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L’inconscient post-colonial
Entretien avec Sophie Mendelsohn et Livio Boni


par Sarah Al-Matary , le 10 janvier 2020


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La psychanalyse risque-t-elle de perdre son identité en s’ouvrant au monde ? C’est au contraire hors de l’Occident qu’elle s’est renouvelée, contribuant même aux processus d’émancipation politique. Ce décentrement, utile à tous, replace la discipline au cœur des sciences humaines.

Livio Boni est philosophe de formation et docteur en psychopathologie et psychanalyse (Université de Paris VII). Membre du Collectif de Pantin, il dirige actuellement le programme « Géographies de la psychanalyse et décolonisation de soi » au Collège International de Philosophie. Parmi ses publications : L’Inde de la psychanalyse. Le sous-continent de l’inconscient (Paris, Campagne Première, 2011) ; La ville inconsciente (avec Guillaume Sibertin-Blanc, Paris, Hermann, 2018) et L’inconscio post-coloniale. Geopolitica della psicoanalisi (Milano, Mimesis, 2018).


Sophie Mendelsohn exerce la psychanalyse à Paris. Ses recherches portent sur les liens que la psychanalyse entretient avec les théories critiques du genre et de la race, avec la littérature et la philosophie. Elle a contribué à différentes revues, dont Les Annales médico-psychologiques, Critique, Desde el Jardin de Freud, L’Évolution psychiatrique, Essaim, Problemata, Psychanalyse. Elle a été à l’initiative de la création du Collectif de Pantin et en co-organise actuellement les activités.

La Vie des idées : Une tribune signée par 80 psychanalystes [1] repose la question de la politisation de la psychanalyse, déjà formulée dans les années 1930 et 1970. Sous quelle forme spécifique cette question ressurgit-elle aujourd’hui ?

Sophie Mendelsohn : La virtualité politique de la psychanalyse est précocement perçue par Freud, qu’il s’agisse pour lui de mettre en garde, avec des arguments psychanalytiques, contre la violence contenue dans les idéaux révolutionnaires de la Russie d’octobre 1917 [2], ou de soutenir l’œuvre sociale accomplie par Karl Abraham à la polyclinique de Berlin pour mettre la cure psychanalytique à la portée de tous en la rendant gratuite. Mais Freud refuse de faire de la psychanalyse elle-même un programme politique – la psychanalyse n’est ni une « conception du monde » (Weltanschauung), ni une idéologie. Les prises de position de certains psychanalystes dans les médias à l’occasion des débats de société concernant le Pacs puis le mariage interpellent à cet égard : en se mettant ainsi en position de prescrire les bonnes conduites et en se faisant les garants auto-proclamés du législateur, des psychanalystes ont assigné la psychanalyse à une fonction qui n’est pas la sienne. La récente tribune signée par 80 psychanalystes tombe sous le coup de cette critique : elle témoigne en effet de la vision politique de ses signataires, qui considèrent qu’il y a un risque à prendre en compte le décentrement du sujet occidental que les études post-coloniales et décoloniales travaillent à produire. Il s’agit d’une opinion, qui peut bien sûr être soutenue, mais pas au nom de la psychanalyse, laquelle ne peut pas se prévaloir d’un agenda moral qui consisterait à mettre en garde, ou même à préserver le sujet de l’inconscient de supposés dangers menaçant son intégrité. Diagnostiquer le malaise dans la culture est une autre affaire que d’y contribuer en se servant des outils du diagnostic pour promouvoir l’idée que pourrait exister une bonne conformation de la vie psychique, que les psychanalystes auraient à défendre ou à valider.

Livio Boni : C’est en effet essentiellement sous la pression du marxisme que la psychanalyse a été poussée à sortir de ses retranchements et à se positionner face à de grandes ruptures historiques comme la révolution bolchevique ou la montée des fascismes. Vous mentionnez l’entre-deux-guerres et la période qui suit mai 1968, autrement dit les deux grandes saisons de ce qu’on appelle le « freudo-marxisme ». On peut ironiser, aujourd’hui, sur les limites d’une telle rencontre. Certains acquis fondamentaux demeurent néanmoins, comme l’analyse du rapport entre autoritarisme familial et fascisme (Wilhelm Reich) ; ou le fait que la désacralisation de l’autorité ne se traduise pas automatiquement en émancipation mais plutôt en marchandisation (ce que Herbert Marcuse appelle, dans Éros et Civilisation, la « dé-sublimation répressive ») ; et jusqu’à la tentative par Deleuze et Guattari de prolonger Mai 68 dans L’Anti-Œdipe. En tout cas, il me semble qu’il n’y a vraiment rien de naturel et d’automatique dans cette incidence politique de la psychanalyse. Elle demeure liée à un certain rapport au marxisme, ou au post-marxisme, dont sont issues la plupart des études dites post-coloniales (Edward Said, l’école des subaltern studies en Inde, la pensée décoloniale sud-américaine, etc.). L’ensemble de ces apports – par ailleurs fort disparates et qu’il conviendrait de ne pas fondre dans un corpus unique, comme s’il s’agissait d’une vision du monde homogène – oblige en effet à penser des questions inédites, qui ne peuvent pas laisser immune la théorie analytique. Par exemple la question de l’intériorisation des modèles coloniaux dans les pays et les cultures colonisés ; ou celle, complémentaire, de l’effet en retour des logiques coloniales dans les anciens pays colonisateurs.

Plus largement, il s’agit de penser la compénétration foncière entre le Sud et le Nord du monde, non seulement du point de vue matériel mais du point de vue fantasmatique. Une autre question, souvent mise en avant par les marxismes post-coloniaux, étant celle de la coexistence entre plusieurs temporalités historiques et subjectives au sein d’une même séquence historique. Ce dernier point oblige, dans la foulée de l’œuvre d’Antonio Gramsci, un des inspirateurs de la mouvance post-coloniale, à repenser la question du rôle des groupes sociaux et culturels « subalternes », dont la prise d’initiative, écrivait Gramsci déjà dans les années 1930, a toujours quelque chose de régressif et même de « pathologique » aux yeux des classes dominantes, car elle est irréductible au progressisme [3]. On aperçoit là, en pointillé, toute une constellation de questions qui agitent la pensée critique, dont on ne peut pas croire sérieusement qu’elle laisserait indifférente la psychanalyse et son devenir.

La Vie des idées : Après avoir reproché à la psychanalyse française d’être repliée sur elle-même, on l’accuse, depuis qu’elle s’ouvre aux théories post-coloniales, de « s’américaniser ». Les attaques qui portent sur la psychanalyse sont-elles de la même nature que celles qui touchent les disciplines universitaires comme la philosophie, l’histoire, les études littéraires ?

Sophie Mendelsohn : Les tentatives (forcément un peu désespérées) de faire exister la psychanalyse dans la société et dans la culture au moyen de tribunes ou de déclarations dans les médias – quand se trouvent remises au travail l’organisation sociale du couple, de la famille ou de la filiation – illustrent surtout la perte de crédit intellectuel qui affecte cette discipline depuis maintenant une trentaine d’années. En témoigne le peu de place qu’elle occupe désormais au grand banquet des sciences humaines, alors qu’elle avait su s’y faire inviter ou s’y imposer pour y faire valoir ses alliances possibles avec l’anthropologie de Claude Lévi-Strauss, avec la linguistique de Roman Jakobson, avec la philosophie hégélienne via Alexandre Kojève ou, de manière plus conflictuelle, avec les post-structuralistes, Jacques Derrida ou Gilles Deleuze et Félix Guattari, et même avec l’histoire comme Michel de Certeau l’avait soutenue. Or, il reste très peu de traces de ce rayonnement aujourd’hui. On peut imputer cet état de fait en partie aux guerres intestines qui ont suivi en France la mort de Jacques Lacan et qui ont affaibli le milieu en l’atomisant et en concentrant ses acteurs sur des enjeux d’héritage intellectuel et institutionnel.

Ces enjeux ont décidé à la fois du partage du territoire et des modalités, plutôt défensives, de son occupation. La place prise dans les écoles et associations de psychanalyse par les débats autour des procédures internes de validation du parcours analytique de celles et ceux qui veulent devenir analystes est à cet égard symptomatique d’un recentrement sur des enjeux de fonctionnement interne, qui n’intéressent que les praticiens. Il n’est donc pas faux de considérer que la psychanalyse s’est repliée sur elle-même. Et paradoxalement, c’est aussi ce que vient souligner la critique qui voit une supposée « américanisation » dans le fait qu’il ait pu être tenu compte en psychanalyse des travaux sur le genre venus d’Amérique du nord à partir des années 1990 : plutôt que de voir là l’opportunité de créer de nouvelles alliances pour renouveler les conceptions que nous avons du sujet sexué et son engagement dans des configurations érotiques historicisables, et alors que les théoriciens des gender studies mobilisaient la théorie psychanalytique, on a le plus souvent considéré que la psychanalyse risquait d’y perdre son identité propre. L’appauvrissement ne viendrait-il pas plutôt de l’idée que la psychanalyse doit avoir le monopole de la pensée du sexe ? Les gender studies n’ont-elles pas contribué visiblement à renouveler nos manières de penser la sexuation – et l’approche psychanalytique d’une clinique de la transidentité, en pleine expansion, ne peut qu’en tenir compte ?

Il me semble que la même question se repose aujourd’hui avec les études décoloniales : la psychanalyse peut les rencontrer (sans s’y dissoudre) dans la mesure où elles imposent une mise à jour de ses problèmes cruciaux – l’inconscient à l’époque post-coloniale, qui est aussi bien porteur des traumas légués par l’histoire que des ségrégations sociales et culturelles qui lui sont associées, est-il régi par le refoulement ou bien par le démenti et la forclusion (les trois modalités principales de défense psychique établies par Freud, dont nous continuons à faire usage aujourd’hui) ? Reculer devant cette exigence, venue de l’extérieur, à prouver que les outils dont on dispose sont utiles, voire nécessaires, pour faire face aux interrogations de l’époque, pourrait s’avérer fatal à la psychanalyse…

Livio Boni : La psychanalyse me semble affectée d’un « occidentalo-centrisme » particulièrement marqué. Lorsqu’on évoque la présence extra-européenne de la psychanalyse, en revanche, on le fait en parlant systématiquement de « diffusion » de la psychanalyse dans le monde, sous-entendant par là qu’il existerait un foyer, occidental, et une périphérie, laquelle résisterait, pour des raisons diverses, à cette forme de modernité critique incarnée par la pensée psychanalytique. The West and the rest... comme cela avait été fort bien repéré, à propos des politiques de l’I.P.A.(International Psychoanalytical Association) par Jacques Derrida dans son texte « Psychoanalysis and the Rest of the World ». Les choses ont un peu évolué depuis, y compris à l’intérieur de l’I.P.A., où le groupe « Geographies of Psychoanalysis » tente par exemple de complexifier cet imaginaire occidentalo-centré de la psychanalyse.

Mais force est de constater qu’il n’y a pas eu, jusqu’à présent, de décentrations majeures de notre perception « spontanée » de l’histoire et des enjeux de la réception de la psychanalyse dans le monde non-occidental. Même la présence, massive, du lacanisme en Amérique latine, et ses nouages multiples avec le renouveau de la gauche dans les dernières décennies, n’ont pas vraiment entamé cette auto-représentation de la psychanalyse comme étant un produit de l’excellence culturelle occidentale, qu’il s’agirait d’exporter dans des contrées étrangères. Tout se passe comme si l’on n’attendait pas grand-chose, en réalité, de son implantation dans des sites culturels et politiques fort éloignés de celui où elle a prospéré pendant le premier siècle de son existence. On le voit, par exemple, dans les débats récurrents sur la psychanalyse au sein du monde arabo-musulman, qui butent régulièrement sur la question de l’incompatibilité entre psychanalyse et religion. Il est donc nécessaire d’ouvrir des brèches dans cet imaginaire colonial de la psychanalyse elle-même, de prendre au sérieux les lieux et les situations où elle a pu se greffer dans des contextes tout à fait autres, produisant des situations inattendues, et qui ont un effet en retour sur ses foyers originaires.

Face à la portée d’un tel défi intellectuel, on ne peut se contenter de répéter à l’envi des formules comme « l’inconscient, c’est la politique », formules que Lacan a pu lancer dans des contextes précis, mais aujourd’hui reprises trop souvent comme des ritournelles incantatoires et tout à fait stériles.

Girindrasekhar Bose

La Vie des idées : Quels sont les représentants d’une psychanalyse « non occidentale » ?

Livio Boni : J’ai commencé à être sensible à la greffe de la psychanalyse dans des contextes éloignés de celui de sa naissance à partir du cas indien. Il est vrai qu’il s’agit d’un cas tout à fait particulier. La psychanalyse s’y affirme en effet, sans rencontrer d’oppositions majeures, dès les années 1920, avec l’œuvre et la figure d’un médecin hypnothérapeute et érudit bengali, Girindrasekhar Bose (1886-1953), autour duquel s’établit la première Société de psychanalyse à l’extérieur du monde occidental, à Calcutta, dès 1922. Ce qui est frappant, dans le cas de l’histoire précoce et inattendue de la psychanalyse en Inde vers la fin de l’époque coloniale, c’est le fait qu’elle assume, dès le début, une position à la fois de fidélité à Freud et de recherche d’une spécificité. Non pas au sens d’une hybridation entre freudisme et philosophie « indienne », mais d’une conscience aiguë de la situation dans laquelle s’effectue la translation d’une rationalité exogène. Ainsi, Bose n’hésite pas à concevoir une variante significative de complexe d’Œdipe, la défendant opiniâtrement face à Freud lui-même, avec lequel il entretient une correspondance [4].

Rabindranath Tagore

Bose donne une place de choix à l’identification du petit garçon à la mère. Pour lui, c’est en effet par le biais d’une telle identification inconsciente que le petit Œdipe parvient, paradoxalement, à se séparer de la mère en tant qu’objet d’attachement pulsionnel, et non pas à travers l’opération de césure introduite par l’instance paternelle [5]. Cette valorisation du tropisme féminin de la culture indienne va bousculer un axiome fondamental de l’idéologie coloniale, selon laquelle l’infériorité politique des hindous s’expliquerait par leur féminisation, par leur attachement viscéral à des figures féminino-maternelles du divin, attachement qui leur ôterait la possibilité d’atteindre le stade phallique propre aux cultures dominatrices (européennes principalement). En somme, la psychanalyse indienne réalise, plus ou moins intentionnellement, une subversion de l’anthropologie politique coloniale, misant sur une revalorisation du féminin qui interceptera d’autres courants de la pensée émancipatrice indienne – tels le gandhisme ou l’œuvre poético-politique de Rabindranath Tagore – contribuant à concevoir un modèle original de l’émancipation politique, qui récuse la virilisation guerrière, au nom d’une récupération de l’enfance et du féminin, éléments stigmatisés par le discours colonial. Ces éléments se trouvent ainsi remis en jeu, déplaçant le rapport Maître-Serviteur du côté d’une alliance psycho-symbolique avec la composante féminine, restée en quelque sorte à l’abri de la domination coloniale, à réactiver dans la décolonisation comme ressource d’une subjectivité masculine infériorisée par le complexe colonial (Bose n’a eu que des patients masculins, et son approche ne doit pas être prise pour une position féministe, même si elle fait la part belle au féminin dans le masculin). Cette implication métapolitique de la psychanalyse indienne dans la déconstruction de l’anthropologie coloniale se trouve confirmée par le fait que la psychanalyse, malgré cet essor initial au cours des années 1920-1940, disparaît ou presque de la scène indienne après l’Indépendance (1947).

Sophie Mendelsohn : Peut-on considérer qu’en se trouvant ainsi étroitement associée à la contestation anti-coloniale, l’usage de la psychanalyse en Inde serait réduit à contribuer à produire les outils nécessaires à une émancipation psychique, ce qui autoriserait à la considérer caduque une fois l’indépendance obtenue ?

Ashis Nandy

Livio Boni : Le fait est que si l’Indian Psychoanalytical Society continue son activité pendant les années 1950-1960, c’est de façon marginale, sans élan original et en se conformant aux critères de la psychanalyse internationale de langue anglaise. Tout se passe en effet comme si, une fois perdue sa fonction de critique métapolitique, elle devenait superflue dans ce pays où l’offre « psycho-thérapeutique » traditionnelle est énorme. Ce n’est par ailleurs nullement un hasard si c’est après la première grande crise politique traversée par la nation indienne indépendante (l’état d’urgence proclamé par Indira Gandhi entre 1975-1977 et sa tentative de bâtir un régime autoritaire) qu’on assiste à un retour de la psychanalyse sur la scène indienne. Le principal protagoniste d’un tel retour est Ashis Nandy, psycho-sociologue, fortement influencé par Erik Erikson [6] ainsi que par l’École de Francfort, et figure de proue des études post-coloniales en Inde. Auteur d’un livre matriciel (The Intimate Enemy, 1984) [7], Nandy, dont on vient de célébrer les quatre-vingts ans, est à l’origine d’une œuvre complexe et influente, où la psychanalyse est mobilisée pour une analyse d’ensemble de ce qui résiste, dans la culture et l’histoire indienne, au modèle européen de l’État-nation et à l’avènement d’une société massifiée. Son travail, parfois présenté sous l’étiquette assez trompeuse de « traditionalisme critique », bien que n’étant pas issu du marxisme, finit par recouper en plusieurs points névralgiques des historiens marxistes des subaltern studies, dont il est considéré comme le pendant « freudien ». Or, il est frappant de constater que, parmi les références fondamentales de Nandy, outre Freud, Fromm et Gandhi, on retrouve également Octave Mannoni (1889-1989), auteur de la première étude de langue française où l’on cherche à mobiliser la psychanalyse dans l’examen de la « situation coloniale » (Psychologie de la colonisation, 1950). Irréductible à une simple relation de domination, la situation coloniale implique pour Mannoni une relation transférentielle et contre-transférentielle complexe, destinée à survivre à la fin du colonialisme proprement dit. Ainsi Mannoni, qui aura passé un quart de siècle dans le monde colonial français, entre la Martinique, la Réunion et Madagascar, enseignant la philosophie avant de rencontrer Lacan en 1945 et de se « convertir » à la psychanalyse, peut figurer parmi les précurseurs de cette psychanalyse post-coloniale dont je m’efforce de reconstituer une cartographie historique, indispensable, à mon sens, si l’on veut dépasser le simple effet d’interpellation que les études post-coloniales peuvent exercer actuellement sur le savoir analytique. Encore une fois, le détour par l’histoire me paraît indispensable afin de garantir une profondeur critique à une recherche qui ne commence pas tout à fait avec Frantz Fanon (1925-1961), même s’il occupe une place centrale dans la liste des auteurs ayant rompu avec l’occidentalo-centrisme de la psychanalyse.

Frantz Fanon
Le transfert donne son cadre clinique à la pratique psychanalytique. Il désigne la relation qui s’établit du patient au psychanalyste, où s’actualisent et se répètent les conflits inconscients à l’origine des symptômes qui ont motivé la demande d’analyse. Freud parle de contre-transfert pour désigner la relation du psychanalyste au patient, mais cette distinction sera écartée par Lacan, pour qui le transfert établit la scène analytique en tant qu’elle affecte aussi bien le patient (ou l’analysant) que l’analyste.

La Vie des idées : En quoi la psychanalyse post-coloniale se distingue-t-elle de l’ethnopsychiatrie, mieux connue du grand public ?

Livio Boni : L’ethnopsychiatrie française est une discipline issue d’un côté de l’ethnopsychanalyse de Georges Devereux (1908-1985), axée sur une approche anthropologique, qui permette au « psy » opérant dans le Nord du globe d’inclure, d’une façon ou d’une autre, des savoirs sur l’origine du mal-être psychique afférents au lieu dont est issu le patient ; et de l’autre de l’école de Dakar, où des psychiatres comme Henri Collomb (1913-1979) collaient déjà, dans les années 1960, le mot ethnos à celui de psychiatrie, pour mieux se démarquer de la psychiatrie coloniale (école d’Alger) et de ses thèses ouvertement raciales et racistes, critiquées également par Fanon. L’ethnopsychiatrie se présente par la suite, à l’époque post-coloniale, comme une psycho-thérapeutique qui aménage une sorte d’espace transitionnel entre l’ailleurs culturel dont un sujet est supposé parler et le destinataire de son énoncé, dans la recherche d’une négociation entre des formes d’efficacité symbolique disparates.

Dans le contexte français, l’école de Tobie Nathan a proposé une rencontre entre thérapies dites « traditionnelles » et pratiques psycho-thérapeutiques. Son inspiration philosophique est plus proche du pragmatisme à la William James que de l’héritage de Devereux, qui, lui, n’a jamais tout à fait renié la psychanalyse. Mais il existe aussi d’autres courants de l’ethnopsychiatrie contemporaine. En Italie, par exemple, celle-ci se réclame volontiers de l’anthropologie d’Ernesto De Martino (1908-1965), concepteur, dès les années 1950-1960, d’une réévaluation des savoirs magico-rituels du sud de la péninsule, jusque-là perçus comme arriérés et subalternes, dont il s’agit de montrer la prégnance, les ressources propres et l’insistance dans la mentalité collective (De Martino est, lui aussi, fortement influencé par Gramsci). Disons, pour schématiser, que l’ethnopsychiatrie française est fondée sur une récupération néo-pragmatiste et postmoderne des thérapies traditionnelles alors que l’ethnopsychiatrie italienne a une empreinte plus politique, liée à l’historicisme critique et au legs de Fanon. Dans un cas comme dans l’autre, on tente de construire un espace centré sur le soin, sur les cas cliniques, sur des protocoles et des dispositifs de soin collectifs, irréductibles au dispositif de la séance à deux, fondée sur le transfert et le maniement exclusif de la parole. Bref, il s’agit d’une pratique nouvelle n’ayant de rapport strict ni avec la psychiatrie ni même avec la psychanalyse.

Sophie Mendelsohn : C’est en effet là que l’on peut situer ce qui distingue l’orientation ethnopsychiatrique de ce qui pourrait constituer l’horizon d’une psychanalyse dite post-coloniale : il s’agirait moins de soigner la douleur de l’exil en la référant à l’éviction d’une culture originaire que de travailler avec les formations de l’inconscient auxquelles donne lieu l’inscription dans une culture autre – et imposée par le contexte colonial ou post-colonial, pour ce qui concerne l’histoire française.

Livio Boni : Cela dit, il est frappant de constater comment certains arguments utilisés contre l’ethnopsychiatrie en France entre la fin des années 1990 et le début des années 2000 se retrouvent, presque tels quels, dans la tribune des 80 psychanalystes contre les études dites décoloniales : le soupçon de communautarisme, d’américanisme, d’identitarisme, de culturalisme, voire de racisme... le débat ne semble pas avoir tellement évolué ! La participation de Tobie Nathan au Livre noir de la psychanalyse, en 2005, en réaction à certaines attaques, n’a pas arrangé les choses. L’heure est à la diffusion d’une psychanalyse transculturelle un peu molle, qui se répand dans les services de santé mentale. Après coup, on peut peut-être considérer qu’une occasion a été alors manquée de jeter de nouvelles passerelles entre la psychanalyse, l’anthropologie post-structuraliste et les enjeux d’une clinique post-coloniale.

Sophie Mendelsohn : C’est précisément pour ne pas passer à côté d’une nouvelle occasion, offerte par les débats actuels, que nous avons voulu constituer un groupe de travail, le Collectif de Pantin, dans l’idée que la psychanalyse pourrait en quelque sorte y renouveler les vœux par lesquels elle s’est liée à la culture dans une certaine discordance féconde...

Il a été fait grand cas dans la tribune du Monde du « narcissisme des petites différences », expression ironique par laquelle Freud désignait la complaisance que l’on peut facilement avoir pour ce qui ressemble à des traits distinctifs, susceptibles d’être convertis en traits de distinction – il semble pourtant vraiment difficile de considérer que les effets de la racisation alimentent principalement un snobisme... On pourrait sans doute faire un usage moins offensant, et plus productif, de cette notion de narcissisme. En qualifiant la psychanalyse de « troisième blessure narcissique », à la suite de celles infligées par Copernic et Darwin, qui avaient déjà sérieusement mis à mal le credo anthropocentrique, Freud justifiait certes à l’avance les résistances qu’elle allait soulever, mais il relevait surtout l’affinité implicite dans laquelle elle se trouve avec tout ce qui vient décentrer le sujet – écart à soi qui ne cesse de travailler le rêve de puissance, d’unité et de transparence qui constitue l’horizon d’accomplissement imaginaire du sujet, où celui-ci disparaîtrait néanmoins s’il se réalisait.

La tâche psychanalytique est donc double à cet égard : d’une part repérer sous quelle forme cette blessure du décentrement se renouvelle dans l’histoire et dans les révolutions de la culture (ça n’a pas tout à fait les mêmes effets d’avoir à prendre en compte que l’homme descend du singe ou qu’il n’est pas, dans sa version occidentale, le modèle de toute universalisation possible, comme les études post-coloniales le montrent), et d’autre part se rendre attentive aux stratégies inconscientes du sujet pour s’en défendre. Nous sommes repartis de l’idée tout à fait freudienne que c’est la défense qui parle le mieux de la blessure, et que c’est en travaillant avec la défense que la blessure cesse d’être une menace pour devenir le foyer paradoxal d’une créativité subjective, voire d’un style, qui est aussi celui d’une époque. Ainsi, c’est en mobilisant dans nos recherches la notion freudienne peu exploitée de « démenti » (Verleugnung) que nous avons notamment pu suivre les effets d’une mémoire de la colonisation qui ne s’est pas constituée, et qui tient ensemble, mais sans que ce commun puisse être reconnu comme tel, ceux qui ne peuvent pas transmettre à leurs enfants l’histoire dont il sont issus et qui est frappée de honte, et ceux qui ne peuvent pas y avoir accès parce qu’elle n’est pas mise en circulation – l’enseigner impliquerait une certaine désidentification à la construction du récit historique officiel contre laquelle nous prémunit justement le démenti. Or, travailler en analyse sur les défenses du sujet, c’est toujours aussi avoir conjointement à faire à la résistance du psychanalyste : maintenir ouverte mais vivable cette blessure narcissique à partir de laquelle les trajectoires individuelles peuvent rencontrer les mouvements collectifs de manière dynamique n’est jamais garanti, pas même par la psychanalyse...

La Vie des idées : Quelle est la place de la clinique dans la psychanalyse post-coloniale ?

Livio Boni : Une fois de plus, il n’existe pas de psychanalyse post-coloniale à proprement parler, mais plutôt une série de lieux, d’auteurs et de conjonctures où la psychanalyse s’est laissée travailler et déplacer par cette question du rapport entre décolonisation de soi et décolonisation collective. Mes recherches et mon intérêt pour la question post-coloniale ont donné une autre inflexion à mon écoute « ordinaire ». Certaines formes de mélancolisation du sujet, de raidissement imaginaire et corporel, d’absence à soi-même ou de conformation excessive au discours dominant m’apparaissant, par exemple, désormais indissociables d’un malaise dans la civilisation post-coloniale. J’ai appris à écouter autrement certaines formes de délire racial, voire raciste, qui peuvent à leur tour représenter, dans certains cas, autant des tentatives de sortir d’une impasse mélancolique ou paranoïaque en réintroduisant des formes, même fantasmatiques et paradoxales, de multiplicité. C’est donc aussi dans le travail clinique « classique », et pas seulement dans une clinique de l’exil ou de la migration, que l’ouverture de la psychanalyse au post-colonial peut se révéler porteuse, et non pas uniquement dans le travail avec des sujets ou des situations qui incarnent explicitement pareille condition.

Sophie Mendelsohn : Il n’y a pas de psychanalyse sans clinique. Qu’il se trouve des gens pour chercher à dire et à démêler en parlant ce qu’ils perçoivent eux-mêmes comme des empêchements à vivre justifie la pratique de la psychanalyse et situe la fonction sociale des psychanalystes. Autrement dit, tant qu’on pourra considérer qu’en parlant on peut s’éclairer sur l’énigme qu’on est pour soi-même, et travailler ainsi à dégager les voies par lesquelles on peut s’éprouver, enrichir son existence, l’élargir en s’y rendant plus intensément présent, la psychanalyse continuera à exister et renouveler les questions qui orientent sa pratique. Elle n’existe donc pas hors-sol. Ceux qui choisissent de venir nous parler se situent à l’articulation d’histoires familiales construites sur plusieurs générations, et de l’histoire collective qui laisse partout son empreinte. Ainsi le choix que nous avons fait de nous intéresser de près à la place qu’occupe la race dans la vie de l’inconscient, avec le Collectif de Pantin, tient-il au constat que le discours des patients a changé à cet égard. Ce qui s’énonce sur le divan est tributaire du discours social ambiant : tant que le consensus dominant invisibilisait la race dans l’espace social au nom de la construction d’un récit national pris dans un idéal assimilationniste, cette question était majoritairement absente aussi bien des compte rendus cliniques que de la théorie – je pense ici au rêve d’une patiente antillaise, qui se regardant dans le miroir s’aperçoit que les traits distinctifs de sa physionomie, qu’elle avait pensé la veille avoir enfin réussi à aimer, se trouvaient déformés au point de rendre illisible son image, ainsi rendue méconnaissable par l’imposition d’une racialisation qui constituait pour le sujet une sorte d’inintégrable doublure de son être.

L’attention sociale portée en France à la question de la race depuis une dizaine d’années dans des travaux universitaires, qui ont à la fois trouvé des relais militants et médiatiques, a sous cet angle modifié conjointement l’orientation des discours et le rapport à soi-même – cette articulation a été nommée « parlêtre » par Lacan, par où se dit l’inscription dans le langage du sujet de l’inconscient. On a pu considérer qu’il s’agissait là de la signature structuraliste et (donc) anhistorique du sujet conçu par Lacan – mais une lecture contraire peut en être faite : les signifiants qui tout à la fois nous disent et nous permettent de nous dire sont eux-mêmes des productions de la culture, en ce sens que les significations qu’ils véhiculent sont soumises à variation. Qu’il soit devenu possible dans l’espace hexagonal de se considérer soi-même comme racisé a des effets sur la manière dont on construit son histoire singulière et dont on la vit. Ainsi, des angles aveugles de l’histoire sont-ils susceptibles d’acquérir pour chacun une visibilité nouvelle, ce qui a d’abord un effet clivant socialement. Les descendants de harkis font l’épreuve d’un savoir pris dans une double répudiation, qui les situe en quelque sorte en position de tiers terme, mais tiers exclu, de la construction intrinsèquement binaire produite par la politique coloniale. Il n’y a pas de doute que ce tiers exclu vienne hanter le rêve social d’homogénéité et l’inverser à l’occasion en cauchemar, où l’impensé de l’histoire vient s’imposer en faisant effraction. Et conjointement, découvrir, à l’occasion d’une prise de parole publique de harkis concernant la demande de réparation faite à l’État français, que les effets de la race perdurent au-delà de la fin du temps colonial dans la longue durée d’une histoire désormais recentrée sur l’espace hexagonal, a également des effets chez ceux qui ne se voient pas comme racisés : une inquiétude surgit de se rendre compte que le monde relativement pacifié auquel on pensait appartenir est traversé de lignes de clivages qui rendent tangibles les ségrégations qui structurent l’espace commun et le conflictualisent.

Si l’on peut aujourd’hui prétendre parler d’une « psychanalyse post-coloniale », c’est uniquement dans la mesure où la psychanalyse saurait se rendre attentive au malaise dans la culture qui résulte de ces remaniements majeurs qui font suite à la fin – interminable – des empires. Le récit national unifié et unifiant étant devenu impossible à produire, charge à chacun de trouver la boussole à partir de laquelle construire ses trajectoires propres de désir, de plaisir et de souffrance, et de se débrouiller avec leur caractère impartageable. Une psychanalyse post-coloniale travaillerait avec chacun, dans des configurations à chaque fois distinctes, à se déprendre de l’horizon d’homogénéité qui rejoue à l’échelle individuelle comme à l’échelle collective l’illusion de la clôture unitaire. La psychanalyse n’a pas vocation à « soigner » la société. Mais pouvoir prendre acte des effets produits par notre division et des manières dont on peut la réengager dans la culture donne un point de vue privilégié sur les conditions de désaliénation propres à une époque donnée.

par Sarah Al-Matary, le 10 janvier 2020

Pour citer cet article :

Sarah Al-Matary, « L’inconscient post-colonial. Entretien avec Sophie Mendelsohn et Livio Boni », La Vie des idées , 10 janvier 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-inconscient-post-colonial

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Notes

[1Un collectif de 80 psychanalystes,  Panique décoloniale chez les psychanalystes ! »->https://www.liberation.fr/debats/2019/10/03/panique-decoloniale-chez-les-psychanalystes_1755259" class='spip_out' rel='external'>« La pensée “décolonialeˮ renforce le narcissisme des petites différences », Libération, 4 octobre 2019, p. 24. Libération a accueilli le 10 octobre suivant une tribune où Thamy Ayouch affirmait que la psychanalyse « est fondamentalement politique » (« La psychanalyse est le contraire de l’exclusion », p. 24).

[2S. Freud, « D’une vision du monde », in Nouvelles Conférences de psychanalyse, leçon XXXV (1933). Dans des pages qui ne sont pas sans rappeler l’analyse kantienne de l’enthousiasme révolutionnaire de 1792, et tout en pointant les nouvelles « illusions » colportées par le bolchevisme, sa projection de l’agressivité sur l’extérieur, son messianisme para-religieux, Freud définit néanmoins comme « grandiose » la tentative révolutionnaire, en ajoutant que « le bouleversement qui a lieu en Russie – malgré tous ses traits peu réjouissants – n’en apparaît pas moins comme le message d’un avenir meilleur ».

[3Cf. A. Gramsci, « Pour une historiographie des groupes sociaux subalternes », 25e cahier, in A. Gramsci, Cahiers de Prison 19-25, Paris, Gallimard, 1978, p. 305.

[4Cf. Girindrasekhar Bose-Sigmund Freud. Correspondance inédite 1921-1937. Traduction et introduction par L. Boni, Lettres de la SPF, n° 41, 2019.

[5Cf. Girindrasekhar Bose, « La résolution du désir œdipien », trad. de Thamy Ayouch, in Recherches en psychanalyse, 1, 2004.

[6On lui doit notamment l’important La vérité de Gandhi. Les Origines de la non-violence (Flammarion, 1974).

[7Cf. Ashis Nandy, L’ennemi intime. Perte de soi et retour à soi sous le colonialisme, Paris, Fayard, 2007.

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