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L’invisibilité du cancer en Afrique

À propos de : Julie Livingston, Improvising Medicine, An African Oncology ward in an Emergency Cancer Epidemic, Duke University Press


par Fanny Chabrol & Vinh-Kim Nguyen , le 22 avril 2013


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L’Afrique australe se remet à peine de l’épidémie de sida, grâce à une mobilisation transnationale sans précédent et à des financements massifs pour acheminer les antirétroviraux, qu’une épidémie de cancer prolifère dans le sillon du VIH. Comment rendre compte de ce drame oublié des politiques de santé en Afrique ?

Recensé : Julie Livingston, Improvising Medicine, An African Oncology ward in an Emergency Cancer Epidemic, Duke University Press, 2012.

Historienne à la Rutgers University, Julie Livingston publie une ethnographie de l’unique service oncologique du Botswana. Engagée dans une immersion et une observation participante de longue durée, J. Livingston aborde le cancer comme une question de santé publique encore largement sous-estimée et un phénomène total, confrontant les patients, leurs familles, les infirmières et les médecins à d’incommensurables incertitudes matérielles, médicales et affectives. Surtout, en l’absence des moyens technoscientifiques et biomédicaux avancés que nous connaissons au Nord, le cancer doit être chaque jour créé comme entité médicale et clinique, objet d’intervention thérapeutique et expérience sociale et morale. L’approche ethnographique articule l’ontologie du cancer et de son expérience phénoménologique, c’est-à-dire à la fois le cadre dans lequel il devient objet biomédical et son façonnement par les expériences, les émotions et les interrogations, réinscrites dans une histoire et une économie politique de la santé. Le livre parvient ainsi à mener ensemble une magistrale ethnographie hospitalière, une histoire sociale du cancer en Afrique et une anthropologie critique des politiques de santé globale. Plus que tout, il est un manifeste sensible pour l’ethnographie comme mode de connaissance scientifique et comme engagement humaniste.

Une ethnographie du service d’oncologie du Botswana

Le service d’oncologie du principal hôpital botswanais, dans la capitale, a été créé en 2001 et depuis cette date il enregistre un afflux croissant de patients. Avec l’épidémie de sida qui touche près d’un quart des adultes au Botswana, le pays a vu apparaître des cancers liés directement ou indirectement au VIH. Les cancers provoqués par le sarcome de Kaposi, en particulier pour les hommes et les cancers du col de l’utérus pour les femmes sont ceux qui sont le plus couramment associés au VIH, de même que la plupart des cancers des parties génitales. L’arrivée des antirétroviraux au Botswana, mis gratuitement à disposition des patients séropositifs par le gouvernement avec le soutien de partenaires biomédicaux, à partir de 2002, a fortement ralenti la mortalité. Toutefois, en allongeant la durée de vie des patients qui auraient autrement disparu, le traitement antirétroviral a ouvert la voie au développement d’une « épidémie » de cancer [1].

Le service d’oncologie est dirigé par Dr P., un médecin d’origine allemande, ayant vécu au Zimbabwe d’où il est parti dix ans auparavant. Colérique, irascible, acharné au travail, indispensable, il est le personnage principal de cette histoire avec lequel on ouvre la porte du service. Avec une posture maintenue tout au long du livre, le cancer est abordé dans sa matérialité, son odeur, sa taille, ses excroissances purulentes, la pourriture des chairs envahies par les vers, le dégoût qu’il suscite et l’ampleur du soin requis pour y faire face. Comme le rappelle J. Livingston, le cancer au Botswana est en effet très différent du cancer à New-York : les femmes font rarement l’expérience du cancer du sein par les mammographies de dépistage mais souvent, dans plus de la moitié des cas, lorsque les métastases ont percé la peau, que la plaie est béante et pourrie.

En l’absence de diagnostic précoce et de systèmes de dépistage, le cancer n’est donc visible à l’hôpital qu’à un stade avancé de la maladie, requérant souvent au préalable des ablations, trachéotomies ou amputations avant de pouvoir — et pas toujours — proposer un traitement par radiothérapie et chimiothérapie. Ceux-ci sont violents, imposent des vomissements, des douleurs impensables. Les conditions cliniques dans lesquels se présentent les patients n’ont d’équivalent que l’extrême pression dans laquelle travaillent les soignants sur le plan matériel, émotionnel et médical.

Au cœur de l’incertitude, le cancer doit être crée chaque jour dans l’espace moral du service de Dr P., renégocié en permanence à travers les disputes et les drames, les éclats de rires et les moqueries. Il est l’objet d’une « improvisation » qui n’est pas synonyme de hasard mais d’inventions pragmatiques, à l’intersection entre les pratiques technoscientifiques (cytologie, chimio, radiothérapie), cliniques et chirurgicales (ablation, amputation, ponction), la communication médecin-patient et l’expérience phénoménologique — la douleur, les plaies, les pansements, le dégout, la nausée, le désespoir et la peur. Quelle trajectoire historique, économique et politique explique ce tableau sanitaire en Afrique australe, et particulièrement au Botswana avec son système de santé universel et gratuit ?

Une économie politique du cancer en Afrique

Sur le plan d’une critique de l’épidémiologie de la santé mondiale, le propos du livre parvient à mener une déconstruction subtile et efficace dans un champ marqué par l’impuissance thérapeutique et épidémiologique. Si l’absence de diagnostic et en conséquence le manque de données épidémiologiques sur le cancer en Afrique a contribué à le rendre invisible, c’est tout notre imaginaire du cancer qui doit être retravaillé et remodelé pour comprendre toutes les dimensions de cet enjeu de santé publique.

En premier lieu, le cancer n’est pas l’apanage du monde « moderne », il est très répandu en Afrique où il a toujours été présent. Comme la tuberculose puis le sida, il est le résultat d’une économie politique régionale du travail minier qui a favorisé le développement des maladies infectieuses comme l’ont montré Randall Packard, Meghan Vaughan et Didier Fassin en Afrique australe, en particulier en raison des conditions de vie et de travail dans les mines, de l’exposition aux rayons, la consommation d’alcool et de tabac, etc. Dans la même veine, J. Livingston décrypte une carcinogénèse complexe et invisible historiquement construite dans le rapport de l’Occident à l’Afrique. Sur fond de domination impériale et d’infériorisation raciale, un « modèle étriqué de la santé publique » n’a considéré quasiment que les maladies infectieuses, et en particulier les infections sexuellement transmissibles, et a été obnubilé par la question du contrôle démographique. Cette lunette étroite a entraîné des erreurs de d’évaluation, renforcées par un rendez-vous raté de la virologie et de l’oncologie, d’autant plus dommage que les premiers virologues travaillant sur le VIH étaient des virologues oncologues. Le cancer en Afrique n’a pas eu l’occasion d’exister.

Puis, la ruée scientifique sur le sida et la nécessité de contenir une menace infectieuse par sa pharmaceuticalisation ont continué de produire de l’ignorance sur le cancer. Or le cancer resurgit avec encore plus de force avec l’épidémie de sida car les antirétroviraux allongent la vie des personnes séropositives tout en les exposant à des coïnfections multiples, qui sont autant de susceptibilités au cancer. Le VIH complique énormément la gestion du cancer, le rend plus douloureux voire plus obscène.

La douleur et le rire

Le travail sur le cancer est mené à bien grâce à un regard porté sur la douleur et sur la place du rire (l’objet initial de cette recherche). La douleur est présentée comme un construit social, historique et politique, depuis les explorations européennes qui ont élaboré cette représentation de l’ « Africain endurant » jusqu’à la gestuelle contemporaine de l’incorporation de la souffrance. Les scènes d’intense douleur sont suivies de moments d’hilarité collective au sujet des moqueries du staff envers l’accent germanique du médecin, des imitations de la nausée, etc. Le rire permet d’alléger sa propre souffrance et d’opérer le lien social que la défiguration et la puanteur des corps entraînent inévitablement.

L’ensemble du livre oscille ainsi entre la douleur et le rire. Parfois lancinants comme dans les comparaisons entre New York et Gaborone, ces contrastes ont une visée heuristique. La douleur est suivie du soulagement, le dégoût est compensé par l’affection des proches, la colère est chassée par les éclats de rire qui envahissent le service. Nulle part ce n’est plus explicite que dans les descriptions du soin prodigué par les infirmières autour des plaies purulentes, leur fermeté et leur expérience pour nettoyer, panser et s’abstraire de la putréfaction. La dimension morale, affective et technique des gestes des infirmières du service rend un hommage à une profession décriée dans la région et souvent associée à une brutalité ordinaire, comme en Afrique du Sud [2].

Toujours l’auteur est là, expliquant avec précision les gestes qu’elle effectue en participant aux tâches du service : apporter la bassine pour le patient qui vomit, tenir un autre immobile pendant la ponction lombaire, discuter avec les membres de la famille d’un très jeune homme dont Dr P. a ordonné que l’on ampute la jambe le plus rapidement possible et qui ne peut s’y résoudre. J. Livingston exprime aussi ses inquiétudes, ses doutes et ses objections, par exemple sur la façon dont Dr P. effectue le triage des patients, compte tenu de l’insuffisance du nombre de lits ou sur son incapacité (ou son impuissance) à prendre en compte la globalité du patient, à considérer la vie sociale de ce fils dont il veut couper la jambe au plus vite pour éviter qu’il meure.

L’ethnographie comme mode d’écriture

Julie Livingston revendique une certaine crudité. Sans toutefois verser dans la théâtralisation ou l’instrumentalisation, l’ethnographie s’adosse aux descriptions pour déployer l’éventail des émotions et des affects autour du traitement du cancer à Gaborone. L’interlude intitulé « le jour des amputations » permet d’en prendre la mesure :

It’s Amputation Day at PMH ! I wrote in my field notes, at some point just after lunch on the 26 June 2008. By that point there had been too much amputation talk for one day in this small oncology ward — too many breasts, legs, feet, and testicles to be removed, too much abstraction, and cajoling, rot, angst and loss. The amputation talk had begun first thing in the morning, before ward rounds. I’d been accompanying Dr P, on his way to check on cancer patients in the medical and surgical wards. We ran into Dr L. He told Dr P “no, I have amputated that KS leg — she bled like a bitch.” He looked at me — excuse the expression. I do. “But you must do something about this KS,” he continued, “I am becoming known as the hindquarter man. And I don’t like it.”

Amputation talk had continued through the morning as we brought women to the surgical clinic to consult about the feasibility of mastectomies. These were quick consultations with the doctors mainly talking to one another as the women sat there with breasts exposed. Later we saw an elderly man whose testicles had been amputated previously in an effort to halt his prostate cancer. This castration had bought him some extra two years of life, but now we explained to his son that the disease had metastasized to his liver and gut. Amputation talk progressed in the afternoon with failed efforts to convince a man to give up his dead foot. It came to a crescendo with tears, fist pounding, icy silence, and eventually laughter as a 49 year-old woman struggled to convey the impossibility of being footless. Oncology may lie on the cutting edge of bio-medicine, but one of its most fundamental modes of intervention — cutting — is as crude as it comes.

C’est le Jour des Amputations à l’hôpital Princess Marina ! Voici ce que j’ai écrit à un moment, après le déjeuner, le 26 juin 2008. À ce moment, il avait déjà été trop question d’amputation dans ce petit service d’oncologie — trop de seins, de jambes, de pieds et de testicules qui devaient être enlevés et tellement d’abstraction et de supplications, de pourriture, d’angoisse, et de mort. Les discussions sur les amputations ont commencé dès le matin à la première heure, avant la visite auprès des patients. J’ai accompagné le Dr P. qui allait voir ses patients en médecine interne et en chirurgie. On a croisé le Dr L. qui a dit au Dr P. : « non, j’ai amputé cette jambe SK [sarcome de Kaposi] [3], elle a saignée comme une salope ». Puis il m’a regardé un peu confus — s’excusant pour l’expression. Oui je l’excuse. « Mais, vous devez faire quelque chose avec le SK », reprend-il, « je commence à avoir une réputation de boucher par ici, et je n’aime pas ça du tout ».

Puis on a continué à parler d’amputation toute la journée en amenant des femmes en service de chirurgie pour envisager la faisabilité des mastectomies. Des consultations rapides avec des médecins parlant entre eux en présence de femmes assises là avec leur poitrine exposée. Plus tard on a vu un vieux monsieur dont les testicules avaient été amputés dans l’espoir de ralentir son cancer de la prostate. Cette castration lui avait apporté quelques deux années de sursis mais maintenant on explique à son fils que la maladie a métastasé jusqu’à son foie et ses intestins. Encore des amputations dans l’après-midi, avec des tentatives échouées pour convaincre un homme d’abandonner son pied mort. Enfin, vint le crescendo avec des pleurs, des coups de poings, un silence glacial puis finalement des rires tandis qu’une femme de 49 ans luttait pour exprimer l’impossibilité d’être privée de pieds. Même si l’oncologie se situe à la pointe de la biomédecine, l’un de ses principaux modes d’intervention — couper — est le plus cruel qui soit.

Cet extrait révèle la finesse et la justesse de la description qui laisse transparaître aussi l’humour de l’auteur. D’ailleurs, la partie intitulée « la méthode, l’écriture » (The Method, The Writing) est l’une des les plus lumineuses. La posture ethnographique y est présentée avec grâce : c’est une méthode qui requiert rigueur, constance et sensibilité. C’est une écriture qui fait exister l’univers étudié. Plus encore, celle-ci donne du pouvoir à l’ethnographie et lui confère sa capacité critique, sans qu’il soit besoin de le revendiquer explicitement.

D’où ces longues descriptions qui ne sont pas toujours réécrites comme dans la plupart des ethnographies, mais sont livrées brutes, via des fragments de carnet de terrain. Ces extraits in extenso rendent compte de l’ampleur du drame, de sa temporalité et aussi de l’ordinaire de la souffrance et de l’impuissance thérapeutique. Ce choix est un plaidoyer pour l’ethnographie dont on comprend qu’elle est un processus long, sensible et rempli de doutes.

L’écriture opère ainsi dans ce livre une lumineuse jonction avec l’histoire, en particulier l’histoire de la médecine en Afrique et avec la littérature. En exergue du premier chapitre du livre un citation du Pavillon des cancéreux, d’Alexandre Soljenitsyne (1968) : « Dans tout le pays, il n’y avait pas d’autre hôpital pour l’aider » : référence inévitable et troublante en miroir de l’unique service d’oncologie, à Gaborone, au Botswana.

par Fanny Chabrol & Vinh-Kim Nguyen, le 22 avril 2013

Pour citer cet article :

Fanny Chabrol & Vinh-Kim Nguyen, « L’invisibilité du cancer en Afrique », La Vie des idées , 22 avril 2013. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-invisibilite-du-cancer-en

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.


Notes

[1Le Botswana est un des rares États en Afrique subsaharienne ayant construit et maintenu jusqu’à aujourd’hui un système de santé public et quasiment gratuit pour l’ensemble de ses citoyens. Cette politique est le produit d’une histoire dans laquelle le nationalisme des élites botswanaises s’est adossé à développement économique (industrie du diamants notamment) pour générer des politiques de redistribution sociale. Ce welfare state en Afrique australe ne s’est pas vu imposer de programme d’ajustement structurel et a toujours cultivé son exceptionnalité dans la région et à l’échelle du continent. Pour une analyse plus approfondie sur le système de santé botswanais voir Fanny Chabrol, « Prendre soin de sa population. Le sida au Botswana, entre politiques globales du médicament et pratiques locales de citoyenneté », thèse de doctorat, EHESS, 2012.

[2Voir les travaux de Rachel Jewkes ; par exemple Jewkes, R. K., N. Abrahams, et Z. Mvo. 1998. « Why do nurses abuse patients ? Reflections from South African obstetric services ». Social Science & Medicine 47 (11) : 1781-1795.

[3Le sarcome de Kaposi est le cancer d’origine virale le plus répandu au Botswana, dans la mesure où il est associé à l’immunosuppression causée par le VIH.

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