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Recension Philosophie

L’animal désacralisé

À propos de : Florence Burgat, Ahimsa. Violence et non-violence envers les animaux en Inde, Maison des Sciences de l’Homme


par Françoise Armengaud , le 21 avril 2014


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Sacré et respecté, l’animal en Inde ? Un mythe, selon la brève enquête menée par la philosophe Florence Burgat. La non-violence y est souvent synonyme d’abandon et d’indifférence, et la violence effective déléguée aux pays voisins.

Recensé : Florence Burgat, Ahimsa. Violence et non-violence envers les animaux en Inde, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, collection Interventions, 2014, 214 p., bibliographie, glossaire, photos noir et blanc. 12 €.

Si l’on doutait que le voyage puisse avoir encore aujourd’hui un sens autre que touristique — ou sinon voué à un reportage géopolitique d’envergure, ou bien encore lyriquement subjectif et personnel — le livre de Florence Burgat apporte un exemple probant, celui où la découverte d’un pays, lorsqu’elle est guidée par une préoccupation intense et précise, amène à une réflexion inédite. Le titre de l’ouvrage : Ahimsa, est le terme désignant en sanskrit la non-violence, la volonté de ne pas nuire, l’absence d’intention de faire mal, dont la compassion est un effet. Il résume une philosophie et semble pour la plupart des gens caractériser l’attitude de l’Inde envers les animaux (il nous est rappelé que la Constitution indienne fait de la « compassion à l’égard des êtres vivants l’un des devoirs fondamentaux des citoyens » — Article 51A). Mais le sous-titre est explicite : violence et non-violence. Si la non-violence envers les animaux est prescrite, si elle fait partie profondément de la culture et de la pensée d’une partie des Indiens, on pressent déjà que la violence est exercée envers les animaux comme partout ailleurs dans le monde.

Au terme de sa brève mais significative enquête menée en février 1998, dont ce livre est en partie le « journal », Florence Burgat prend la mesure de cette croyance nourrie par la plupart des occidentaux : l’idée que l’Inde est le pays des vaches sacrées où les animaux sont respectés. Florence Burgat est partie avec un programme bien déterminé : sa mission est de collecter des données concernant les mouvements de défense des animaux en Inde, et les étapes de son itinéraire sont ponctuées par les rendez-vous et les visites dans trois très grandes villes de l’Inde : Delhi, Bombay, Madras. Mais surtout, elle a en tête une immense interrogation : jusqu’à quel point l’appel à l’Inde « pour illustrer et exemplifier une pensée et un mode de vie fondés sur la non violence à l’égard des animaux, leur protection, les soins », est-il fondé ? En effet, écrit-elle, lorsque l’on cherche « l’antithèse du modèle occidental sur le plan des représentations et des pratiques concernant les animaux, c’est toujours l’Inde qui est invoquée ». Un exemple célèbre est celui d’Albert Schweitzer qui pour développer son éthique du respect de la vie emprunte ses exemples à Gandhi. Qu’en est-il réellement ?

Le parcours d’une phénoménologue de l’animalité

Toutefois, avant d’entreprendre l’investigation de cette question, il ne sera pas inutile de rappeler très brièvement l’itinéraire philosophique de Florence Burgat. C’est en phénoménologue qu’elle poursuit depuis plus de vingt ans une recherche à la fois critique et constructive sur les animaux. Mettant en examen les présupposés de sens commun : l’animal échappe à la question éthique, le tuer n’est pas un meurtre, la violence à son égard n’est pas une violence, elle affirme que tout se passe « comme si le droit absolu de disposer de l’animal était essentiel à la définition de l’humain comme l’autre de l’animal ». Dans Liberté et inquiétude de la vie animale (2006), elle prolonge l’analyse des sophismes, des inconsistances et des contradictions dans les philosophies de la différence radicale, mais surtout elle montre en quoi les approches phénoménologiques, à commencer par celle de Hegel dans sa philosophie de la nature, font de l’animal un sujet de sa vie. Si l’entreprise s’inscrit dans la déconstruction du discours sur la différence anthropozoologique, notamment en s’interrogeant avec Derrida sur l’usage illégitime de ce singulier, « l’Animal », ce mot que les hommes ont institué pour désigner en réalité une infinie diversité de vivants et de manières d’être à l’égard desquels il décide de ne se reconnaître aucune responsabilité, elle n’aboutit pas pour autant à une pure et simple perspective continuiste, qui ne préjuge et ne résout en rien le problème principal, à savoir le problème éthique, car au mieux cette perspective fait des animaux des « frères inférieurs » et jamais des singularités authentiques et singulières pensées pour elles-mêmes. Dans son premier livre, intitulé Animal mon prochain, elle décrivait l’expérience éthiquement fondatrice de la pitié comme une expérience d’identification qui donne un sens à la fois éthique et ontologique à la relation engagée avec l’autre. Elle donne alors une place importante à la pitié, dont elle minimiserait aujourd’hui considérablement la portée morale et la portée comme fondement pratique. En effet, elle estime à présent que l’expérience que Schopenhauer décrit, s’il en fait un « fondement de la morale », n’apparaît qu’au titre d’expérience existentielle — si on peut risquer cet anachronisme — où mon intérêt propre disparaît parce que je m’abîme dans l’autre. Dans son dernier livre paru en 2012 : Une autre existence — La condition animale, elle pose la question : « À quelles conditions une vie peut-elle être qualifiée d’existence ? », l’enjeu étant cette autre question : « N’y a-t-il que l’homme pour vivre sa vie ? » Il s’agit en fait, dans une perspective phénoménologique, de restituer à la vie animale sa dimension d’intériorité, et de montrer comment, grâce à cette méthode, peut s’élaborer une conception de la subjectivité liée à une théorie de l’organisme (référence est faite à Goldstein, Simondon, Canguilhem, Merleau-Ponty). On serait tenté de considérer que la conclusion qui ressort de cet ouvrage se formule en termes de droits : le droit le plus fondamental de tout vivant est le droit à poursuivre sa vie. Or ce livre ne constitue pas directement une entreprise de fondation du droit, en tout cas il ne l’articule pas. Cependant on peut estimer qu’il apporte un élément supplémentaire à la notion de « sujet-d’une-vie » dans la théorie du droit de Tom Regan, contre une perspective utilitariste. L’écriture du voyage en Inde intervient au sein de cet ensemble de réflexions philosophiques et de convictions éthiques ici hâtivement résumées.

Une enquête accablante

L’enquête menée par Florence Burgat la conduit à la rencontre des responsables d’associations locales pour la défense des animaux, ainsi que de responsables ministériels et à la visite des refuges pour les animaux abandonnés trouvés sur la voie publique, des hôpitaux pour ceux qui sont trouvés malades ou infirmes. C’est ainsi qu’elle découvre le refuge Jeevashram, puis une société végétarienne dont la devise est : « La paix dans le monde par le végétarisme », un autre refuge : The Friendicoes Society for Eradication of Cruelty to Animals, le Jaïn Birds Hospital et bien d’autres. Ce sont les chiens et les vaches qui sont le plus souvent concernés. Les chiens sont recueillis dans certains refuges. Mais ces derniers, parfois comparables à des mouroirs, sont généralement surchargés et misérables. À New Delhi, c’est la négligence qui frappe. Évoquant les chiens du refuge Sanjay Gandhi Memorial Animal Care Center, « si faibles qu’ils ne pouvaient se tenir debout », elle écrit : « C’était l’abandon, ici et là qui se redisait, immobilité pétrifiée ou errance exorbitée, dans une même obscurité ». De nombreuses municipalités ont longtemps pratiqué l’électrocution systématique des chiens errants, pour contrôler (en vain) leur prolifération. C’est au moment où ces électrocutions commencent à être stoppées que Florence Burgat découvre ces refuges où on les opère pour les stériliser puis les replacer en ville, conformément à l’Animal Birth Control Program, un programme est mis en œuvre par un certain nombre d’associations pour veiller au contrôle de la population canine et à sa vaccination. Dans quelques refuges, on refuse de donner de la viande, par idéal de non-violence, dans d’autres non, afin de ne pas imposer un régime difficile à supporter pour des animaux physiologiquement carnivores. Quant aux vaches, leur simple vie, ou survie, dans les rues des vil es, est pénible. Placé par Florence Burgat en exergue, un texte de Pasolini, extrait de L’odeur de l’Inde (1974), à propos des vaches sur la route, mêlées à la foule et aux véhicules, est toujours d’actualité : « Pauvres vaches maculées de boue, maigres à en devenir obscènes [...] masses noir et gris, de faim, d’égarement ». Pénible également leur vie dans les refuges : « Il faut être allé dans les refuges pour voir ces grands animaux accidentés, apprendre que, sans nourriture, ils font les poubelles, avalent indistinctement les déchets et du même coup des sacs en plastique et souvent des morceaux de verre. Leur ventre gonfle, et beaucoup meurent d’occlusions intestinales ». Enfin le transport sur de longues distances et dans de très mauvaises conditions des vaches, qui, en raison de leur statut de « sacrées », ne peuvent être abattues en Inde (sinon dans les pires conditions de clandestinité), mais le sont dans les abattoirs des deux États indiens communistes : le Kerala et l’Ouest du Bengale. Les conditions et méthodes d’abattage sans étourdissement préalable sont douloureuses et les animaux sont tués sous les yeux de leurs congénères. Or il faut savoir que l’Inde est devenue en 2012 le premier exportateur mondial de viande bovine. En conséquence, le mythe de la vache sacrée ressort « bien écorné », comme l’écrit l’auteure : « Quand on pense que les voyageurs prennent les vaches errantes pour des bêtes “sacrées”, s’imaginant sottement que rien ne leur arrive ! ». Cependant, le propos de l’auteure n’est pas de juger un pays à l’aune d’une exigence qu’on aurait à son égard, parce que ce pays se serait flatté de l’incarner, mais de mesurer l’écart entre les illusions occidentales (nourries, il est vrai, par des textes et par certaines pratiques) et leur réalité.

Il s’agit — mais pas seulement — d’un « journal » : Florence Burgat n’hésite pas à livrer ses impressions au jour le jour. C’est ainsi qu’elle formule cette note terrible, que certains pourraient considérer comme typique d’une « néophyte » de l’Inde, et où elle associe étroitement (ce n’est pas la seule fois) humains et animaux : « Je me lève avec ce goût de l’Inde qui est pour moi celui de l’hébétude à laquelle sont condamnés tant d’hommes, de femmes, d’enfants, de chiens et de vaches, en quête d’une pièce, d’un petit quelque chose à manger. L’enfer commence ici, au cœur de cette vie jetée, anarchique et misérable, entêtée pourtant, accroissant sans cesse le nombre de ses gueux ». Il lui est arrivé de songer au film Los Olvidados de Luis Buñuel, lorsqu’elle a vu un être infirme qui « tape surtout aux carreaux des taxis pour demander l’aumône, puis repart, singulièrement minuscule, dans la nuit sourde qui bat sans répit, avec cet entêtement qui restera pour [elle] le tempo de l’Inde », et qui constitue la marque de « cette vie échevelée et qui n’a pas d’autre entêtement et pas d’autre but que celui de vivre ».

Casuistique de la non-violence

L’importante postface d’une trentaine de pages qui fait suite au journal donne un éclairage historique et théorique sur le végétarisme, mais aussi sur les manières de mettre à mort les animaux ainsi que sur la question du sacrifice, sur la doctrine de la non-violence envers l’ensemble des êtres vivants, formulées par l’hindouisme et le bouddhisme mais portée à son plein accomplissement par le seul jaïnisme, ainsi que sur la création des goshalas et des pinjrapoles, asiles, lieux de soins, institutions d’accueil des animaux improductifs ou abandonnés dont les premières formes remontent à trois mille ans. À la suite de la postface viennent quelques textes inédits, la plupart des lettres, traduits de l’anglais en français par Florence Burgat, où Gandhi met à l’épreuve la doctrine de la non-violence dans des situations concrètes, lorsque des décisions difficiles doivent être prises. Auparavant, Florence Burgat a noté que Gandhi « n’a cessé de dénoncer la responsabilité des hindous dans la souffrance animale et, pour tout dire, leur hypocrisie qui consiste à brandir l’idéal de pureté et de croyance dans le caractère sacré des vaches tout en les vendant aux bouchers musulmans ».

Enfin une Annexe de quelques pages, éditée par l’Animal Welfare Board of India de Madras en 1998 et traduite également par Florence Burgat, expose les finalités et l’organisation de cette association.

L’auteure a souhaité donner une description sans prétention à l’objectivité, toutefois soucieuse d’exactitude : les chiffres sont donnés, les cadres, décors sont plantés, les interlocuteurs également. Mais rien n’atténue la crudité de la rencontre, ce qui est ressenti dans l’émotion la plus vive : c’est en écrivain que Burgat retrace les étapes de ce voyage et nous fait partager son regard original et singulier tant sur les humains que sur les animaux. Les animaux sont toujours perçus par elle comme des individus, des êtres singuliers doués d’une destinée personnelle. La détermination chez leurs défenseurs est évoquée et décrite avec minutie par l’auteure, qui se reconnaît souvent fascinée par le dévouement de certaines personnes qui se consacrent à des êtres misérables.

Après ce voyage, l’auteure dit avoir eu en elle « longtemps la sensation qu’une sorte de poche s’était formée où continuait de battre le cœur de l’Inde ». On peut y voir la source d’une maturation de la mémoire qui donne au récit d’aujourd’hui allure de méditation. Et lorsque Florence Burgat s’aperçoit du risque pris dans pareille entreprise : « En racontant ce que je voyais, je me racontais aussi... », il est trop tard ! Mais cela ne fait qu’ajouter à la richesse du livre.

par Françoise Armengaud, le 21 avril 2014

Aller plus loin

Florence Burgat est directrice de recherche à l’INRA, détachée aux Archives Husserl de Paris (UMR 8547 ENS-CNRS). Co-rédactrice en chef de la Revue Semestrielle de Droit Animalier. Elle a écrit notamment :

Animal mon prochain, préface d’Élisabeth de Fontenay, Paris, Éditions Odile Jacob, 1997.

Liberté et inquiétude de la vie animale, Paris, Éditions Kimé, 2006.

Une autre existence. La condition animale. Paris, Éditions Albin Michel, 2012.

Voir aussi l’article « Animal » co-écrit avec Gilles Trabout dans le Dictionnaire de l’Inde contemporaine (Armand Colin, 2010) ainsi que le chapitre sur Gandhi dans le collectif Nalini Balbir et Georges-Jean Pinault, Penser, dire, représenter l’animal dans le monde indien, Éditions Honoré Champion, 2009.

 F. Armengaud animera un débat : La violence, la compassion, le vivre ensemble : attitudes des humains envers les animaux. Soirée-débat autour des ouvrages de Florence Burgat : Ahimsa, de Marion Vicart : Des chiens et des hommes, et de Patrice Rouget : La violence de l’humanisme. 15 mai, 19h-21h, au comptoir de la Maison des Sciences de l’Homme, 87 rue Claude Bernard.

Pour citer cet article :

Françoise Armengaud, « L’animal désacralisé », La Vie des idées , 21 avril 2014. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-animal-desacralise

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