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Un monde discordant
Entretien avec Michel Foucher


par Pauline Peretz , le 11 février 2013


Le monde contemporain, bien qu’il soit plus interdépendant que jamais, reste un puzzle d’États souverains. La mondialisation nous impose une actualisation de nos cartes mentales et une compréhension de celles des autres. Dans cet entretien, le diplomate et géographe Michel Foucher nous livre les clés de la nouvelle géographie collective.

Michel Foucher est directeur des études à l’IHEDN, professeur de géopolitique appliquée à l’ENS Ulm. Son dernier ouvrage est La bataille des cartes. Analyse critique des visions du monde, 3° édition bilingue, interactive et électronique, Itunes. Ipad, 2012, François Bourin éditeur.

Un monde plus interdépendant que jamais

La Vie des idées  : La géopolitique permet-elle encore de rendre compte des interactions entre puissance et espace dans un monde où la plupart des États sont ouverts ? Deux logiques semblent en effet s’opposer : territorialisation des États ou consolidation territoriale d’une part ; ouverture des marchés, transnationalisation des migrations, multiplication des flux, intégration politique, d’autre part. Comment rendre compte de manière satisfaisante de ces dynamiques contradictoires et, simultanément, de l’érosion et de la résistance des frontières ?

Michel Foucher : Au préalable, il convient de s’entendre sur le sens du mot « géopolitique ». L’analyse géopolitique rend compte des interactions entre questions politiques et questions territoriales, pas seulement entre puissance et espace. C’est une définition plus large que celle de la simple analyse des rivalités sur les territoires. Il est essentiel de considérer ce qui relève des représentations et des perceptions, des cartes mentales. Je préfère pratiquer la géographie, qui articule la description de réalités et d’interactions localisées, et la critique des descripteurs, producteurs de cartes mentales au service de projets politiques datés et, eux aussi, territorialisés.

L’ouverture généralisée des espaces libère des flux d’images, d’expressions, de représentations. Or ces flux sont difficiles à gérer, car ce sont des phénomènes complètement transfrontaliers — il n’y a pas de douane, pas de contrôle qualité. Les effets qu’ils suscitent ne peuvent être maîtrisés, à la différence des situations de conversation diplomatique permanente, faite de négociations, de compromis, de coalitions. En dehors de l’Union européenne, le système international reste très classique, terriblement westphalien. Les États dits émergents entrent bruyamment dans le jeu global avec leurs intérêts, leurs objectifs, leurs valeurs, éventuellement leurs idées pour améliorer les choses. Car la mondialisation est d’abord une mondialisation agie par les États et les nations. Le monde contemporain est plus interdépendant que jamais — du fait des flux d’échanges et de l’écho d’évènements lointains — et bien peu coopératif — précisément parce que les logiques nationales prévalent. On trouve rarement d’alliance fixe (la relation transatlantique est une exception), uniquement des coalitions à la carte en fonction des sujets. Ainsi, peut-on, dans une réunion du G-20 avoir un accord entre Européens et Brésiliens ou Indiens pour estimer que le yuan chinois est sous-évalué et, au Conseil de sécurité des Nations unies, constater un désaccord avec eux sur la Lybie ou la Syrie.

Nous vivons dans un monde que je qualifierais de discordant, au sens musical du terme. Où est le chef d’orchestre ? Les États-Unis prétendent jouer ce rôle, sans toujours être écoutés. Chacun veut jouer sa partition, même si subsistent des cadres communs — les Nations unies, l’Organisation Mondiale du Commerce, la recherche de la paix... C’est une situation d’a-polarité. Si personne n’est vraiment en charge du maniement des affaires globales, chacun gère ses priorités nationales. Par conséquent, l’ouverture n’affaiblit pas les États, bien au contraire ; partout, les États s’affirment, suivant des logiques d’État. Le système international reste ainsi marqué par la prégnance des États-nations. Le système international qui s’exprime aux Nations unies est un puzzle d’États ; au FMI, les quotes-parts sont attribuées à des États et non pas à des organisations régionales. Les nations restent surreprésentées par rapport aux organisations régionales.

Dans le même temps, les forces transnationales du marché, les banques d’affaires et les agences de notation ont acquis la capacité de décider de la réputation d’un État, de son image extérieure et, par conséquent, de la confiance qu’ils inspirent auprès des investisseurs ou des prêteurs. Leur comportement porte donc atteinte à la souveraineté des États. Nous pouvons, là encore, analyser ce phénomène en termes géopolitiques, mais le référentiel a désormais changé de nature, il est moins idéologico-stratégique que financier et économique, sauf, sans doute, dans l’aire marquée par les tentatives de restauration de l’islam politique, ce qui concerne un bon cinquième de l’humanité.

Dans ce contexte, le concept d’autonomie stratégique mérite réflexion. Qu’est-ce qu’être souverain aujourd’hui dans un monde interdépendant et discordant ? En tant que géographe, je dirais que même les flux immatériels, financiers ou virtuels (tels les messages), sont portés par des infrastructures matérielles, physiques. C’est encore plus vrai des stocks, les fameux « big data » Les serveurs centraux des entreprises d’informatique sont aussi bien gardés qu’une centrale nucléaire, les localisations en sont beaucoup plus secrètes. La dimension territoriale des flux virtuels et des stocks est réelle. Les marchés financiers qui leur sont associés sont eux aussi structurés spatialement. Cette structure spatiale est composée de centres et de périphéries, de donneurs d’ordres et d’exécutants. Et quelques centres financiers organisent la planète, sur la totalité des vingt-quatre fuseaux horaires : Chicago pour les céréales, New York pour la finance, en concurrence avec Londres, Francfort, Dubaï, Mumbaï, Singapour, Hong Kong, Tokyo et San Francisco. Le cercle est bouclé. Il n’y a pas vraiment de nouveauté de ce point de vue-là, même si le rapport des forces évolue et que d’autres centres s’affirment.

La « territorialisation » doit être presque entendue au sens propre. D’abord, comme mise en valeur des terres, extension des espaces cultivés et de l’exploration minière, sur terre et sur mer. Je suis frappé par le mouvement généralisé de territorialisation des espaces maritimes — ce qu’on appelle aujourd’hui en français la maritimisation. On applique à la répartition des espaces maritimes des logiques terrestres. L’attitude de la Chine est extrême : elle considère les zones économiques spéciales comme des zones de pleine souveraineté. On observe une course à la délimitation des espaces maritimes. C’est le dernier degré de la territorialisation. Nous sommes bien entrés dans une période de réaffirmation des frontières.

Ce processus s’inscrit du reste dans la perspective offerte par la dialectique entre ouverture, moteur de la mondialisation, et cloisonnement, recherche de sécurité ; une dialectique énoncée en son temps par Jean Gottmann, géographe franco-américain sous-estimé en France, est éclairante. L’évolution conservatrice d’un certain nombre de sociétés arabes est sans doute une réponse à la globalisation ; elles se replient sur des valeurs traditionnelles qui dessinent les préférences collectives face à l’ouverture à la modernité importée. Cette dialectique me semble être une grille d’interprétation qu’il faut constamment actualiser. Mireille Delmas-Marty ne dit pas autre chose, dans le champ du droit, quand elle pointe les contradictions de la mondialisation avec le durcissement du contrôle des migrations, l’aggravation des exclusions sociales et les atteintes à l’environnement (Mireille Delmas-Marty, Résister, responsabiliser, anticiper, Le Seuil, 2013).

Un choc des représentations

La Vie des idées  : Vous avez forgé l’expression « bataille des cartes », par laquelle vous suggérez que la représentation de l’autre comme de soi peut être source de conflit tout comme de coopération.Dans quelle mesure les représentations du monde ont-elles changé de nature depuis la fin de la Guerre froide ? Qui détient aujourd’hui l’autorité, la légitimité ou la puissance suffisantes pour imposer ces représentations, ce discours sur le monde ? Ou, dit autrement, qui détient aujourd’hui les clés de la nouvelle géographie collective ?

Michel Foucher : La géographie, c’est, étymologiquement, la description du monde. Personne ne peut prétendre avoir une vision précise du monde tel qu’il est. Le monde reste toujours à découvrir. C’est une description qui est localisée, datée et qui est également, comme je l’ai écrit, aussi subjective qu’objective. La géographie doit à la fois prendre en compte des réalités localisées et le discours, la représentation des réalités, la somme d’images, de discours, de corrélats à propos de telle ou telle portion de territoires. La figure du « morceau choisi » domine, issue d’une vision sélective des affaires internationales sélective en fonction de la connaissance, des intérêts, de la familiarité des descripteurs.

La « bataille des cartes » désigne la redistribution des rapports de forces entre les États dans le contexte de la nouvelle étape de la mondialisation. Autant je ne crois pas à un choc des civilisations, autant je crois à la réalité du choc des représentations. Durant la Guerre froide, dominait une représentation idéologique et stratégique fondée sur la rivalité entre deux systèmes, et le tiers-monde comme champ de bataille. Depuis vingt ans, les représentations ont évolué et les Occidentaux se sont lancés dans une manière de croisade démocratique pour propager valeurs, régimes et références économiques, dans ce moment unipolaire occidental et, d’abord, américain. Les crises et tensions actuelles en découlent, car nous n’avons pas fini de payer la facture des interventions occidentales (Irak, Afghanistan, etc.). Aujourd’hui, le marché international des idées s’est diversifié : commence à s’imposer une diversité des représentations - les valeurs occidentales, les procédures, les institutions sont discutées, et d’autres modèles de développement s’installent, notamment en Afrique, inspirés par les succès économiques des grands foyers démographiques de la Chine et de l’Inde.

La « bataille des cartes » en cours est l’avènement de nouvelles configurations, de nouveaux rapports de force et d’influence, et de « projets géopolitiques » qui secouent l’ordre ancien. Il est utile d’essayer de percer les intentions ou les visions des uns et des autres, pour identifier d’éventuels points de convergence (par exemple, les problématiques africaines qui intéressent à la fois la France, le Brésil et la Turquie). Ces États en transition sont dans une phase d’émancipation, à la recherche de leur « place au soleil » comme à l’époque de Guillaume II, de visibilité, et pas seulement de parts de marché. Visibilité, reconnaissance, volonté de bousculer l’ordre occidental établi et, probablement aussi, difficulté à accepter ou à mesurer le degré d’interdépendance entre États. Au fond, le discours sur la « démondialisation » est une négation de l’interdépendance. Aux États-Unis, la société américaine elle-même sous-estime complètement le fait qu’une part importante du PIB (32 %) est liée aux échanges extérieurs, mesure utile de l’interdépendance économique. Cela suppose de considérer quel degré de mondialisation une société peut accepter, et nous ramène à la question antérieure : quel dosage, politique, entre cloisonnement, ouverture, protection ? Bref, entre liberté et sécurité.

La période actuelle impose une actualisation de nos cartes mentales — que voulons-nous être dans le monde tel qu’il a l’inconvénient d’être ? — et un effort de compréhension des cartes des autres, comme préalable à une organisation de la redistribution des forces en cours. Cette nouvelle géographie politique est une question extrêmement intéressante. Ainsi, certains analystes allemands attachent désormais l’adjectif « absteigend » (descendant) à la France, ce qui réduit notre capacité de conviction sur les autorités de Berlin pour la prise de décision en matière européenne et indique en même temps qu’elles auraient besoin, au contraire et dans leur intérêt même, d’un partenaire français plus fort.

La facilité avec laquelle, pour des raisons techniques, les idées, les images et les émotions circulent explique la vogue des nouvelles modalités de la puissance. Pour être acceptée, la puissance devrait se parer de « douceur » (« soft power », expression intraduisible) ou d’« élégance » (« smart power », synthèse de « soft » et de « hard power »). Le haut degré d’interdépendance valorise la mise en place des stratégies dites d’influence (par la langue, la culture, la diplomatie), d’attraction (à l’égard des étudiants étrangers). On se prend à imiter les stratégies américaine et même chinoise, par toutes sortes d’opérations d’influence, sans se rendre compte que le soft power américain est fondé sur des activités liées à des libertés propres à la société américaine.

La mondialisation nous immerge ainsi dans des jeux de représentations que nous ne maîtrisons pas. La géographie collective fonctionne sans tour de contrôle. La période est propice à une remise en cause de la vision occidentale dans sa dimension d’universalité, notamment de la part de penseurs indiens, d’intellectuels singapouriens et d’experts chinois proches du pouvoir. On y oppose le mérite à la démocratie ; on y souligne les maigres résultats de nos régimes démocratiques en termes de croissance, notre recours fréquent à l’intervention militaire extérieure. C’est sur cette idée que j’ai conclu mon livre : l’universel est-il un bien commun ?

Les frontières d’aujourd’hui : ni ouvertes, ni fermées

La Vie des idées  : Les frontières ne sont donc selon vous plus une ligne, mais une somme de points de passage ?

Michel Foucher : Beaucoup de frontières sont fermées ; bien plus, beaucoup sont franchies illégalement ; d’autres font l’objet de contentieux et de différends, y compris autour de nouveaux États. Les frontières restent un sujet d’actualité pour les États, les diplomates, les Nations unies, la Cour internationale de justice, les tribunaux d’arbitrage. Je ne vois donc pas qu’il y ait érosion ou disparition des frontières au sens de frontières politiques ; en revanche, une érosion ou un effacement volontaire de certaines fonctions de contrôle, bien entendu. L’espace Schengen est un cas unique au monde. Ailleurs, en Asie du sud, de l’est, on ne peut pas rentrer aussi facilement. L’Europe représente une exception, avec la circulation intérieure libre et la capacité des Européens de circuler à l’extérieur en étant sujets à un petit nombre de visas. Cette asymétrie exceptionnelle est en faveur de l’Europe. Dans les nouveaux États s’impose une logique de résistance, de fermeture. Et un bilan des deux dernières décennies doit amener à conclure à une situation d’obsession des frontières, plus que d’érosion, d’effacement.

La frontière est une ligne qu’on franchit entre deux États, qu’elle soit fermée ou contrôlée, qu’on doive avoir une autorisation pour entrer (un visa) ou non. L’exemple le plus extrême est offert par la Suisse, membre de l’espace Schengen pour la libre circulation des personnes et qui, non membre de l’Union européenne, continue d’exercer un contrôle des marchandises, Donc, la frontière doit de plus en plus être vue comme une somme de points de passages. Les passages sont de plus en plus fréquentés, en raison de l’intensification des circulations. Mais les régimes frontaliers demeurent d’une grande diversité (visas, droits de douane, qualité et coût du franchissement). Bref, il me semble essentiel de sortir de la dichotomie ouverte ou fermée. L’abolition des frontières internes en Europe a trop marqué les esprits, tout comme la chute du mur, comme si l’ouverture, la suppression des frontières était un idéal en soi.

La Vie des idées  : À quoi ressemble une frontière type en ce début de XXIe siècle ? Suit-elle le modèle de la clôture (Israël, Mexique etc.) ? ou va-t-elle plutôt dans le sens de la dématérialisation ? Plus généralement, comment les fonctions des frontières ont-elles évolué ces dernières années ?

Michel Foucher : La frontière type est la frontière ouverte/fermée : ouverte aux légaux, aux marchandises, aux idées et aux flux, fermée pour les illégaux et les personnes indésirables — les demandeurs d’asile et de refuge... Ce monde est, là encore, très discordant, avec une tendance à la multiplication des clôtures migratoires et la technification des contrôles, via les marchés de la clôture ou de la surveillance. L’enjeu est de fluidifier et de contrôler en même temps. La frontière type est de plus en plus la frontière des Européens : on circule librement, après contrôle, dans un contexte d’intense mobilité. Il y a bien évidemment toute une typologie des frontières, de l’ouverture complète à la fermeture complète. Même entre les États-Unis et le Canada, plusieurs voies de passage sont offertes, selon le statut de celui qui veut traverser la frontière. La frontière type est donc une frontière ouverte et filtrée.

La Vie des idées  : L’Europe voit-elle la fonction classique de la frontière comme délimitation (border) dépassée par celle de front pionnier (frontier) ?Les frontières de l’Europe doivent-elles être conçues comme des instruments de transformation des confins ? Comme un levier de transformation politique ?

Michel Foucher : Il s’agit clairement de diplomatie transformationnelle, ce qui n’est pas passé inaperçu à Moscou. La politique dite « de voisinage » est un outil asymétrique de mise en œuvre de cette transformation d’une périphérie à réorienter vers le centre. La « Frontier » relève du vocabulaire de l’expansion historique des Américains vers leur Ouest. Le mot clé d’élargissement pour l’Union européenne et l’Alliance atlantique en est la réplique, cette fois-ci vers l’est du continent européen. C’est la représentation dominante en Pologne à propos de la Biélorussie et de l’Ukraine et même de la Géorgie. Les Polonais ont conçu une Ostpolitik à l’Allemande, dans une logique de transformation des confins. L’objectif final qu’ils cherchent à atteindre est l’intégration de l’aire intermédiaire entre la Pologne et la Russie dans l’orbite occidentale, comme facteur de sécurité. Se manifestent là à la fois la conception de front pionnier géopolitique à l’est pour contenir la Russie [1], et le choix d’une frontière linéaire à l’ouest, entre Pologne et Allemagne. Du côté américain persiste la conception du front pionnier, dans laquelle il n’y a pas de limites. Du côté chinois, russe, japonais, s’imposent au contraire des logiques de contrôle, de la linéarité.

La Vie des idées  : L’activisme des diasporas, à leur initiative propre mais aussi à l’initiative des États d’origine ou des États d’accueil, conduit à une déconnexion croissante entre territoire, souveraineté, et citoyenneté. La diasporisation des groupes ethniques ne remet-elle pas en cause la thèse de la permanence des frontières ?

Michel Foucher : Je ne vois pas les signes d’un échec des connexions entre États d’origine et États d’accueil. La période actuelle voit les diasporas se mobiliser en faveur du pays d’origine. C’est le cas des Chinois, des Indiens de la Silicon Valley qui investissent en Inde... On pourrait établir une typologie des diasporas en fonction de l’importance du lien conservé selon les communautés. En Europe, depuis vingt ans au moins, les diasporas européennes résidant aux États-Unis ont joué un rôle très important dans la transition politique. Certains de leurs membres sont rentrés au pays pour y exercer le pouvoir. Au début des années 2000, trois présidents baltes étaient nord-américains : Vaira Vike-Freiberga (Lettonie) de nationalité canadienne, Toomas Hendrik Ilves (Estonie), suédois puis américain, et Valdas Adamkus (Lituanie) américain. Les diasporas sont des conservateurs des cartes mentales anciennes et elles ne rendent pas toujours service à leur pays d’origine (exemples de l’Arménie, du Liban).

Le monde arabe, une caisse de résonance

La Vie des idées  : Le processus de contagion du Printemps arabe modifie-t-il l’analyse du rôle des frontières et du pouvoir des représentations collectives ?

Michel Foucher : Un des premiers effets du printemps arabe est de nous contraindre à appeler les choses par leur nom et à ne plus parler, nous Européens, de la Méditerranée, mais du monde arabe. La carte mentale de la « Méditerranée » masquait les intentions dominatrices néo-colonialistes et saint-simoniennes du nord. La Méditerranée de Braudel est celle projetée par l’Europe de l’Ouest. Le « monde arabe » est tout autant une représentation. La langue arabe distingue le « monde arabe » (Al-ʿĀlam al-ʿArabî) de la « nation arabe » (Al umma al arabia). La nation arabe n’est plus à l’ordre du jour comme projet politique. Les nationalistes sont morts, ils ont perdu, Saddam Hussein a été pendu, le clan Bachar ne représente plus qu’une coalition de minorités confessionnelles et l’OLP, porteuse du projet national palestinien, est battue en brèche par le Hamas, antenne régional des Frère musulmans égyptiens. Tout se passe comme si l’activité occidentale depuis des décennies dans le monde arabe avait consisté à affaiblir les dirigeants représentatifs du nationalisme arabe et persan, pour laisser place à des forces conservatrices (et au contrôle de l’Irak à l’Iran des ayatollahs). Mais, le monde arabe a fonctionné depuis 2011 comme un bassin d’interprétation, comme une caisse de résonance avec des mouvements nationaux se faisant écho, partout même en Jordanie, dans le Golfe et demain en Arabie saoudite. À ce stade, le cadre national, hérité des accords frontaliers franco-britanniques, sort renforcé de ces révolutions arabes. Les débats sur les Constitutions sont salutaires (où situer le curseur entre sphère publique et sphère privée, entre religion et État, place de la femme, égalité des droits). Consolider ces États face aux menaces croissantes du djihadisme internationaliste est un défi stratégique majeur. Reste aux Européens à comprendre et à accompagner les transitions en cours — elles vont durer —, et à bâtir une interaction positive avec ces États... qui sont durablement à nos frontières [2] !

par Pauline Peretz, le 11 février 2013

Pour citer cet article :

Pauline Peretz, « Un monde discordant. Entretien avec Michel Foucher », La Vie des idées , 11 février 2013. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Un-monde-discordant

Nota bene :

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Notes

[1Voir Les frontières de l’Europe. Dialogue entre Michel Foucher et Bronislaw Geremek, en 1992 à Varsovie, Fondation Robert Schuman, Entretiens d’Europe n° 27, 28 juillet 2008.

[2Michel Foucher, « 2031 en Méditerranée, nos futurs, l’avenir d’une représentation », Cahiers du Centre régional de la Méditerranée (CEREM), Marseille 2013.

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