mondiale. Surtout, la destruction de l’URSS en 1991 a donné le sentiment que le XXe siècle, né en 1917 plus qu’en 1914, était achevé. Le recul permettait alors aux historiens de se livrer à une relecture du conflit à l’aune d’un siècle de violence et de totalitarisme dont il était légitime de se demander si la Première Guerre mondiale n’avait pas été la matrice, tout comme les générations précédentes, après 1945, avaient identifié les années séparant l’attentat de Sarajevo de la prise de Berlin par l’armée rouge comme une guerre de trente ans.

C’est dans ce contexte qu’est créé, en 1992, l’Historial de la Grande Guerre, à Péronne, sur les lieux-mêmes de la bataille de la Somme. Le centre de recherche qui lui est annexé ne cache pas ses intentions de porter un nouveau regard sur le conflit, à l’image de Jay Winter qui inaugure les problématiques du deuil dans Sites of Memory, Sites of Mourning (1995). En 1994, le colloque Guerre et cultures inaugure officiellement la nouvelle approche culturelle de la Grande Guerre qui, face aux assurances et aux certitudes d’hier, pose quant à elle plus de questions qu’elle n’apporte de réponse. Désormais, ce sont les aspirations, les craintes, les angoisses, les espoirs et les rêves des contemporains qui sont analysés et qui constituent la trame d’une histoire des représentations débouchant sur l’identification d’une culture de guerre, c’est-à-dire d’un ensemble de représentations typique du temps court de la Première Guerre mondiale. Cette analyse, qui s’inscrit dans « l’œil de la guerre » en continuant ce que l’histoire sociale avait inauguré, c’est-à-dire la substitution d’un regard « d’en bas » à celui « d’en haut », insiste sur le consentement patriotique à la source des processus de mobilisation, la dimension eschatologique d’un conflit vécu comme une croisade de la civilisation contre la barbarie, du droit contre la force, et, plus simplement, du bien contre le mal.

Enfin, reliant le temps court au temps long, les historiens Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker, qui synthétisent ces thèses dans leur ouvrage Retrouver la guerre (2000), insistent sur la « brutalisation » des hommes et des sociétés en guerre jusqu’à en faire une clé d’interprétation du XXe siècle : le totalitarisme serait né de la guerre totale. Ce concept de « brutalisation », parfois traduit par le terme d’« ensauvagement », est emprunté par les tenants de ce que nous nommerons « l’école de Péronne » à l’historien américain George L. Mosse qui le formule pour la première fois en 1991 dans son ouvrage Fallen Soldiers. Reshaping the Memory of the World Wars. Durant une décennie, ces thèses dominent sans partage l’historiographie endormie de la Grande Guerre qu’elles contribuent à réveiller et à re-dynamiser, mais elles suscitent également le débat.

La querelle du consentement

Si l’on évacue les questions personnelles, querelles d’egos et de territoire propres au milieu universitaire qui polluent le débat scientifique, les oppositions se structurent autour de la notion de consentement, à laquelle Frédéric Rousseau oppose la contrainte dans sa Guerre censurée (1999), niant même la vigueur du patriotisme chez les contemporains de 14-18 et soutenant que la ténacité des soldats doit plus au pistolet des sergents serre-file qu’à tout autre facteur. En décrivant un soldat « opprimé, brimé, déshumanisé, terrorisé et menacé de mort par sa propre armée », l’auteur contribue en effet à inscrire le débat sur le terrain de la confrontation entre contrainte et consentement, même si celui-ci sera ensuite jugé réducteur par les deux camps et renié avec énergie. Le titre de l’ouvrage, enfin, montre la volonté de rétablir une vérité historique qui aurait été dissimulée, y compris et surtout par les historiens, à commencer par les « péronnistes ». Toutes les thèses de ces derniers sont effectivement remises en cause : à la culture de guerre, Rémy Cazals oppose la prégnance d’une « culture de paix », tandis que Nicolas Offenstadt et André Loez soulignent qu’une culture, un ensemble de représentations complexes et élaborées, est caractéristique du temps long et ne peut apparaître en quelques semaines. La « brutalisation » fait également l’objet d’un assaut en règle, l’exemple français d’une société se tournant massivement vers le pacifisme dans l’après-guerre contredisant l’hypothèse du germe de la violence inoculée au siècle par la guerre. C’est que le concept de George L. Mosse a d’abord été conçu pour l’Allemagne, mais il a été généralisé par Stéphane Audoin-Rouzeau dans la traduction de Fallen Soldiers sous le titre plus mécanique De la Grande Guerre au totalitarisme, la brutalisation des sociétés européennes (1999).

Les oppositions à l’Historial de Péronne, d’abord éparses, se rassemblent et se structurent en 2006 avec la création d’un collectif de recherche international et de débat sur la Grande Guerre (CRID), véritable machine de guerre destinée à valoriser les œuvres des membres tout en déstabilisant l’école adverse. Il s’agit bien en effet d’un « collectif » de lutte scientifique, autant sinon plus que d’une société d’études, les conditions d’adhésion lui donnant un air de forteresse : toute demande d’adhésion doit être motivée par lettre et validée par un vote à l’unanimité et à bulletin secret du bureau. Avec un tel règlement, la ligne du collectif n’a rien à craindre d’une éventuelle remise en cause interne. Venus essentiellement de l’histoire sociale, les auteurs du CRID ambitionnent de « dépasser l’histoire culturelle » pour renouer avec une histoire totale appliquée à la Première Guerre mondiale, comme y invite Frédéric Rousseau dans La Grande Guerre en tant qu’expériences sociales. Le débat se cristallise alors autour de la focale d’analyse de la Grande Guerre et du choix des sources et de leur sollicitation : contre la centralité du discours et l’affirmation par les « péronnistes » que la culture commande les pratiques, le CRID privilégie les pratiques et se méfie du discours jugé « dominant », forcément produit par les classes dominantes, et qui serait perverti par le « bourrage de crâne » et encadré par la censure.

Au témoignage des intellectuels, souvent mis en avant par Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker, on oppose les « bons témoins » populaires, et tout particulièrement celui du caporal Louis Barthas qui a fait la guerre en antimilitariste. Et voilà le débat embourbé sur le terrain du témoignage, avec une guerre de témoins sollicités par les uns et les autres pour affermir leurs thèses. Heureusement, on trouve largement de quoi faire son choix : en quatre ans de guerre, l’opinion d’un même soldat fluctue avec le temps et l’on pourra aussi bien le citer pour montrer sa détermination que son découragement, son consentement et son refus de la guerre. Rappelons une évidence : il n’est pas de bons et de mauvais témoins, et l’on ne peut trier sans malhonnêteté entre les souvenirs de guerre pour ne retenir que ceux qui hurleraient à la haine de l’ennemi ou ceux qui affirmeraient que la patrie n’existe pas et que le « Boche » est un frère. Plus que le témoignage, c’est la façon dont l’historien questionne celui-ci qui doit interroger.

Vers une paix de compromis ?

Finalement, ces deux écoles sont-elles si opposées qu’il y paraît ? L’angle du regard est différent et peut opposer l’approche sociale à l’approche culturelle, les pratiques au discours, l’analyse privilégiée des résistances à celle de l’acceptation de la guerre, mais les historiens ne parviennent-ils pas aux mêmes résultats et ne disent-ils pas la même chose sur la guerre, sans toutefois en dégager les mêmes conclusions ? Que l’on parte des processus de mobilisation ou des stratégies d’esquive et des manifestations de résistance pour comprendre la complexité des sociétés en guerre, n’arrive-t-on pas au même point ? L’histoire étant débat, la multiplicité des approches sur la Grande Guerre est plutôt saine, reste cependant à ne pas nier ou mépriser la démarche scientifique qui n’est pas la sienne, comme c’est souvent malheureusement le cas. La convergence, du reste, n’est pas interdite ni impossible, comme nous l’avons démontré en dirigeant un Dictionnaire de la Grande Guerre (Larousse, 2008) auquel ont participé des auteurs des deux écoles. L’opposition est, il est vrai, parfois artificielle, comme sur la notion de consentement dont l’interprétation comme adhésion est trop réductrice puisque consentir c’est aussi se résigner. Un prochain colloque de l’Historial de Péronne autour de l’idée d’endurance (novembre 2008) devrait permettre de remplacer le terme problématique de consentement par un concept plus consensuel. Le fait que Nicolas Offenstadt, membre éminent du CRID, ait été invité dans un premier temps prouve également que la fraternisation est possible et que la guerre de tranchées peut être surmontée. À quand la paix de compromis ?

Ces querelles historiographiques et l’agitation du bocal de la Grande Guerre n’ont de toute façon pas ou peu de prise sur la mémoire de l’événement. Les historiens, divisés, comme on l’a vu plus haut, doivent en effet composer avec une « patrimonialisation » de la guerre suscitée par la demande sociale. Pour saisir cette dernière, il n’est besoin que de visiter les sites de passionnés – forum 1914-1918 et autres – où la recherche généalogique fait bon ménage avec le « devoir de mémoire ». Méfiants à l’endroit des historiens professionnels, ces passionnés sont souvent des spécialistes pointus capables de répondre à des questions précises mais à qui échappe souvent la dimension globale de la Grande Guerre et toute problématique. Au-delà de cette mise en histoire par les citoyens eux-mêmes, la société contemporaine jette sur la Première Guerre mondiale un regard qui fait écran à sa compréhension : hier considérés comme des héros, les poilus sont désormais présentés comme des victimes, de la chair à canon.

Tout l’effort des historiens de Péronne pour redonner place aux soldats comme acteurs de leur temps est vain face au rouleau compresseur d’une mémoire victimisante qui ne veut retenir que le sacrifice. On assiste même à un complet renversement de la figure du héros, les « sur-victimes » que sont les fusillés et les mutins prenant le pas sur tous les autres soldats qui ont suivi le troupeau jusqu’à l’abattoir quand d’autres ont eu le courage de dire non. Quant à la guerre, elle est devenue un chaos sans queue ni tête ou, au mieux, une guerre civile européenne. Si l’on peut considérer, en citoyen, que cette mémoire humaniste est utile et nécessaire au consensus politique fondant la réconciliation franco-allemande et la construction européenne, l’historien est plus réservé pour valider la pertinence de sa dimension pathologique qu’illustre, par exemple, le film Joyeux Noël de Christian Carion (2005). L’historien peut-il répondre à la demande sociale sans se renier ?

Dès lors, entre une historiographie minée et une mémoire émotionnelle, quelles sont les perspectives concernant la Grande Guerre ? À côté des grandes synthèses qui manquent – il n’existe pas d’ouvrage fondamental sur le pacifisme, par exemple – et de la nécessité de relire les grands travaux des générations précédentes à l’aune de problématiques ou de sources nouvelles – les rumeurs, pourtant actrices de l’histoire, sont notamment très sous-exploitées – on peut espérer que la mise en chantier d’une histoire comparée de la guerre à l’échelle européenne, depuis quelques années, rendra plus intelligible ce conflit. La déprise de la guerre, qu’elle soit matérielle ou spirituelle, est encore à défricher : le champ de la démobilisation culturelle (John Horne) ouvre en effet un vaste espace, celui des blessures et des cicatrices des sociétés belligérantes et de leurs efforts pour oublier ou pour se souvenir. En s’engageant dans cette dernière voie, les chercheurs contribueront à la mise en histoire de la mémoire de la Grande Guerre, une façon de s’en affranchir tout en en éclairant les ressorts. Non, la guerre de 14-18 n’est pas finie.

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par Jean-Yves Le Naour, le 10 novembre 2008

Aller plus loin

 Dossier : La Grande Guerre, toujours présente

 Références bibliographiques :

  • Stéphane Audoin-Rouzeau, Annette Becker, 14-18, retrouver la guerre, Paris, Gallimard, 2000.
  • Louis Barthas, Les Carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier : 1914-1918, Paris, La Découverte, 2003 (1re édition : 1978, introduction et postface de Rémy Cazals).
  • Jean-Jacques Becker, Jay Winter, Gerd Krumeich (dir.), Guerre et cultures, 1914-1918, Paris, Armand Colin, 1914.
  • John Horne, State, Society and Mobilization in Europe during the First World War, Cambridge, Cambridge University Press, 1998.
  • Jean-Yves Le Naour (dir.), Dictionnaire de la Grande Guerre, Paris, Larousse, 2008.
  • George L. Mosse, Fallen Soldiers. Reshaping the Memory of the World Wars, New York, Oxford University Press, 1991 (traduction : De la Grande Guerre au totalitarisme, la brutalisation des sociétés européennes, Paris, Hachette littératures, 1999).
  • Nicolas Offenstadt (dir.), Le Chemin des Dames : de l’événement à la mémoire, Paris, Stock, 2005.
  • Frédéric Rousseau, Guerre censurée : une histoire des combattants européens de 14-18, Paris, Seuil, 1999.
  • Frédéric Rousseau, La Grande Guerre en tant qu’expériences sociales, Paris, Ellipses, 2006.
  • Jay Winter, Sites of Memory, Sites of Mourning : the Great War in European Cultural History, Cambridge, Cambridge University Press, 1995.

Pour citer cet article :

Jean-Yves Le Naour, « Le champ de bataille des historiens », La Vie des idées , 10 novembre 2008. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-champ-de-bataille-des

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