Recherche

Recension Histoire

Une autre histoire américaine

À propos de : Gilles Havard, L’Amérique fantôme. Les aventuriers francophones du Nouveau Monde, Flammarion


par Sébastien Jahan , le 22 janvier 2020


Télécharger l'article : PDF
|

Pendant quatre siècles, avant la conquête de l’Ouest, les trappeurs ont sillonné l’Amérique du Nord. Marginaux, vivant le plus souvent avec les Indiens, leur figure évoque un monde perdu, qui continue de hanter l’Amérique.

Cet ouvrage de Gilles Havard se situe dans la lignée de son précédent opus, la remarquable Histoire des coureurs de bois, parue en 2016 [1], qui explorait l’univers des circulations pelletières dans l’Amérique septentrionale d’avant la conquête de l’Ouest. Renouvelant largement une historiographie qui tendait à présenter les coureurs de bois comme des aventuriers entraînés par le seul goût de la liberté quand ce n’était pas la quête du profit, Gilles Havard y avait développé une passionnante analyse sociale et culturelle de ce milieu atypique, tout en interrogeant de manière originale la question du pouvoir en contexte impérial, à travers la capacité des autorités à diriger les conduites des franges les plus instables de la population européenne. Le caractère dense et très réussi de cette somme impressionnante ne laissait donc pas présager que son auteur reviendrait labourer un terrain qui semblait avoir déjà donné ses plus beaux fruits.

Traces de vie

Le nouveau livre de Gilles Havard se présente comme un recueil de dix « parcours individuels », ceux de personnages masculins, français ou francophones, et qui partagent la qualité d’aventuriers, au sens où ils ont fait le choix, souvent à leurs risques et périls, de passer une partie de leur existence en territoire amérindien. On retrouve là, ramassées sous la forme du récit biographique, des figures déjà présentes dans l’Histoire des coureurs de bois, comme Radisson, Nicolas Perrot, Truteau, Charbonneau, Provost ou Beauchamp. Si la plupart des voyageurs envisagés ici ont donc un lien avec le commerce des fourrures, ils peuvent toutefois aussi s’être illustrés pour d’autres raisons, comme la maîtrise des langues autochtones (les truchements Gambie ou Brûlé) ou leurs expéditions de « découverte » (à l’image des frères La Vérendrye, premiers Européens à atteindre les montagnes Rocheuses).

Ce parti-pris original permet à G. Havard d’offrir au lecteur un récit facile d’accès, vif, plaisant et fourmillant d’anecdotes, sans rien abdiquer cependant de la qualité interprétative qu’on lui connaissait déjà. Chacune de ces biographies est, en effet, au cœur d’un stimulant jeu d’échelles qui permet à la fois d’accéder à des détails inaccessibles à l’analyse macroscopique (comme la méticuleuse tentative d’identification des deux mystérieux compagnons de La Vérendrye) et de situer ces itinéraires singuliers par rapport à la norme des sociétés dans lesquelles ils évoluent (européennes, coloniales, amérindiennes). On n’est finalement pas si loin de la « micro-histoire connectée » telle qu’elle a pu être expérimentée par Romain Bertrand dans d’autres contextes [2]. La démarche rend aussi hommage, à sa manière, aux travaux pionniers de Carlo Ginzburg ou d’autres théoriciens italiens de la microstoria, lorsqu’ils étudiaient le monde social en collectant les traces ou les « indices » laissés le long de quelques chemins de vie apparemment sans histoires.

Se pose dès lors, bien sûr, la question des sources. Si certains de ces hommes ont gagné une petite notoriété, c’est d’abord parce qu’ils savaient écrire (Radisson, Perrot, Truteau, La Vérendrye) et qu’ils ont su se mettre en scène dans la relation de leurs voyages. D’autres, illettrés, ne sont connus que par le témoignage de ceux qui les ont côtoyés : l’idée approximative que l’on peut se faire du personnage d’Etienne Brûlé procède essentiellement des propos, généralement malveillants, de Champlain ou du missionnaire Gabriel Sagard. Quant à la figure haute en couleur de Toussaint Charbonneau, elle doit sa place dans la mémoire collective états-unienne à son rôle dans la célèbre expédition de Clark et Lewis, qui traverse le continent d’est en ouest (1804-1806). Modeste place au demeurant, puisque la jeune épouse shoshone du franco-canadien, Sakakawea (ou Sacagawea), lui vole la vedette en raison de sa connaissance intime des milieux et des cultures traversés. Si Charbonneau a retenu l’attention des historiens américains, c’est surtout pour son immoralité, sa couardise et sa brutalité supposées qui permettaient, a contrario, de rehausser les vertus des explorateurs et pionniers anglo-saxons…

Entre ces bribes d’existence que la documentation met en lumière, il faut combler les manques. La vie d’Etienne Brûlé (sa mort comprise), parmi les Hurons, est pleine de ces zones grises que G. Havard parvient à éclairer, à la manière d’un Alain Corbin reconstituant l’environnement du sabotier normand Pinagot [3], en décrivant ce qu’il aurait pu faire ou pu vivre, compte tenu de ce que l’on sait par ailleurs des coutumes huronnes. Mais d’autres destinées posthumes apparaissent comme bien plus précaires encore : c’est ce Pierre Gambie, un des rares truchements français du XVIe siècle dont l’identité soit connue, assassiné en Floride en 1565, dans des circonstances troubles, par des Indiens timucuas ; ou bien Pierre Beauchamp, un trappeur du Dakota du Nord dont la vie et les relations privilégiées avec les Amérindiens, nous sont parvenues grâce au récit qu’en fait un colonel breton de l’armée américaine, Régis Trobriand, qui croise sa route en 1867…

Les fantômes de « l’entre-monde »

On pourrait certes s’interroger sur la nécessité de réhabiliter, de manière un peu répétitive, cette Franco-Amérique « en disgrâce mémorielle », au risque de réveiller quelques passions nostalgiques en lien avec une colonisation française trop souvent caricaturée comme plus « pacifique » et « respectueuse » que d’autres (une lecture que Gilles Havard, soulignons-le, n’a jamais encouragée). Il est, quoi qu’il en soit, difficile de ne pas donner raison à l’auteur lorsqu’il plaide pour une « nouvelle généalogie de l’histoire américaine » (p. 503), qui s’adresserait notamment aux lecteurs d’outre-Atlantique pour qui, espérons-le, cet ouvrage sera bientôt traduit. Au registre du sentiment de « déjà-lu », on peut encore regretter que la saveur originale des analyses de G. Havard - lorsqu’il traite par exemple des questions de genre (l’idéal viril des voyageurs, la perception des femmes amérindiennes, de leur pudeur ou de leur sexualité…) - s’estompe dès lors qu’on y a déjà goûté dans ses ouvrages précédents. Mais d’autres questionnements se fraient un passage. Il faut retenir, par exemple, des réflexions stimulantes sur « les confins sociaux » (p. 492) et ce qu’il est convenu d’appeler la marginalité.

Marginaux, ces hommes le sont du point de vue de l’expérience sociale dominante du colon français en Amérique, la destinée « normale » (et la plus valorisée) étant celle du cultivateur. Pourtant, comme le note G. Havard, ils n’auraient pas joui d’une telle « épaisseur historique » (p. 494) s’ils n’avaient pas évolué dans ces espaces périphériques. C’est précisément parce qu’ils étaient des passeurs culturels, à cheval sur deux mondes et deux identités, parce qu’ils disposaient de savoir-faire exclusifs, qu’ils sont parfois devenus des acteurs clés de l’entreprise impériale. À rebours d’une image souvent dépréciative, le paradoxe sociologique du coureur de bois, que démontre cette succession d’études de cas, c’est qu’en recherchant la liberté et l’invisibilité des espaces amérindiens, le voyageur pouvait aussi obtenir une certaine forme de reconnaissance sociale de la part de ses compatriotes. En miroir s’esquisse une réflexion sur la place de ces Français biculturels dans les classifications amérindiennes, source aussi de tensions dans la mesure où l’intégration, si précieuse à un réseau de parenté, s’accompagne d’obligations sociales contraignantes (en particulier de prodigalité) qu’il convient de respecter, au risque de perdre protection et considération.

L’Amérique fantôme est donc formée de la combinaison complexe de ces atomes sociaux que représentent non seulement certains des dix protagonistes du récit de G. Havard, mais aussi et surtout la multitude de personnages, parfois anonymes, qu’ils fréquentent ou rencontrent au hasard de leurs pérégrinations. Quelques-uns surgissent parfois du néant, de manière inattendue, comme les deux membres de l’expédition La Vérendrye dont les noms se révèlent à la postérité, gravés sur une plaque de plomb qui fut sortie de terre par un heureux hasard, en février 1913, à Fort Pierre (Dakota du Sud).

Mais les vrais fantômes sont peut-être plus encore tous les Amérindiens, amis, partenaires, informateurs, ennemis, épouses et concubines de ces Blancs coureurs de prairie, sans même parler de leur descendance métissée et indianisée. Si les ethnonymes, les noms collectifs des nations amérindiennes, sont arrivés jusqu’à nous et peuplent encore aujourd’hui une part non négligeable de notre imaginaire, les noms individuels des autochtones restent le plus souvent inconnus, et les vies qui vont avec échappent obstinément à toute ambition biographique. Les Amérindiens, à l’époque des personnages de G. Havard, n’avaient encore rien de fantomatique : ils étaient faits de chair et d’os et régnaient en maîtres sur la prairie. Ils évoluaient dans cette époque encore indécise (des années 1560 aux années 1840), quand l’histoire du continent n’avait peut-être pas encore totalement basculé : au sein de cet « entre-monde » élargi [4], les cultures indigènes et celle des Européens cohabitaient et, nous dit G. Havard reprenant à son compte une formule de Claude Lévi-Strauss, « le sort des premières n’était pas définitivement scellé » (p. 12). Leurs fantômes nous hantent aujourd’hui plus que jamais, à l’heure où nous prenons conscience de ce que l’humanité tout entière a perdu dans le grand cataclysme ethnocidaire et écocidaire qui a suivi, engloutissant pour de bon les sociétés autochtones et leurs manières d’être au monde.

Gilles Havard, L’Amérique fantôme. Les aventuriers francophones du Nouveau Monde, Paris, Flammarion, 2019, 654 p., 26 €.

par Sébastien Jahan, le 22 janvier 2020

Pour citer cet article :

Sébastien Jahan, « Une autre histoire américaine », La Vie des idées , 22 janvier 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Une-autre-histoire-americaine

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.


Notes

[1Gilles Havard, Histoire des coureurs de bois. Amérique du Nord, 1600-1840, Paris, Les Indes Savantes, 2016.

[2Romain Bertrand, Le long remords de la Conquête. Manille-Mexico-Madrid : l’affaire Diego de Avila (1577-1580), Paris, Seuil, 2015.

[3Alain Corbin, Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot, sur les traces d’un inconnu, 1798-1876, Paris, Flammarion, 1998.

[4Le Middle-Ground, brillamment décrit par Richard White dans Le Middle-Ground. Indiens, empires et républiques dans la région des Grands Lacs, 1650-1815, Toulouse, Anacharsis, 2012.

Partenaires


© laviedesidees.fr - Toute reproduction interdite sans autorisation explicite de la rédaction - Mentions légales - webdesign : Abel Poucet