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Une histoire marxiste des idées politiques

À propos de : Ellen Meiksins Wood, Des citoyens aux seigneurs. Une histoire sociale de la pensée politique de l’Antiquité au Moyen-Âge, Lux.


par Veronica Lazăr , le 7 juillet 2014


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E. Meiskins Wood entend construire une nouvelle histoire des idées politiques, qui prenne en compte les contextes économiques et sociaux au sein desquels elles se développent. Cette histoire montre comment la théorie politique depuis la Grèce ancienne a peu à peu exclu le peuple de la participation politique.

Recensé : Ellen Meiksins Wood, Des citoyens aux seigneurs. Une histoire sociale de la pensée politique de l’Antiquité au Moyen-Âge, Montréal, Lux, trad. V. Dassas et C. St-Hilaire, 2013 (2008), 22€.

Une histoire matérialiste de la théorie politique

Si la séparation entre l’économie et la politique est surtout un phénomène propre à la société moderne capitaliste, il n’est pas moins intéressant de constater qu’il existe, au sein de la théorie politique occidentale, une longue tradition qui, depuis les stoïciens déjà, a tenté de distinguer ces deux champs, en réconciliant l’égalité naturelle de tous les hommes avec une inégalité économique et sociale rationnellement justifiée.

Telle est la thèse de Des citoyens aux seigneurs, que l’historienne marxiste Ellen Meiksins Wood soutient à propos de la formation de la pensée politique occidentale. Assez méconnue en France, l’œuvre d’E. Meiksins Wood a été partiellement traduite en français aux éditions québécoises Lux. Cet ouvrage est le premier volume d’une grande histoire sociale des théories politiques de longue durée, de l’Antiquité à la modernité [1]. À l’origine conçu avec son époux Neal Wood (avec qui elle a écrit deux autres livres), depuis décédé, cet ambitieux projet trouve ici un point d’aboutissement.

L’entreprise d’E. Meiksins Wood consiste à refonder l’histoire des idées politiques sur les bases d’un matérialisme historique lui-même renouvelé, dans la filiation d’historiens comme E. P. Thompson, Moses Finley ou Robert Brenner, mais jamais encore transposé à l’histoire des idées. Piégée entre ces deux pôles de l’abstraction que sont l’économisme et l’idéalisme, l’histoire de la pensée politique (marxiste ou non) serait restée au fond prisonnière de l’opposition entre infrastructure et superstructure pour n’avoir jamais intégré ces deux dimensions dans une explication satisfaisante et cohérente de la production idéologique.

En ce sens, ce livre apparaît comme une réplique aux Fondements de la pensée politique moderne de Quentin Skinner et, au-delà, à « l’École de Cambridge ». Celle-ci, reconnaît-E. Meiksins Wood, a contribué à renouveler le genre par sa méthode contextualiste d’historicisation des textes, en sondant les enjeux politiques du moment pour saisir « l’intention » des textes politiques classiques, dont les propos étaient couramment neutralisés dans l’historiographie idéaliste (Lovejoy), libérale (Berlin) ou conservatrice (Leo Strauss) d’après-guerre.

Cependant, en dépit de ce séduisant programme de contextualisation, la méthode de l’École de Cambridge souffre, aux yeux de Wood, d’une déficience explicative majeure ; « contexte » revêt dans cette École un sens excessivement étroit, celui d’une simple surface textuelle négligeant les éléments qui composent selon Wood la véritable détermination en dernière instance : les rapports de production économique et les mécanismes de la reproduction sociale correspondants. Les engagements immédiatement politiques qui façonnent les enjeux des textes classiques, essentiels pour la méthode skinnerienne, restent cependant coupés des grands mouvements sociaux et de l’histoire longue de l’économie. De même, la démarche de J.G.A. Pocock, apparemment plus attentive aux questions économiques, ne les localise que dans le langage économico-politique et jamais dans le mode de production lui-même. Cette approche en termes de « moments » et de « paradigmes » échoue largement à expliquer le passage d’une configuration théorique à une autre, car elle ne cherche jamais à les ré-encastrer dans leur « vrai » contexte (les dynamiques économiques et les luttes sociales). Car, pour E. M. Wood, là où il n’y a pas une pensée de la causalité et des processus, il y a une vision éclatée de l’histoire se déclinant en périodes sans rapport les unes aves les autres, qui n’est plus digne que d’une simple curiosité d’antiquaire, et non d’un intérêt politique pour les contemporains.

En l’occurrence, comprendre la singularité des conditions historiques qui ont enfanté et sans cesse nourri cette forme culturelle très spéciale, voire exceptionnelle, qu’est la théorie politique occidentale (comme questionnement et comme argumentation systématique sur les fondements du gouvernement), suppose aussi une mise en perspective plus vaste.

Une bonne histoire des idées sera donc matérialiste : mais ce matérialisme novateur se détourne de la prééminence des forces de production, propre au marxisme orthodoxe et à sa théorie des « niveaux » entre infrastructure et superstructure qui trahit, au cœur de la théorie du primat de l’« économie », un déterminisme technologique issu d’une métaphysique anti-historiciste du progrès, plutôt que d’une analyse des dynamiques réelle de la productivité. Car le matérialisme que Meiksins Wood entend illustrer dans ses travaux est censé ne pas uniformiser l’histoire par une méthode et des critères unificateurs ; la matérialité, ce qui est déterminant dans une société, change de sens et de contenu selon l’époque et la formation sociale, et appartient moins à la sphère de la productivité technique et au développement (un principe univoque) qu’à celle des modes variés de l’organisation politique de l’appropriation (comme sera, par exemple, le cas, à partir surtout du XVIe siècle, des formes juridiques qui allaient faire place, en Angleterre, aux enclosures et éliminer les droits d’utilisation commune des terres). Un matérialisme qui, au demeurant, accorde une place centrale à la contingence, aux accidents productifs mais décisifs de l’histoire – comme, par exemple, le faisceau de conjectures particulières au principe, explique E. Meiksins Wood dans un autre livre [2], de ce système de contraintes qui deviendra le capitalisme [3].

La démocratie : un trauma fécond dans l’histoire de la pensée politique

Une autre circonstance, contingente mais de grande portée, occupe tout le début des Citoyens aux seigneurs : les innovations démocratiques majeures de l’Athènes solonienne qui aboutirent à l’intégration des paysans dans la citoyenneté, donc à une suppression de la disjonction traditionnelle entre travail et participation politique. Celle-ci suscita un double effet durable qui sera la marque des sociétés occidentales et de leur production d’idées politiques. D’une part, l’apparition d’une triade d’agents politiques : les travailleurs, les possédants, l’État, dont les deux derniers vont lutter en permanence pour l’accès au pouvoir et au droit d’appropriation des richesses – et ce jusque dans la modernité capitaliste. D’autre part, l’expérience de cette démocratie grecque populaire et sociale, où le lieu du pouvoir politique a été dissocié de celui de la richesse, constitua le trauma qui incitera des générations de théoriciens politiques (appartenant, bien sûr, aux classes possédantes) à élaborer des arguments permettant d’écarter le peuple de la participation politique, éventuellement en y incorporant diverses thèses « démocratiques » sur l’égalité naturelle de tous les hommes. Et c’est à partir des variations des rapports entre les agents de cette triade qu’on peut comprendre la signification et l’intention politique des termes abstraits comme république, liberté, représentation, égalité et leurs profondes mutations contextuelles correspondantes – sans que cet ancrage socio-historique amoindrisse en rien leur valeur pour la pensée philosophique.

Entre la fin de l’époque mycénienne et le siècle d’Ockham, se succède une pluralité de formes sociales et de configurations idéologiques. Avec l’éclosion de la démocratie solonienne (qu’E. Meiksins Wood tient pour supérieure à la démocratie libérale moderne), les classes traditionnellement dirigeantes se voient obligées de développer un nouveau dispositif de combat sous la forme de théories antipopulaires, pour dévaluer la capacité politique des travailleurs ; ou encore pour opposer, comme le fait Platon, l’universalité des vérités intellectuelles ésotériques partagées par les élites au relativisme démocratique d’un Protagoras. En forgeant une correspondance entre la division politique du travail et la hiérarchie du sensible et l’intelligible, et donc un principe naturel d’inégalité, Platon ne peut être réduit purement et simplement à sa position de classe (un représentant quelconque des intérêts de l’aristocratie) et à son hostilité aux pratiques de la polis, mais il intègre par un détournement conservateur, et anti-démotique le principe de la citoyenneté, converti en division hiérarchique entre les citoyens capables de pratiquer l’art de la politique et ceux qui sont voués aux occupations ménagères ordinaires. Tandis qu’Aristote, en partageant le même type d’engagement politique que Platon, produit un autre contenu théorique – ce qui prouverait aussi l’autonomie relative de la pensée par rapport à son contexte socio-politique. Dès lors, toute une série de stratégies idéologiques destinées à contourner, minorer ou neutraliser la participation politique du peuple et à renforcer le pouvoir des possédants, sans abandonner complètement l’héritage de la polis, furent déployées aux cours de l’Antiquité hellénistique puis romaine : le cosmopolitisme pragmatique d’Alexandre, subtile manière de neutraliser la citoyenneté en la rendant universelle et vide ; l’accommodation des stoïciens romains avec le conservatisme politique de leur public aristocratique, tout en sacrifiant le monisme philosophique anti-platonicien et universaliste du premier âge du stoïcisme grec ; les innovations juridiques romaines qui distinguent le dominium et l’imperium et façonnent le concept de propriété privée exclusive. Le christianisme des premiers siècles conforta également l’abandon de la voie « grecque » démocratique pour justifier, sous la plume de saint Paul, la cohabitation du pouvoir politique et religieux et la défense de l’ordre social impérial ; ou plus tard, sous celle de saint Augustin, la soumission politique en invoquant la nature pécheresse de l’humanité post-adamique. Et c’est en cela que Rome est, beaucoup plus qu’Athènes, l’aïeule de la modernité occidentale, malgré les textes politiques canoniques peu nombreux qu’elle a laissés.

La soumission de l’État romain aux intérêts des grands propriétaires terriens, qui en firent l’instrument de leur enrichissement, fut le germe du futur morcellement féodal des pouvoirs et des juridictions de l’empire occidental après Charlemagne. Car la « fragmentation de la souveraineté » (l’expression appartient à Perry Anderson [4]), jointe à la « propriété politiquement constituée » héritée du droit romain de la propriété privée (Brenner [5]), sont les éléments constitutifs de ce « féodalisme » qui se décline différemment en Angleterre et en France. La constellation de noyaux d’autorité politique jointe au pouvoir économique, où les suzerains-propriétaires extorquent directement le surproduit de leurs paysans, sans aucune contribution de la part d’un État centralisé, est la forme sociale qui résulte d’une transformation interne de la société post-impériale. C’est cette fragmentation de l’autorité qui vivifie la pensée politique médiévale, préoccupée avant tout d’identifier le lieu du pouvoir, en l’absence de toute communauté civile ; et ce sont ces variations régionales spécifiques qui expliquent tant les différents enjeux et problématiques entre des théories comme celle de Thomas d’Aquin, Marsile de Padoue ou Ockham, élaborées dans des contextes politiques distincts, que les dissemblances entre, par exemple, les penchants corporatistes des continentaux et les propensions des insulaires pour un individualisme politique.

Les beaux restes de l’ancien matérialisme historique

Des Citoyens aux seigneurs se montre quelque peu inconséquent par rapport aux principes brillamment énoncés par E. Meiksins Wood dans ses travaux les plus théoriques. Malgré sa sensibilité pour la spécificité historique des formes sociales, elle semble réduire ici ce qui est, dans l’Athènes et la Rome ancienne, un spectre entier de degrés, de variations juridiques et coutumières entre diverses catégories de travailleurs dépendants et travailleurs libres [6] à une opposition tranchée entre esclaves et hommes libres – citoyens (comme un écho du dualisme prolétaires / capitalistes qui structure la société capitaliste). De ce fait, l’esclavage devient un phénomène d’une importance économique marginale dans son analyse. Une telle simplification fausse le tableau sociologique dont elle se sert et redessine le principal front politique en un conflit de classe entre citoyens appartenant aux élites économiques et citoyens laboureurs (dans un heureux contexte non-capitaliste où l’avantage économique ne se transforme pas intrinsèquement en pouvoir politique, parce que les citoyens–laboureurs restent indépendants en tant que propriétaires de leurs moyens de vivre). Ce qui peut mettre en question aussi ses appréciations de la démocratie athénienne, qui serait pour Meiksins Wood d’autant plus supérieure à la démocratie moderne qu’elle est dispensée des effets corrupteurs du capitalisme.

De plus, malgré le rôle que la contingence joue en général dans ses explications de l’apparition des nouvelles formes sociales, malgré la critique formulée à l’endroit d’un marxisme trop étroitement économiste et téléologique, son récit manifeste ici une certaine inclination continuiste, une tendance à dépeindre l’histoire comme un déploiement sans ruptures. Son analyse de la genèse des idées politiques risque parfois de retourner à un schéma déterministe, où, malgré les précautions prises, le contenu théorique pourrait se déduire de manière prévisible de la position de classe. D’une part, E. M. Wood ne décrit pas ou peu les débats intellectuels à travers lesquels les penseurs politiques de la tradition lisent les conflits socio-politiques de leur temps (et de ce point de vue elle sous-estime l’apport méthodologique de la Cambridge School). D’autre part, son matérialisme historique laisse largement de côté les outils de la sociologie de la production intellectuelle (Bourdieu, Collins, Pinto, etc.), qui auraient pu lui servir à établir les conditions sociales précises de formulation des théories politiques, et faire place aux hasards et causes mineures dans la recomposition des contextes. Reste que l’entreprise d’E. M. Wood constitue une courageuse innovation dans le domaine et mérite l’attention des philosophes, souvent peu coutumiers de ce genre d’approche, telle que son défunt mari la formulait : pour comprendre un penseur politique, expliquait-il en substance, il est souvent plus utile de lire une demi-douzaine d’ouvrages d’histoire sociale sur la période que douze livres de commentaires sur le penseur lui-même.

par Veronica Lazăr, le 7 juillet 2014

Pour citer cet article :

Veronica Lazăr, « Une histoire marxiste des idées politiques », La Vie des idées , 7 juillet 2014. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Une-histoire-marxiste-des-idees

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Notes

[1Citizens to Lords : A Social History of Western Political Thought from Antiquity to the Middle Ages, London, Verso, 2008, est suivi de Liberty & Property : A Social History of Western Political Thought from Renaissance to Enlightenment, London, Verso, 2012.

[2Les origines du capitalisme : Une étude approfondie, Montréal, Lux, 2009.

[3Dans l’Angleterre rurale des XVIe et XVIIe siècles, la pression de la concurrence entre les fermiers, soucieux de préserver leur terres, entraîna une vraie course à l’amélioration des terres et la croissance intensive de la productivité agricole ; devenue systémique, cet impératif de maximisation de la productivité et du profit aboutit à transformer aussi la nature même du marché, d’une simple opportunité d’échange en un dispositif total de contraintes qui impose la croissance perpétuelle et la marchandisation à tous les agents économiques.

[4Passages from Antiquity to Feudalism, Londres, Verso 1974p 148.

[5Formule que Brenner utilise pour la première fois dans la postface de son Merchants and Revolution : Commercial Change, Political Conflict, and London’s Overseas Traders, 1550-1653, Princeton, Princeton University Press, 1993, p 652.

[6Voir, à ce sujet, M. Finley même, avec son L’Économie antique, dont Meiksins Wood se sert pour ce travail.

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