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Recension Philosophie

D’une classe à l’autre

À propos de : Chantal Jaquet, Les Transclasses, ou la non-reproduction, Puf


par Nicolas Martin-Breteau , le 26 décembre 2014


Comment peut-on penser les trajectoires individuelles ascendantes ? Comment comprendre le passage d’une classe à une autre ? Chantal Jaquet forge les concepts qui permettent d’étudier autrement la question de la reproduction sociale.

Recensé : Chantal Jaquet, Les Transclasses, ou la non-reproduction, Paris, Puf, 2014, 238 p., 19 €.

L’ouvrage de la philosophe Chantal Jaquet, Les Transclasses, produit d’un séminaire organisé à l’Université Paris-1, se propose de penser les trajectoires individuelles socialement ascendantes [1]. Plus largement, l’ouvrage cherche à penser l’exception afin de compléter plutôt que disqualifier la théorie de la reproduction sociale — un dialogue avec Pierre Bourdieu résumé d’une formule : « penser la distinction dans la distinction » (p. 5).

Pour ce faire, Chantal Jaquet s’attache à élaborer une théorie de la non-reproduction sociale grâce à la construction des concepts de transclasse et de complexion, et à la critique de ceux d’identité et de causalité.

Le projet est ambitieux. Dans une langue limpide, l’ouvrage aborde de façon originale des questions classiques et pose aux sciences sociales un triple défi, à la fois théorique, pratique et politique. À cet égard, le fait que l’appareil critique du livre soit fragmentaire ne réduit pas la fécondité de ses nombreuses pistes de réflexion. De futurs travaux pourraient très utilement venir les approfondir.

Un défi théorique pour les sciences sociales

Sur le plan théorique, le livre de Chantal Jaquet pose la question de la capacité du concept, nécessairement général, à penser ce qui est singulier. La réflexion de Chantal Jaquet s’ancre en effet dans la proposition de deux nouveaux concepts. Le premier — celui de « transclasse » — cherche à penser l’expérience des individus issus des classes populaires qui, au cours de leur vie, connaissent une trajectoire sociale ascendante, au sens propre extra-ordinaire. L’auteure préfère le concept de transclasse à celui de « transfuge de classe » qui, certes exprime le transfert, mais également la trahison. Forgé sur le modèle du terme transsexuel, le concept de transclasse indique la transition d’une classe à l’autre, sans jugement de valeur sur ce passage multiforme, à la fois géographique, économique, politique et culturel, et dont les causes et les conséquences sont à chercher aussi bien dans le contexte social que dans les dispositions individuelles.

D’après l’auteure, le phénomène des transclasses ne peut correctement s’analyser qu’en prenant en compte le jeu toujours composite, ambivalent et singulier du faisceau de déterminations à l’origine de la trajectoire particulière du transclasse. Ce point amène Chantal Jaquet à élaborer un deuxième concept — celui de « complexion », repris à Spinoza. Du latin con (avec) et plectere (tisser), la complexion entend saisir dans sa complexité l’entrelacs des déterminations physiques et mentales qui font l’originalité d’une vie singulière. La complexion représente ainsi l’incorporation d’un nœud de dispositions façonné par l’histoire individuelle. Dans le cas des transclasses en particulier la complexion permet de penser l’absence d’unité, le changement, voire le déchirement d’une personnalité vivant entre deux mondes incompatibles, oscillant entre honte et fidélité vis-à-vis du milieu d’origine, fascination et colère vis-à-vis du milieu d’arrivée — ce que Pierre Bourdieu avait appelé « habitus clivé » [2]. Chantal Jaquet récuse ainsi les fausses explications du hasard et de la personnalité pour rendre compte de la trajectoire des transclasses afin d’inscrire ce phénomène « sous le régime de la nécessité » (p. 24).

Le concept de complexion propose donc une « pensée combinatoire » (p. 97) pour comprendre les modalités de l’action, à la confluence des déterminations individuelles et collectives, c’est-à-dire à la croisée du singulier et du général. Outil d’analyse des interconnexions singulières de déterminations multiples, la complexion permet de rendre compte du caractère multidimensionnel de la causalité puisqu’aucune détermination n’est efficiente seule. De façon convaincante, le concept de complexion englobe ainsi celui d’habitus, davantage homogène car avant tout lié à la position sociale de l’individu. Dans l’étude de la trajectoire individuelle, la complexion intègre, outre la position sociale, le sexe, la race, l’orientation sexuelle, la place dans la fratrie, les aspirations parentales, la vie affective, etc. Attentive au singulier et donc à l’intime, Chantal Jaquet met ainsi au jour l’hétérogénéité et la mutabilité de chaque complexion individuelle, et montre que « toute existence humaine pourrait se définir par une pratique de l’écart différentiel » (p. 221, je souligne). Chantal Jaquet rejoint ici les réflexions de Bernard Lahire sur le « singulier pluriel » cherchant à fonder une « sociologie à l’échelle individuelle » [3].

Dans la lignée d’autres travaux, le concept de complexion amène à une critique du concept d’identité [4]. L’assignation des individus à des caractéristiques constantes de classe, de race, de genre, de sexe, etc., rapproche l’identité d’une essence uniforme et immuable, et incite à se représenter le moi comme substance ou comme sujet. Le cas des transclasses montre au contraire que leur existence est fondamentalement une dés-identification, un processus d’arrachement au milieu d’origine. Cette critique du concept d’identité s’étend également au concept de « lutte pour la reconnaissance » qui présuppose la négation d’une identité préexistante, abstraite et fixe, qu’elle soit individuelle ou collective, et dont il s’agirait de restaurer la dignité dans l’espace public. L’identité de l’individu, ainsi pensée comme pluralité, ambiguïté, instabilité et précarité, devrait finalement plutôt être comprise selon le concept souple de « transidentité » (p. 136). Ce terme, efficace à l’intérieur de l’économie de l’ouvrage, n’est pourtant mentionné qu’une fois, et nécessiterait une conceptualisation plus fine pour mieux rendre compte de sa portée heuristique.

Un défi pratique pour les sciences sociales

Ces positions théoriques soulèvent des questions pratiques. L’ouvrage plaide d’abord en faveur de la prise en compte du rôle déterminant des affects dans la constitution de soi [5]. Il ne s’agit toutefois pas pour l’auteure de réhabiliter par le biais des affects le subjectivisme d’un moi autonome et souverain, mais de rappeler que la « complexion affective » (p. 222) n’est pas seulement ni d’abord une concrétion de faits psychiques mais bien de faits sociaux, c’est-à-dire l’incorporation d’une histoire sociale.

Le cœur de l’analyse s’inspire ainsi de la philosophie spinoziste pour mettre au jour le jeu des déterminations qui permet à une puissance d’agir d’accomplir la non-reproduction. Les mobiles de l’action sont ainsi à comprendre à travers la combinaison des affects, qu’ils soient joyeux (amour, admiration, enthousiasme, plaisir) ou tristes (honte, ressentiment, colère, haine), et dont la force plus ou moins grande modifie le corps et l’esprit de l’individu, oriente sa puissance d’agir et le détermine à rester dans sa classe ou à en partir. La complexion affective propose ainsi un outil à la fois subtil et solide pour comprendre la logique du discontinu dans toute trajectoire individuelle, et propose un complément à ce que relevait Pierre Bourdieu lorsqu’il critiquait « l’illusion biographique » [6]. Le fait que tout processus de reproduction ne soit jamais parfait mais caractérisé, irréductiblement, par un « écart différentiel » à la norme indique la possibilité de la non-reproduction. L’étude de la complexion du transclasse doit alors permettre de comprendre les ressorts de la force qui a fait de cet écart une exception remarquable. L’ouvrage tente ainsi de résoudre cette difficulté : saisir la singularité de certains cas d’exception à la règle alors que tout cas singulier est, à des degrés certes divers, exception à la règle. Quels sont donc les critères — philosophiques, anthropologiques, sociologiques, historiques — permettant de juger de l’exception remarquable ?

L’attention à la multiplicité et à la complexité des affects pour comprendre l’individu suppose donc une pensée combinatoire qui conduit l’ouvrage à se présenter comme un vibrant plaidoyer en faveur de l’inter- voire de la transdisciplinarité en sciences sociales (p. 15-16). Dénouer les fils de la complexion oblige à forger une pensée de la complexité ayant recours à des outils théoriques et pratiques nécessairement divers pouvant être inspirés de diverses traditions scientifiques. En particulier, la complexion affective conceptualise une pensée de l’échelle micro dont l’attention à la singularité souligne l’intérêt et la complémentarité des travaux de microhistoire, de microsociologie, de microethnologie. Chantal Jaquet s’appuie par exemple sur l’étude de Mozart par Norbert Elias (une étude interdisciplinaire convoquant sociologie, histoire et psychologie) pour montrer les limites de l’enquête statistique lorsqu’il s’agit de rendre compte de l’exception (p. 16-18) [7]. Grâce au concept de complexion, l’auteure tente ainsi de résoudre cette seconde difficulté : saisir la singularité des cas d’exception à l’aide d’un modèle théorique général qui ne présuppose aucune analogie entre eux. Comment dès lors envisager la comparaison a posteriori entre les cas singuliers de non-reproduction ?

Ouvrage de philosophie inspiré de sociologie, d’ethnologie mais aussi de littérature, Les Transclasses est par ailleurs rédigé dans une langue inspirée de l’art de la maxime des moralistes classiques de Montaigne et Pascal à La Rochefoucauld et Chamfort. Dans son fond comme dans sa forme, le livre invite les chercheurs en sciences sociales à se constituer, si l’on peut dire, une véritable complexion scientifique [8].

Un défi politique pour les sciences sociales

Le livre soulève finalement des enjeux politiques importants. Si l’existence des transclasses ne contredit pas la théorie de la reproduction, elle la contrarie. Elle lui est contraire puisqu’elle va à son encontre, mais ne la supprime pas pour autant puisque la rareté même de la non-reproduction atteste de la force de la reproduction, en particulier de la reproduction de l’inégalité des classes sociales. Les transclasses invitent dès lors à comprendre pourquoi et comment, dans un cadre de déterminations données, d’autres déterminations que celles habituellement attendues se sont exprimées pour donner lieu à une trajectoire exceptionnelle. Étudier les transclasses permet donc de comprendre les ressorts du changement historique en l’absence même de révolution sociale violente.

Aussi, du point de vue individuel, la non-reproduction indique-t-elle la possibilité d’inventer « une existence nouvelle au sein d’un ordre établi » (p. 7). Comprendre une telle invention passe par le rejet d’une double illusion : celle d’un individu absolument libre et celle d’un individu absolument prédéterminé. La vie de Pierre Bourdieu par exemple, étudiée par l’auteure, montre qu’il a pu, à partir des contrariétés de sa complexion, se réinventer, à l’écart, en forgeant des pratiques d’existence nouvelles ne reproduisant ni les normes de son milieu d’origine ni celles de son milieu d’arrivée. Par ailleurs, en saisissant l’ensemble des déterminations sociales qui ont produit l’individu tel qu’il est devenu, le concept de complexion affective ruine en grande partie les prétentions du « sujet » au « mérite ». L’ouvrage ouvre ainsi la voie à une critique radicale d’un des fondements conceptuels du libéralisme politique contemporain.

Du point de vue collectif, l’ouvrage montre que chaque individu est porteur d’injonctions sociales multiples et concurrentes. En ce sens, la non-reproduction n’est jamais un phénomène individuel, mais « transindividuel » (p. 96) [9]. L’enjeu politique de l’étude de la non-reproduction est donc de relier entre elles ces expériences singulières à première vue irréductibles — un point laissé en suspens par l’ouvrage. C’est ici que l’auteure, dans le sillage de Michel Foucault, de Didier Éribon et de bien d’autres, insiste sur l’intersection possible, sans hiérarchie, des luttes de non-reproduction, qu’elles soient biologiques, sexuelles, raciales ou genrées (p. 21, 229-230). Dans le particulier de toute non-reproduction s’offre en effet la possibilité de combattre la violence sociale, d’inventer de nouvelles normes et donc de repenser la condition humaine. Pour toutes ces raisons, Chantal Jaquet a raison de considérer son beau livre comme « un livre de combat ».

par Nicolas Martin-Breteau, le 26 décembre 2014

Aller plus loin

 Rencontre autour du livre à la Sorbonne le 15 octobre 2014 avec Chantal Jaquet, Laurent Bove, G. de Lagasnerie et Frédéric Lordon.

  Chantal Jaquet parle de son livre dans l’émission de France Culture « Les Nouveaux chemins de la connaissance » du 23 mai 2014.

 Un autre compte rendu, par Pierre Macherey

Pour citer cet article :

Nicolas Martin-Breteau, « D’une classe à l’autre », La Vie des idées , 26 décembre 2014. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/D-une-classe-a-l-autre

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Notes

[1L’auteure s’en explique en notant que ses réflexions portent avant tout « sur le passage du monde dominé au monde dominant qui paraît davantage une énigme que le cas de figure inverse » (p. 21).

[2Pierre Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, Paris, Raisons d’agir, 2004, p. 127 (Bourdieu emploie aussi l’expression « double distance » in ibid., p. 135).

[3Voir Bernard Lahire, Dans les plis singuliers du social. Individus, institutions, socialisations, Paris, La Découverte, 2013, not. p. 11-21. Voir aussi Bernard Lahire, L’homme pluriel. Les ressorts de l’action, Paris, Nathan, 1998 ; Bernard Lahire, Portraits sociologiques. Dispositions et variations individuelles, Paris, Nathan, 2002 ; Bernard Lahire, Monde pluriel. Penser l’unité des sciences sociales, Paris, Seuil, 2012, not. p. 125-141.

[4Sur ce point, voir par exemple Jean-Claude Kaufmann, L’invention de soi. Une théorie de l’identité, Paris, Armand Colin, 2004.

[5Voir sur ce point les travaux de Frédéric Lordon : Yves Citton et Frédéric Lordon (dir.), Spinoza et les sciences sociales. De la puissance de la multitude à l’économie des affects, Paris, Éditions Amsterdam, 2008 ; Frédéric Lordon, Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza, Paris, La Fabrique, 2010 ; Frédéric Lordon, La société des affects. Pour un structuralisme des passions, Paris, Seuil, 2013.

[6Pierre Bourdieu, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 62, n° 62-63, 1986, p. 69-72.

[7Norbert Elias, Mozart, sociologie d’un génie, Paris, Seuil, 1991.

[8Sur ce point, voir par exemple Guillaume Calafat, Cécile Lavergne et Éric Monnet (dir.), « Philosophie et sciences sociales », Tracés,HS-13, 2013 ; Ivan Jablonka (dir.), « Les formes de la recherche », La Vie des idées.

[9Sur ce concept, inspiré de Spinoza, voir Étienne Balibar, La crainte des masses, Politique et philosophie avant et après Marx, Paris, Galilée, 1997 ; Étienne Balibar, Spinoza et la politique, Paris, PUF, 2011.

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