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Recension Société

Valero, célèbre postier anonyme

À propos de : C. Chevandier, La Fabrique d’une génération. Georges Valero, postier, militant et écrivain, Les Belles Lettres.


par Sébastien Richez , le 10 mars 2010


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Comment une existence particulière peut-elle éclairer l’histoire ? C’est ce défi que relève brillamment Christian Chevandier en prenant pour objet la vie d’un postier ordinaire et atypique, et dont la trajectoire épouse les remous d’un demi-siècle.

Recensé : Christian Chevandier, La Fabrique d’une génération. Georges Valero, postier, militant et écrivain, Paris, Les Belles Lettres, 2009, 448 pp.

Que sait-on des postiers célèbres [1] ? Quel héritage ont-ils laissé ? Il y a Ferdinand Cheval, facteur sous la troisième République, et constructeur génial du Palais Idéal à Hauterives, chef d’œuvre de l’art candide. Ou encore Gaston Bachelard qui, avant de devenir le philosophe du savoir et l’inventeur de la psychanalyse de la connaissance objective, travaillait comme surnuméraire des Postes dans le bureau de Remiremont. Quant à Eugène Vaillé, à l’origine bibliothécaire au ministère des PTT, il devient le premier conservateur du musée postal et fondateur de l’historiographie de cette institution. Pourtant, la figure du postier reste celle de notre entourage immédiat et de nos usages quotidiens : le facteur en tournée ou encore le guichetier du bureau de quartier.

Pas qu’ « un postier parmi d’autres » [2]

L’entreprise de Christian Chevandier, en visant à faire rejaillir la vie d’un postier, s’inscrit dans une large tradition de mémoire : comment une existence particulière peut-elle éclairer l’histoire générale ? À un niveau de responsabilité élevé, Pierre Le Saux, grand commis de l’État aux PTT de 1936 à 1985, livre une partie de la réponse, dans le genre de l’autobiographie. À l’autre bout de l’échelle, Georges Valero (1937-1990), dont la trajectoire sociale est l’objet de cet ouvrage, en livre une autre, et nous interroge sur le profil d’un personnage qu’a priori, on ne classerait ni parmi les postiers célèbres, ni parmi les anonymes, mais dans une troisième catégorie aux contours amendables, celle d’un célèbre postier anonyme.

Grâce au travail biographique pointu de Christian Chevandier, historien renommé du monde du travail et de l’univers cheminot, Valero risque d’acquérir, vingt ans après son décès, une célébrité post mortem. L’initiative de l’auteur, qui peut apparaître surprenante au premier abord, trouve son origine dans plusieurs faits. Il s’agit d’abord d’améliorer un premier travail incomplet : Chevandier est l’auteur d’une notice trop courte dans le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier. Il s’agit d’autre part de satisfaire la volonté de la première épouse de Valero et d’aller plus loin dans sa recherche. Pour ce faire, l’auteur mobilise des archives de tous ordres : administratif, syndical, journalistique, politique et civil. Le but est de dessiner la vie d’un homme, exclue du grand récit historique officiel. Cette vie apparemment ordinaire témoigne pourtant des soubresauts d’un siècle, autant que les biographies arrangées des grands personnages.

Célèbre, il l’est aussi pour la communauté intellectuelle de gauche, pour le microcosme des érudits et des écrivains, mais aussi pour son entourage familial et amical lorsqu’il se fait véritable « passeur de culture ». En effet, durant sa vie, l’homme cultive une passion insatiable pour l’univers du cinéma. Pas tant pour la technique propre des films, mais d’abord pour la façon de les projeter ainsi que la manière dont le public les reçoit. Lui aime « les beaux films ». Il possède une rare culture « cinéclubesque » – il fonde avec son ami Michel Barroil le ciné club de la Fédération postale du Rhône – et ne se lasse pas d’en présenter les projections et d’y animer les débats. Sa passion se nourrit aussi des revues qu’il lit ou qu’il alimente en articles, souvent avec sa femme, Denise, ou son comparse Barroil. Il œuvre à la création de la cinémathèque de Lyon pour concurrencer celle de Paris. En tout cas, le cinéma prévaut au théâtre, qu’il ne dédaigne pas, mais qu’il voit davantage comme un lieu de lutte de classes, où l’on peut venir défier la bourgeoisie. La culture passe aussi par les livres et les projets éditoriaux. Il participe au projet Fédérop, une librairie puis une maison d’édition lyonnaise, comme directeur de collection. Fédérop publie le prix Nobel de littérature de 1977, mais accueille surtout les auteurs refusés par les grandes maisons parisiennes. Il prend part aussi au mouvement des radios libres, d’abord pirate en étant membre du conseil d’administration de Radio Léon Motivation, sur l’agglomération lyonnaise, au début des années 1980. Il lit Le Mouvement social dès 1972, lui le passionné des sciences sociales, et promeut la lecture au sein de sa section CFDT en y ouvrant une bibliothèque. Il est captivé par les médias que sont L’Humanité et France Culture.

Mais il est surtout célèbre pour ses livres. Deux d’entre eux s’inspirent de sa propre vie. Paru en 1980, La Méditerranée traversait la France narre le périple d’un groupe de soldats métropolitains dans la Kabylie en guerre. Dans un bien être sûr en 1975 retrace l’histoire de quelques postiers du centre de tri de Lyon - Gare. Car c’est bien là toute la duplicité de Valero, à la vie si banale, mais aux faits et gestes peu courants. Ce double positionnement s’éclaire notamment sous le jour de son antialcoolisme là où pourtant l’alcool fait partie d’un mode de sociabilité, à l’armée, au tri, en intersyndicale : il s’individualise forcément.

Un homme différent, quel que soit son environnement

Il naît dans l’un des quartiers les plus pauvres de la banlieue lyonnaise à Villeurbanne. Le prénom de Georges, qu’il reçoit de ses parents Louis et Marceline, portant la mode très ancrée du « Tigre », tend déjà à le distinguer des autres enfants de sa génération, lui à qui on confère l’affirmation d’une identité française forte, alors que ses origines se nourrissent « d’un double ruisseau espagnol et oranais ». Issu d’un milieu prolétaire et modeste, son père l’oblige à suivre une voie en rapport avec ses origines : c’est l’orientation en 4e industrielle et son échec. En 1954 pourtant, il entre au prestigieux lycée Ampère de Lyon. Il y rencontre son futur grand ami, Joseph Goldberg. Dans son environnement populaire, il apparaît alors comme celui qui étudie. Comme tant d’autres cependant, Valero témoigne aussi de la voie méritocratique républicaine et de cet espoir que constitue l’école.

Un accident dans ce parcours méritoire va orienter Valero vers le fonctionnariat public postal. L’échec à la première partie du baccalauréat l’amène à préparer, certes en dilettante, le concours d’entrée aux PTT. Il l’obtient brillamment, ce qui l’encourage à se présenter une nouvelle fois au bac dont il décroche la première partie, alors même qu’il travaille déjà de nuit dans l’administration à Lyon-Chèques. Contrairement aux nouveaux entrants dans la fonction publique postale, Valero, ne « monte » pas à Paris, à l’hôtel des Postes de la rue du Louvre, pour y effectuer sa formation.

À l’Union de la Jeunesse Républicaine de France, il rencontre sa future épouse, Denise Zederman avec qui il se marie en 1957. En parallèle, il effectue ses premiers pas de militant au PC et à la CGT sous l’influence de son père. Appelé au service militaire, Valero ne peut préparer la seconde partie du bac. Il part pour la Kabylie et Tizi Ouzou en novembre 1958. Là-bas, il est à la fois comme les autres, soldat, mais il semble une nouvelle fois trouver les éléments d’une distinction. Dans son affectation d’abord, aux transmissions où il vit davantage une guerre de la modernité, de la technicité, plus que celle touchant à l’inhumanité, à la mort et aux massacres… Dans sa relation à la culture et à l’écrit ensuite, il fait un usage surabondant de la lettre à sa femme, via la Poste aux Armées mais aussi le bureau de poste civil et traditionnel. La lettre le rattache à son univers, lui fait quitter le quotidien et conserver un espoir. C’est là que, jeune postier déjà en exercice, il mesure l’utilité sociale de son institution. Dans sa chambrée, un seul autre postier, un facteur en plus. L’homme lit partout, tout le temps, quelle que soit la situation : la lecture lui permet de s’isoler, de conserver un esprit sain. Nouvel élément postal de sa « survie », le paquet-poste lui permet de s’alimenter en ouvrages.

Un postier si banal

Finalement, pour l’historien de la Poste qui se prête à l’exercice de la recension, la biographie réalisée par C. Chevandier présente un double intérêt. Elle donne de l’écho et de l’incarnation historique aux champs d’étude postaux déjà bien explorés que sont le syndicalisme [3] et le travail dans divers établissements, centres de tri ou financiers [4]. Elle esquisse également une relation consubstantielle entre le héros et la Poste : les allusions de l’auteur dans son récit au sujet d’un moyen de communication si vital, si central et essentiel au quotidien d’une société dont l’expansion économique et culturelle est forte, renforce l’option d’une histoire totale afférente à l’objet « Poste ».

Valero, postier ? Pas si rare dans un pays où les PTT comptent à la fin des années 1950 plus de 260 000 agents et recrutent sans compter pour répondre à l’essor de toutes leurs activités.

Valero dépendant du service du courrier ? Evidemment, puisque ni le téléphone filaire ni le télégramme, à peine démocratisés, ne permettent un flux d’échanges aussi satisfaisant que le paquet et la lettre.

Valero, un militant devenu leader syndical ? Les PTT traversent durement les mouvements de 1968. Au centre de tri de Lyon – Gare, Valero, en tant que simple militant CGT, mesure comment dix-huit jours de blocage mettent près d’un million de plis en souffrance et paralyse toute l’activité sociale. Ce constat le renforce dans sa décision de basculer par la suite dans le leadership syndical.

Valero, comme symbole d’une carrière si fréquente parmi les fonctionnaires des Postes ? Sans l’ombre d’un doute, lui qui connaît sa première affectation comme surnuméraire à Lyon – Chèques. Dans cet univers professionnel si féminisé [5], il est affecté au service de l’arrivée, là où sont les rares hommes, là où s’effectue la « brigade », là où on ouvre les sacs de dépêches et brasse les milliers de chèques qui affluent. Il y rencontre un autre postier, Louis Viannet, qui deviendra le secrétaire général de la CGT entre 1992 et 1999 après avoir gravi les échelons syndicaux dans la branche PTT. À ses côtés, il nourrit ses premières réflexions sur l’engagement politique et militant, construit ses premières convictions confrontées à la pénibilité du travail. En 1962, il est muté à Lyon - Gare de Perrache suite au traditionnel jeu des fiches de vœux, avec de nouveaux horaires nocturnes qui lui permettent de se libérer pour ses activités personnelles, familiales et syndicales. Il découvre la Poste de la nuit, au tri, les lignées de postiers, dynastie dont lui n’est pas issu. Valero monte en grade grâce à l’ancienneté, devenant contrôleur, jusqu’à chef de section en 1990 et appréhende aussi cet autre aspect du monde professionnel qu’est l’encadrement.

Au final, Valero ne s’avère être ni un postier passé à la postérité, ni un fonctionnaire totalement effacé, mais l’acteur et le témoin d’une période de mutations, celle des Trente Glorieuses. Sa biographie le fait apparaître comme un homme que la richesse du parcours, des rencontres et des actes n’a cependant pu absoudre de la maladie. Elle l’emporte le 6 mai 1990, à l’âge de 53 ans.

par Sébastien Richez, le 10 mars 2010

Pour citer cet article :

Sébastien Richez, « Valero, célèbre postier anonyme », La Vie des idées , 10 mars 2010. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Valero-celebre-postier-anonyme

Nota bene :

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À lire aussi


Notes

[1Josette Rasle, Ecrivains et artistes postiers du monde, Cercle d’Art, Paris, 1997, 183 p.

[2Pierre Le Saux, Un postier parmi d’autres 1936-1985, collection « Mémoire postale », Comité pour l’histoire de La Poste, Paris, 2001, 386 p.

[3Frédéric Pacoud, La naissance du syndicalisme postal, n°9 des Cahiers pour l’histoire de La Poste, Comité pour l’histoire de La Poste, Paris, 2008, 123 p. ; Vincent Bouget, La grève des PTT de l’automne 1974 et les médias, n°1 des Cahiers pour l’histoire de la Poste, Comité pour l’histoire de La Poste, Paris, 2003, 142 p.

[4Sylviane Mangiapane, Les filles des chèques postaux. Contribution à l’histoire du syndicalisme PTT 1945 – 1978, Le Temps des Cerises, Paris, 2003, 319 p. ; Bruno Mahouche, Les centres de tri de la région parisienne dans la tourmente de l’histoire 1946-1989, L’Harmattan, Paris, 2010, 209 p.

[5Sylvie Schweitzer (préf.), Travail et intimité. Les PTT au féminin, collection « Mémoire postale », Comité pour l’histoire de La Poste, Paris, 2002, 357 p.

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