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Recension Histoire

L’État vu de ses marges

À propos de : William J. Novak, Stephen W. Sawyer et James T. Sparrow (dir.), « Beyond stateless democracy », The Tocqueville Review/La Revue Tocqueville ; Boundaries of the State in US History, Chicago.


par Claire Lemercier , le 29 août 2016


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À l’initiative de deux ouvrages collectifs, William Novak, Steven Sawyer et Jim Sparrow poursuivent leur œuvre de rénovation de l’histoire de l’État nord-américain. Ne se limitant pas à en arpenter les frontières, ils l’étudient comme un pouvoir à côté d’autres, en relation avec d’autres. Espérons qu’ils montreront la voie à l’histoire d’autres États, pas seulement démocratiques.

Recensés : William J. Novak, Stephen W. Sawyer et James T. Sparrow (dir.), « Beyond stateless democracy », The Tocqueville Review/La Revue Tocqueville, vol. 36, n° 1, 2015 et James T. Sparrow, William J. Novak et Stephen W. Sawyer (dir.), Boundaries of the State in US History, Chicago, Chicago University Press, 2015.

Faible, l’État aux États-Unis ? Les discours anti-étatistes s’y accommodent très bien d’une armée et d’un système carcéral aussi forts que coûteux. L’ouvrage de Bernard Harcourt, The Illusion of Free Markets. Punishment and the Myth of Natural Order (Cambridge, Harvard University, 2011), a posé comme également caractéristiques du néolibéralisme, et fondamentalement liés, le dogme du marché libre et l’incarcération de masse. Pourtant, le sens commun, sur place aussi bien qu’en Europe, met toujours en avant le diagnostic posé par Tocqueville au XIXe siècle : l’État états-unien serait des plus légers, et à l’inverse la société civile (Églises, associations, philanthropie, etc.) des plus fortes.

L’État oublié puis redécouvert

Les travaux historiques des trente dernières années ont pour beaucoup suivi ce diagnostic et (à l’exception d’une histoire politique à l’ancienne fascinée par les présidents) ont considéré qu’on pouvait étudier la société sans trop prêter attention à l’État. Ce sont des politistes, du courant dit American Political Development, qui se sont saisis de l’histoire pour réévaluer un État qu’ils ont décrit comme moins faible qu’on le croyait (du moins au XXe siècle), mais toujours exceptionnel.

Depuis près de dix ans, William J. Novak, Stephen W. Sawyer et James T. Sparrow ont œuvré à décrire et surtout à changer cette situation, en fédérant des historien.ne.s qui s’attachaient à redécouvrir l’État à partir de pratiques sociales situées, dans les domaines les plus variés, des bureaux de douane de la jeune République aux missions de développement d’après la décolonisation. Deux copieux ouvrages collectifs sont issus de ces travaux ; d’une cohérence exceptionnelle, ils produisent ensemble une image renouvelée de l’État, décentrée par rapport à la bureaucratie.

L’image que les auteurs veulent éviter est celle du « placard à dossiers blindée filant sur les rails du progrès » (« a weaponized filing cabinet on the rails of progress », Boundaries, p. 4). C’est dire qu’ils en veulent à Max Weber, en tout cas au type de retour à Weber promu par l’American Political Development, qui aborde l’État par ses hauts fonctionnaires, et qui reste de ce fait fasciné par la question de son autonomie, et ainsi le réifie. Pour nos auteurs, il est urgent de choisir d’autres points de référence qu’une version stylisée de la Prusse du XIXe siècle. Pour autant, ils ne se satisfont pas d’une dissolution de l’État dans le social.

De la centralité des frontières

Ils ont donc cherché ailleurs des ressources analytiques : un travail dont rend compte le dossier de La Revue Tocqueville. Les novices y trouveront une introduction exceptionnellement claire aux théories concurrentes de l’État et à leurs limites (particulièrement dans l’article de W. Novak) et les spécialistes, des propositions novatrices (notamment dans la relecture de Michel Foucault par S. Sawyer). On ne peut que rendre hommage à cette revue d’avoir accepté des articles d’un format inhabituel, parfois très longs, parfois aux allures de cours, parfois de recherche de pointe, et qui pourtant se lisent très bien. Revenant donc à M. Weber, M. Foucault, mais aussi P. Bourdieu et J. Dewey (dans un exercice trop rare d’internationalisme théorique), nos auteurs se réapproprient des propositions avancées il y a trente ans par deux Britanniques : le sociologue Michael Mann, qui parle de « pouvoir infrastructurel », par opposition à un pouvoir « despotique », pour décrire la capacité de l’État à faire exister ses politiques par une pénétration dans la société civile ; et le politiste Timothy Mitchell, qui souligne l’intérêt d’étudier les frontières mouvantes de l’État telles qu’elles sont délimitées et débattues par les acteurs, plutôt que d’en poser d’avance une définition.

W. Novak, S. Sawyer et J. Sparrow leur ajoutent un apport propre. Le retour à Foucault, loin de dissoudre l’État dans la gouvernementalité et les relations de pouvoir, lui donne toute sa place : celle d’un pouvoir à côté d’autres, en relation avec d’autres, mais pas d’un simple pouvoir parmi d’autres. Il s’agit en effet de ne plus considérer l’État comme cette organisation qui contrôle des territoires grâce à un monopole de la coercition : il y a d’autres pouvoirs, et l’État peut être plutôt préoccupé de convaincre, d’obtenir un consentement, que de contraindre. Chacun de ces pouvoirs est toutefois fortement défini, et ils le sont souvent les uns contre les autres : Foucault prenait l’exemple du pouvoir de l’État et de celui de la famille, parfois opposés, parfois se soutenant mutuellement, mais précisément parce qu’ils se définissaient comme différents (Revue Tocqueville, p. 141).

L’État mis en avant ou invisibilisé

Dès lors, l’attention peut être portée sur ce processus de définition et redéfinition de frontières, notamment d’invocation de l’État, ou non, selon les circonstances ; et sur les « effets d’État » (state effects) qui s’ensuivent, c’est-à-dire les conséquences pratiques de ces discours d’appel ou de rejet de l’État. Comme tout passage du singulier au pluriel, de la chose au processus, ce geste peut présenter des risques de dissolution de tout intérêt analytique dans un banal constat de complexité. Nos auteurs courent ce risque par endroits, lorsque, après avoir justement critiqué les métaphores des autres (comme l’idée d’un jeu à somme nulle, où la société civile gagnerait ce que l’État perdrait), ils laissent filer les leurs. Ainsi, ils parlent souvent de porosité ou de perméabilité, voire de dissolution des frontières : comme si l’évocation de circulations, d’alliances ou de délégations de pouvoirs conduisait mécaniquement à une indifférenciation. Mais il ne s’agit que de glissements de langage. L’apport de l’entreprise théorique menée dans La Revue Tocqueville, comme de l’ouvrage plus empirique publié en parallèle, est bien d’arpenter ces frontières, qui, si elles sont régulièrement redéfinies, n’en gardent pas moins toute leur force. Cet arpentage permet d’ordonner la diversité des interactions qui y ont lieu – et qui, bien souvent, ne pourraient avoir lieu si les acteurs ne s’accordaient pas d’abord sur ce qui relève de l’État et ce qui n’en relève pas.

Il ne s’agit en effet pas seulement de dire que l’on voit mieux l’État lorsqu’on regarde à ses frontières : plus qu’un beau point d’observation historique, ces zones d’interaction sont constitutives de l’État, qui n’aurait sans elles ni définition ni moyens d’action. Les études de ces interactions comme « technologies de pouvoir » (technologies of power) sont empiriquement très riches. On peut les regrouper en quelques grands types, que je vais maintenant présenter ; ils correspondent à des choix différents de modes d’action, plus ou moins contraints, plus ou moins explicitement délibérés par les acteurs s’identifiant comme les représentants de l’État.

De manière à première vue paradoxale, Boundaries of the State montre tout d’abord comment on peut accroître les capacités d’action de l’État en limitant ostensiblement son accès direct à certains domaines. Une très belle étude de Gabriel N. Rosenberg sur les clubs « 4 H » (Head, Hands, Heart, and Health, tête, mains, cœur et santé, métonymies des qualités qu’il s’agit de favoriser chez les jeunes ruraux) montre ainsi comment la réforme agricole et rurale est passée, tout au long du XXe siècle, d’abord aux États-Unis puis dans bien d’autres pays où cette organisation a été exportée, par des associations ostensiblement volontaires, intégrées dans la vie quotidienne, incorporées au sens fort (elles organisaient notamment des concours de santé). Elles étaient clairement encouragées tant par l’État que par les grandes entreprises phytosanitaires, mais circulations d’argent et autres traces visibles de cet encouragement étaient délibérément limitées. La politique considérée comme la plus efficace était de sembler ne pas en avoir et de laisser les ruraux se convertir eux-mêmes (Sylvain Brunier a montré un processus très similaire pour la France).

Dans d’autres cas, c’est symétriquement la présence, dans ce qui est conçu comme la sphère publique, d’éléments vus comme trop nettement extérieurs à l’État qui doit être combattue par une re-délimitation des frontières. C’est ce que montre Omar M. McRoberts en étudiant l’établissement stratégique de relations avec les Églises, notamment noires, par les fonctionnaires chargés de la « guerre contre la pauvreté » dans les années 1960. Pour eux, savoir ce qui se passait au sein des mouvements sociaux, notamment du mouvement des droits civiques, était crucial. On retrouve là un thème souvent présent dans Boundaries of the State, celui de la recherche d’informations sur l’opinion publique, inséparable d’un véritable travail de relations publiques de l’État, qui vise à assurer le consentement des citoyen.ne.s. Mais les fonctionnaires des années 1960 ne se contentaient pas d’observer les mouvements sociaux : ils cherchaient à y trouver des alliés, notamment dans les Églises. Cela impliquait une négociation serrée avec la séparation constitutionnelle de la religion et de l’État, qui passe par la construction d’une frontière entre « religion publique » et « religion privée » – cela autorisait notamment à financer certaines organisations religieuses, mais pas des activités considérées comme relevant strictement de la foi.

Troisième variante : parfois, la recherche d’alliances est au contraire ostensible, le public ne se dissimule pas derrière le privé ou vice versa, mais le soutien se donne à voir comme mutuel. C’est le cas pour l’agence fédérale chargée de la lutte contre les discriminations au travail après 1964 (l’Equal Employment Opportunity Commission), objet de très nombreuses études que R. Lieberman synthétise magistralement : faiblement dotée d’un point de vue bureaucratique, elle parvient à lancer les politiques de « discrimination positive » en coopérant activement avec les mouvements sociaux, chacun lançant ses propres forces dans la bataille.

Des coopérations public-privé : mais avec quel « privé » ?

Dans les trois cas précités, le choix, pour les représentant.e.s de l’État, porte donc sur la rhétorique à adopter pour désigner l’endroit où passe la frontière, pour mettre en avant ou non l’action publique. D’autres contributions mettent l’accent sur un choix un peu différent : si l’État travaille de fait souvent avec la société civile, ce n’est pas toujours avec les mêmes partenaires ; la « société civile » est en effet loin d’être un bloc. C’est notamment Elisabeth S. Clemens, déjà auteure d’études sur l’État « associationniste » (associational) états-unien, qui souligne ce point. Elle distingue ainsi, en matière de promotion du don et des associations charitables, la période rooseveltienne de celles qui ont précédé et suivi : sous Roosevelt, il y a eu un appel à tous les citoyens, pas uniquement les « élites », et une inclusion ostensible des syndicats parmi les associations légitimes. Au contraire, avant et après, c’étaient des associations se présentant comme plus locales, ou bien la philanthropie des élites économiques qui sont avant tout mobilisées et mises en avant.

Jason Scott Smith, qui s’intéresse, lui, aux politiques de développement économique du New Deal (aux États-Unis) et de l’après-guerre (de la reconstruction de l’Europe et du Japon au développement du Tiers monde), trouve un résultat opposé sur le fond : ici, malgré les changements de majorité politique, on retrouve les mêmes discours (la croissance comme but pour l’État), les mêmes alliés privilégiés dans la société civile (les très grandes entreprises, notamment de travaux publics) et assez largement les mêmes hommes, qui circulent entre ces entreprises et les administrations successives. Le résultat empirique est différent, mais la piste suivie est la même : ne plus s’étonner du fait que l’État utilise les forces du « privé », ni en faire un exceptionnalisme états-unien, mais regarder de plus près de quel « privé » il s’agit et quelle forme prennent frontières, circulations et coopérations.

Des leçons pour d’autres histoires

On ne peut que souhaiter que des entreprises du même type soient développées pour d’autres pays, et plus encore qu’elles se fassent de manière comparative et en prenant en compte les circulations de modèles, afin d’éviter que se développent trop de termes différents pour désigner, souvent de façon vague, les relations serrées de l’État et de la société civile (on pense, pour la France, aux débats récurrents sur le « corporatisme »). Peu après la parution des ouvrages recensés ici, la revue bilingue franco-allemande Trivium s’est lancée dans cette voie en proposant un numéro spécial sur « l’autorégulation régulée » (Regulierte Selbstregulierung, un concept allemand qui renvoie à l’idée, chère à W. Novak, que la société civile ne peut s’organiser que parce que l’État lui en donne les moyens juridiques.

Ces comparaisons doivent-elles se limiter aux sociétés démocratiques ? Ce serait sans doute le choix de nos auteurs : le dossier de La Revue Tocqueville est titré « Beyond stateless democracy » (dépasser l’idée de démocratie sans État) parce qu’ils veulent insister sur des formes de l’État qui seraient proprement démocratiques. C’est à la fois un choix politique et une manière de mettre l’accent sur la construction du consentement plutôt qu’uniquement sur la coercition. Ce choix implique qu’ils se concentrent sur la période contemporaine, et principalement sur le XXe siècle. Pourtant, il serait intéressant de mobiliser aussi les renouvellements de l’historiographie concernant les États non démocratiques du XIXe et du XXe siècles (de l’observation de l’opinion et la propagande à l’usage des organisations de jeunesse) et l’absolutisme (par exemple sa relation complexe avec les corporations en France). Il ne s’agit pas de dire que les relations avec la société civile y prenaient exactement les mêmes formes que dans les États-Unis d’aujourd’hui ; mais il est dommage d’exclure d’emblée la comparaison, tant l’armature théorique proposée par B. Novak, S. Sawyer et J. Sparrow peut susciter des relectures empiriques fécondes, bien au delà de leur terrain de prédilection.

par Claire Lemercier, le 29 août 2016

Aller plus loin

 Sur les théories de l’État : Michael Mann, « The Autonomous Power of the State : Its Origins, Mechanisms, and Results », The American Political Science Review, vol. 85, n° 1, 1991, p. 77-96.
Ces deux articles précédents, et d’autres, sont résumés et discutés en français dans Desmond King et Patrick Le Galès (dir.), « Conceptualiser l’État contemporain », Revue française de sociologie, vol. 52, n° 3, 2011.

 Sur des renouvellements similaires dans les travaux sur la France :

 Pour la France d’aujourd’hui, on peut se référer au volume de La Vie des idées : Patrick Le Galès et Nadège Vézinat (dir.), L’État recomposé, Paris, La Vie des idées-Puf, 2014.

 Sur les aspects plus historiques, on peut revenir au travail pionnier, non remplacé comme synthèse, de Pierre Rosanvallon, L’État en France de 1789 à nos jours, Paris, Le Seuil, 1990 (avec notamment sa notion d’État instituteur du social).

 Des présentations des renouvellements récents ont été proposées par Alain Chatriot, « La société civile redécouverte : quelques perspectives françaises », WZB Discussion Papers, n° 402, 2009 ; et par Sarah Gensburger, « Contributions historiennes au renouveau de la sociologie de l’État. Regards croisés franco-américains », Revue française de sociologie, vol. 52, n° 3, 2011, p. 579-602.

 Sur la notion de construction du consentement et celle, connexe, d’autorité, on peut se référer à Pierre Karila-Cohen (dir.), « Faire autorité dans la France du XIXe siècle », Le Mouvement social, n° 224, 2008 ; Nicolas Delalande, Les batailles de l’impôt. Consentement et résistances de 1789 à nos jours, Paris, Le Seuil, 2011 ; Sylvain Brunier, « Le travail des conseillers agricoles entre prescription technique et mobilisation politique (1950-1990) », Sociologie du travail, vol. 57, n° 1, 2015, p. 104-125.

 Sur « l’autorégulation régulée » : Peter Collin, Sabine Rudischhauser et Pascale Gonod (dir.), « Autorégulation régulée. Analyses historiques de structures de régulation hybrides » / « Regulierte Selbstregulierung. Historische Analysen hybrider Regelungsstrukturen », Trivium, n° 21, 2016.

 Sur les relations entre État et société dans des régimes non démocratiques :
Fanny Cosandey et Robert Descimon, L’absolutisme en France, histoire et historiographie, Paris, Le Seuil, « Points », 2002 ; Igor Moullier, « Administration et Öffentlichkeit. La reconfiguration des savoirs à l’époque napoléonienne », Perspectivia.net, actes du colloque Grenzen und Kontaktzonen, 2012 ; Sandrine Kott, Histoire de la société allemande au XXe siècle, 3. La RDA, Paris, La Découverte, « Repères », 2011.

Pour citer cet article :

Claire Lemercier, « L’État vu de ses marges », La Vie des idées , 29 août 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-Etat-vu-de-ses-marges

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