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Essai Société Philosophie

Un bébé presque parfait
Génétique, procréation et eugénisme


par Jean-Hugues Déchaux , le 5 juin 2018


La révolution génétique est notamment marquée par de complexes mutations dans les techniques de reproduction. De notre rapport à la maternité à l’idée d’un « eugénisme du libre choix », Jean-Hugues Déchaux revient sur les controverses éthiques qui entourent l’ingénierie génétique.

Depuis la redécouverte il y a plus d’un siècle des lois de l’hérédité de Mendel et la détermination en 1953 de la structure en double hélice de l’ADN, la génétique est devenue la discipline reine des sciences du vivant (Morange, 2017). Les connaissances biologiques ont considérablement progressé, s’appuyant en partie sur les avancées de la physique, de la chimie puis de l’informatique. À partir des années 1970, l’ingénierie génétique, qui consiste à modifier le génome d’un organisme en agissant sur son ADN, a pris son essor. En médecine, des thérapies « géniques » visant à intervenir sur le ou les gènes à l’origine de la maladie voient le jour alors que des outils de dépistage et de diagnostic d’une grande précision sont mis au point. Aujourd’hui la génétique est de plus en plus utilisée en médecine procréative, ce qui a pour effet de changer non seulement les modalités techniques du suivi médicalisé des grossesses, mais, plus profondément et insensiblement, les représentations de la procréation humaine. Les anciens repères sur la vie, le corps, la maladie, l’enfantement sont ébranlés. D’autres manières de penser la naissance, la reproduction, la transmission et donc, à certains égards, la parenté sont en train d’émerger, suscitant discussions et controverses.

L’anténatal

En cherchant à déterminer, à travers la notion de code génétique, la relation précise entre les gènes et les protéines, la biologie moléculaire a transformé la perception du vivant. Cela a conduit en 2003, au terme d’une longue décennie de recherches, à réaliser une première lecture intégrale, dite « séquençage », du génome humain. Depuis, le séquençage s’est banalisé : avec les moyens de la bio-informatique et des biotechnologies, il se réalise à très haut débit, commodément, surtout pour la partie codante de l’ADN (exome), et pour un coût qui ne cesse de décroître. Ceci explique la multiplication des tests génétiques et participe à la promotion d’une nouvelle médecine, à la fois prédictive et personnalisée, fondée sur l’analyse du génome du patient. Les retombées en obstétrique, déjà bien réelles, devraient se multiplier dans les années à venir. La surveillance médicalisée des grossesses, reposant jusqu’alors sur un dépistage échographique et biochimique, s’appuie de plus en plus sur la génétique : des tests prénataux non invasifs (DPNI), ne nécessitant qu’un échantillon de sang ou de salive de la femme enceinte, permettent d’accéder à l’ADN du fœtus à un stade relativement précoce (à partir de la 12e semaine d’aménorrhée). Beaucoup sont en vente libre sur internet. Les moyens de déceler les risques de voir naître un enfant atteint d’une maladie génétique handicapante, voire mortelle à plus ou moins brève échéance, s’en trouvent accrus. Existent aussi, en particulier aux États-Unis et au Japon, des tests préconceptionnels qui évaluent les risques de pathologies héréditaires avant même de concevoir un enfant [1]. Ils couvrent un large éventail de mutations associées à des maladies et calculent le degré de compatibilité génétique des futurs parents. En Belgique, le Conseil supérieur de la santé recommande de proposer et de rembourser ce type de tests à tous les futurs parents suivis pour des problèmes de fertilité ou diagnostiqués porteurs d’une maladie génétique récessive. L’identification du risque est déplacée du fœtus vers les parents avant même la réalisation d’un projet de grossesse.

Depuis la mise au point, en 2012, d’un nouvel outil moléculaire (CRISPR-Cas9), on peut en outre aisément procéder à des corrections ciblées du génome d’organismes vivants. Cette opération, dite « édition du génome », remplace des séquences altérées du génome par des séquences « normales » en coupant les brins d’ADN à des points précis. La recherche internationale dans ce domaine est foisonnante et s’efforce d’améliorer la précision et la fiabilité de l’édition du génome en réduisant le risque de modifications collatérales involontaires. Par exemple, un outil moléculaire découvert à la fin de l’année 2017, ABE (Adenine Base Editor), permet de réécrire le génome « à la lettre près » sans couper l’ADN. Sans être encore parfaitement maîtrisée, l’édition ne cesse de progresser. Ses applications cliniques sur l’homme commencent à voir le jour en thérapie anticancéreuse. Elles consistent à corriger sur le patient le génome des cellules somatiques à l’origine de la maladie. Mais il est aussi possible d’intervenir sur le génome des cellules germinales qui concernent la reproduction (gamètes, embryon au stade zygote [2]). Lorsque les corrections portent sur le génome germinal et non sur celui des cellules somatiques, elles se transmettent à la descendance. Elles reviennent à modifier de manière intentionnelle le patrimoine génétique humain, ce qui soulève de vastes questions éthiques. C’est pourquoi les essais cliniques sur des embryons humains sont encore rares et controversés et ne visent pas, pour le moment, à produire des enfants. Toutefois les progrès sont si rapides depuis la découverte de CRISPR-Cas9 que les obstacles techniques à l’édition germinale pourraient être levés plus rapidement que prévu. De nombreux généticiens appellent à multiplier recherches et expérimentations afin de mieux prévenir les maladies récessives transmissibles par les parents (Déchaux, 2007).

Le temps d’avant la naissance devient une phase cruciale au cours de laquelle la génétique livre un savoir prédictif permettant d’anticiper, avec plus ou moins de précision, l’état de santé futur de l’enfant ou de l’adulte qu’il pourrait devenir. L’information délivrée est de nature statistique : sont calculées des probabilités d’occurrence de maladies dues à des altérations génétiques [3] qui, en toute rigueur, n’équivalent pas à des pronostics individuels. L’édition germinale laisse entrevoir une étape supplémentaire : la possibilité d’interrompre la transmission de maladies génétiques risquant de se déclarer au cours de la vie de l’individu et de sa descendance en corrigeant les mutations qui sont à leur origine. L’idée selon laquelle le processus de la procréation, de la conception à la naissance, puisse cesser d’être une loterie et soit un jour intégralement contrôlé trouve de plus en plus d’écho. Ce scénario d’une procréation sans aléa transforme le regard porté sur la naissance : ce n’est plus un événement qui nous arrive, mais une action dont on cherche à maîtriser les conséquences attendues aussi précocement que possible (Dumitru, 2003). Cette rationalisation de la procréation, au sens d’un recul de l’aléa, est la suite logique de la généralisation du contrôle médicalisé de la reproduction humaine.

Le choix reproductif

Si procréer, c’est s’engager dans une option reproductive dont on cherche à contrôler la suite prévisible, la sélection prénatale par recours aux procédés biotechnologiques que la médecine procréative met à la disposition des couples parentaux prend une importance cruciale. Certes, la sélection reproductive a existé dans toutes les sociétés humaines, à plus ou moins grande échelle, directement, à travers l’infanticide et l’abandon d’enfant, ou indirectement, par le biais d’interdits d’alliance entre consanguins. Mais, pour la première fois dans l’histoire, on assiste à un déplacement vers l’anténatal du moment où elle devient effective. Éclairé grâce au séquençage par la mesure des risques génétiques encourus et bientôt en capacité de procéder à des corrections ciblées du génome de l’embryon, le choix reproductif est pris en charge par la médecine. S’il reste une décision du couple, il est génétiquement assisté, dépendant de l’expertise médicale qui, selon les résultats des tests, propose de choisir entre différents scénarios.

Pour le moment, qu’il s’agisse du dépistage classique (échographique et biochimique) ou des tests génétiques non invasifs (DPNI), la sélection reproductive ne fonctionne que par la négative : selon les résultats le couple peut décider de renoncer à une grossesse. Avec le diagnostic préimplantatoire (DPI) couplé à une fécondation in vitro, qui n’est réservé qu’à certains contextes, très rares, d’antécédents familiaux ou personnels d’une particulière gravité, et plus encore, dans un futur sans doute proche, avec l’édition germinale, une autre logique se fait jour : celle d’une sélection positive où le choix des parents porte sur la meilleure configuration génomique, soit parmi plusieurs embryons disponibles (dans le cas du DPI), soit par une intervention directe sur l’équipement génétique du futur enfant (avec l’édition du génome germinal). On peut aussi imaginer une sélection embryonnaire à très grande échelle : dès lors que sera maîtrisée la production en laboratoire de gamètes artificiels à partir de simples cellules de la peau (ce que la génétique sait faire pour les souris), le couple pourra choisir entre un très grand nombre d’embryons obtenus par fécondation in vitro, le génome de chacun d’eux ayant été séquencé de manière à faire un choix aussi éclairé que possible.

Les parents, assistés par la médecine et le conseil génétique, seront mis en situation de devoir choisir : quel génotype retenir pour l’enfant à naître ? Ces nouvelles prérogatives parentales s’accompagnent de responsabilités inédites. Pour quoi, en vue de quoi choisir ? Surgit ici un ensemble d’interrogations : Dans quel but choisir tel ou tel génotype ? Qu’est-ce qu’une pathologie ? Qu’est-ce qu’un enfant normal ? Qu’est-ce qu’un bon parent en la matière ? À ces questions, la génétique n’a pas de réponse scientifique, car le problème n’est pas d’ordre biologique, soluble par un calcul probabiliste mesurant des prédispositions à partir d’un séquençage de l’exome. Comment distinguer ce qui est normal et ce qui cesse de l’être ? La réponse paraît aller de soi pour une mutation génétique associée à un risque élevé de cancer incurable ; elle l’est déjà moins lorsque le risque relatif est modéré, ce qui est beaucoup plus fréquent ; et elle ne l’est plus pour la surdité ou le nanisme par exemple, sans parler du choix du sexe. Parents et médecins sont face à un domaine qui n’est plus celui des faits biologiques, mais celui des préférences et des normes qui justifient l’évaluation et le choix opérés. Le choix reproductif pose de manière explicite le problème des bonnes raisons de mettre un enfant au monde. Au stade anténatal du processus procréatif, ce sont des préférences, des croyances, des manières de penser la procréation, la responsabilité parentale et la parenté qui importent.

L’utilitarisme procréatif

Dans les prises de position en faveur d’une extension de la sélection anténatale, la visée thérapeutique et préventive est systématiquement mise en avant, comme le montrent les discussions sur l’éventuelle application à l’homme de l’édition germinale. L’argument-clé est le gain en vies humaines. En écartant les mutations génétiques à l’origine de maladies incurables, l’édition permettra à de nombreuses personnes de vivre dans de bonnes conditions ou simplement de ne pas mourir. Il s’agit de faire reculer la souffrance et la mort. À cette aune, poursuit le plaidoyer, considérer que le génome de l’espèce humaine doit rester inviolable et ne peut faire l’objet d’une correction intentionnelle paraît dérisoire.

Ainsi, dans le Guardian du 2 décembre 2015, le bioéthicien et professeur à Cambridge John Harris juge absurde le principe de l’inviolabilité du génome de l’espèce humaine et récuse les objections les plus communes : risque inacceptable pour les générations futures du fait de la transmission à la lignée des corrections génétiques opérées et impossibilité d’obtenir le consentement de l’enfant. À ses yeux, le vrai drame ce sont les 6 % des nourrissons qui, chaque année dans le monde, naissent porteurs d’une grave mutation génétique. Intervenir sur le génome germinal n’est pas seulement légitime, c’est une obligation morale pour gagner des vies humaines. Cette position n’est pas isolée, du moins dans le monde anglo-américain. Dans le Boston Globe du 1er août 2015, le professeur en neurosciences cognitives à Harvard Steven Pinker précise l’ampleur des drames humains que la correction ciblée du génome germinal pourrait massivement réduire. L’OMS estimait en 2010 à 2,5 milliards le nombre d’années humaines perdues à cause de décès ou de handicaps dus à des maladies d’origine génétique, soit bien davantage que l’ensemble des crimes de masse, guerres et génocides que le monde ait jamais connus. Pour Pinker, la conclusion est évidente : il y a un impératif moral à faire le nécessaire pour diminuer le nombre des années perdues.

Ces arguments reposent sur une sorte d’utilitarisme procréatif : la correction du génome germinal et, par extension, la sélection anténatale génétiquement assistée sont une bonne chose parce qu’elles permettent de gagner des vies humaines et de lutter contre la mort. La thèse ne distingue pas les échelles collective et individuelle. Ce qui est bon sur le plan collectif et se mesure en nombre d’années de vie gagnées sans incapacité l’est aussi sur un plan individuel pour le couple parental soucieux du bonheur de son enfant. Prémunir ce dernier contre une maladie grave transmise génétiquement grâce à une correction du génotype de l’embryon est vu comme un devoir moral des parents visant à lui assurer la meilleure vie possible. Le même raisonnement peut s’étendre au phénotype de la personne à naître (taille, sexe, QI, etc.) si les parents estiment, à tort ou à raison, que tel ou tel trait fera le bonheur de leur enfant. Considérant que les parents sont bienveillants à l’égard de leur progéniture puisqu’ils veulent son bonheur, Harris estime qu’il faut leur faire confiance, les laisser juger et décider par eux-mêmes selon leurs propres valeurs (la définition de « la bonne vie » est leur affaire) dès lors que le gain ne se mesure plus en espérance de vie. Sur ce plan, ajoute-t-il, augmenter les capacités physiques ou cognitives de l’enfant n’est pas très différent des choix éducatifs que les parents font très tôt dans sa vie et dans son intérêt. Rien ne s’oppose donc par principe à un usage mélioratif de la correction du génome germinal. Ce point de vue est partagé par certains généticiens qui, eux, insistent sur la nécessité de disposer d’outils d’édition aussi fiables que possible. Dans le Wall Street Journal du 10 avril 2016, le généticien George Church estime que :

Nous pourrons nous concentrer initialement sur les maladies génétiques actuellement incurables, à l’issue mortelle pour les nouveau-nés. Si ces thérapies sont sûres et efficaces, alors nous pourrons les utiliser à d’autres fins pour d’autres traits.

L’eugénisme de libre choix

On retrouve cette quête du meilleur dans un courant intellectuel, bien installé dans les pays anglo-américains, qui se réclame de l’eugénisme et de l’augmentation humaine. Le débat, très technique, sur l’édition du génome germinal, marque ainsi le retour dans l’espace social de la thématique de l’eugénisme — si l’on entend par ce terme la sélection consciente et volontaire de la reproduction en vue d’améliorer le patrimoine génétique humain — sous la déclinaison inédite d’un eugénisme de libre choix.

Historiquement l’eugénisme a pris la forme d’une politique publique visant à sélectionner les parents de manière plus ou moins autoritaire en écartant les individus jugés « dégénérés ». C’était un eugénisme d’État. À partir des années 1920 jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, plusieurs pays occidentaux ont adopté des législations eugénistes (certains états des États-Unis, la Suisse, le Canada, les états scandinaves, l’Allemagne nazie). Avec l’eugénisme de libre choix, la demande qui vient des parents eux-mêmes remplace la contrainte étatique. C’est le « choix par chacun des gènes de ses propres enfants » pour reprendre la formule visionnaire de Thomas C. Schelling (Schelling, 1978 [1980], 191). Au cours des dernières décennies, l’eugénisme était devenu un mot tabou, inévitablement associé à l’expérience nazie. Il a fallu transformer cette phobie en un mot positif incarnant une option légitime, conversion rendue possible par la notion de libre choix.

Dans l’espace anglo-américain (Australie, Canada, États-Unis, Royaume-Uni), les théoriciens du nouvel eugénisme s’expriment au sein des institutions les plus prestigieuses du monde académique et dans les médias. Citons deux auteurs-clés. Le premier est le philosophe Nicholas Agar, professeur à l’université Victoria de Wellington, qui publie en 1998 dans la revue étatsunienne Public Affairs Quaterly « Liberal Eugenics », le texte fondateur de cette doctrine qu’il développera et transformera en livre en 2004 avec l’ajout d’un sous-titre explicite : In Defence of Human Enhancement. Agar défend une version libérale de l’eugénisme qui accorde aux parents le droit d’intervenir sur l’ADN de l’enfant à naître. Il voit dans cet eugénisme parental la marque de la démocratie, l’expression et l’extension d’une autonomie procréative (procréer c’est choisir) qui, à condition que l’accès aux biotechnologies de la reproduction soit garanti à tous, puisse fonctionner comme un outil d’égalité des chances et des capacités.

Julian Savulescu, philosophe spécialisé en bioéthique, professeur à Oxford, est un auteur très influent dans le milieu académique sur les questions de sélection reproductive. Au début des années 2000, à propos du DPI, il introduit la notion de « bienfaisance procréative » : les parents ont l’obligation morale de sélectionner les meilleurs gènes pour leur enfant en vue de lui offrir, sur la base des informations à leur disposition, la meilleure vie possible. Ce texte, publié en 2001 dans la revue Bioethics, peut être considéré comme le manifeste du nouvel eugénisme auquel les partisans de la sélection anténatale ne cesseront année après année de se référer. Seul ou avec les membres de son équipe, Savulescu prend régulièrement position sur la recherche en génétique procréative — sur CRISPR-Cas9, mais aussi sur la fabrication de gamètes artificiels ou sur les naissances obtenues par la technique du remplacement mitochondrial improprement baptisée « FIV à trois parents » [4] — dès lors qu’elles lui semblent offrir une plus grande maîtrise du destin génétique de chacun. L’argument thérapeutique ou préventif justifie qu’on place toujours plus en amont le moment où la sélection doit s’exercer.

Dans ce nouvel eugénisme le rôle de l’État est simplement de rendre possible l’exercice par les parents de leur liberté de choix. Le propos est dominé par une conception de la responsabilité pour autrui, corollaire du libre choix, qui s’apprécie en termes utilitaristes [5]. Les options entre lesquelles choisir s’ordonnent en fonction des conséquences attendues : Combien de risques de pathologies en moins ? Combien de morts ou de souffrances en moins ? Comment assurer à l’enfant la « meilleure vie possible » ? L’emploi répété du mot « meilleur » — meilleur enfant, meilleure vie, meilleurs atouts — illustre cet utilitarisme qui conclut au devoir de sélectionner comme étant le meilleur choix possible et se présente donc comme un altruisme. Si le nouvel eugénisme partage avec la version d’État le souci de s’appuyer sur la génétique, dans une acception déterministe qui majore le poids de l’hérédité et minore, voire évacue, celui de l’environnement, son univers intellectuel apparaît fort différent : il se défait de l’idée de dégénérescence de la race humaine pour privilégier l’individu, le choix reproductif, la rationalité de la décision et la responsabilité morale du couple parental. Il met en scène un parent génétiquement responsable qui a le devoir de faire le tri entre les bons gènes et les mauvais.

La controverse éthique

Au centre des discussions sur la sélection anténatale, son périmètre et ses instruments, réside le délicat problème de la distinction entre visée thérapeutique et visée méliorative, parfois traduite dans les termes d’une opposition caricaturale entre un usage médical accepté d’emblée et un usage cosmétique jugé irrecevable. Les plaidoyers privilégient l’argument thérapeutique (ou préventif) alors que les discours hostiles pointent le risque d’un usage mélioratif, non guidé par des raisons thérapeutiques, visant à améliorer les capacités physiques ou cognitives de l’enfant. À travers cette controverse se lit une polarité éthique renvoyant à des prémisses opposées.

L’utilitarisme moral qui justifie un recours élargi à la sélection anténatale, en particulier l’utilisation de l’édition, et qui domine la réflexion bioéthique anglo-américaine ne distingue pas clairement visée thérapeutique et visée méliorative. Ses concepts de base — liberté et autonomie individuelles, libre choix, intérêt, anticipation des conséquences selon un calcul de maximisation du bien-être — ne le permettent pas parce que la question des fins (le bien visé) est laissée à la libre appréciation de l’individu (ou du couple), lequel est supposé bienveillant à l’égard de l’enfant. L’enjeu est que l’individu soit en mesure de choisir ce qui est le mieux pour lui, plus exactement pour son enfant. Le gain en espérance de vie sans incapacité (à l’échelle individuelle) ou en nombre de vies humaines (à l’échelle collective) est une manière simple, largement utilisée par les défenseurs de la sélection anténatale, de mesurer la meilleure vie possible ; simple, mais pas exclusive d’autres manières de définir le meilleur. Offrir la meilleure vie à son enfant peut être aussi, selon les préférences, croyances et convictions du couple parental, lui permettre d’être homme plutôt que femme, ou plus grand, ou plus clair de peau, ou plus intelligent, etc. Si visée thérapeutique veut dire procurer une meilleure vie à l’enfant, il devient difficile de cerner les contours de ce qu’il faut entendre par thérapie : la porte est ouverte aux usages mélioratifs, du moins elle n’est pas fermée a priori. L’eugénisme du libre choix peut alors se rapprocher de positions transhumanistes recommandant d’utiliser les biotechnologies et la médecine procréative à des fins d’amélioration humaine, ne serait-ce que pour lutter contre les inégalités naturelles nées de la loterie génétique (Savulescu et Bostrom, 2011).

L’alternative consiste à réfléchir en termes de dignité humaine. On réintègre alors dans le raisonnement éthique la question des fins visées : sont-elles ou non compatibles avec la dignité de l’homme ? Le fond de la controverse réside dans l’opposition entre un utilitarisme moral à la mode anglo-américaine et une tradition plus continentale qui délibère à partir de la notion de dignité humaine. Aux États-Unis et au Royaume-Uni, de nombreux auteurs soutiennent que la notion de dignité humaine n’a aucun sens (Macklin, 2003 ; Cochrane, 2010) : elle serait une chimère métaphysique rétive à toute définition et contraire au caractère évolutif de la condition et de la vie humaines. Ses défenseurs estiment au contraire que seule cette notion permet d’instaurer une réelle égalité de statut entre les êtres humains et d’éviter des situations d’asymétrie dans lesquelles un individu (le parent) pourrait décider de ce que sera le génotype d’un autre (l’enfant à naître) avant que celui-ci n’existe (Habermas, 2002 [2001]). Dans une optique proche, on peut aussi juger que la vie n’est pas quelque chose dont on a le droit de disposer, qu’elle est donnée au sens premier du terme, ne serait-ce que par le hasard, et qu’être libre c’est faire avec ce donné plutôt que le nier (Sandel, 2016 [2007]). Enfin la notion de dignité aurait l’avantage de penser l’homme dans ses relations sociales davantage qu’une approche individualiste qui s’appuie sur les principes d’autonomie et d’intérêt (De Melo-Martin, 2012).

Cette controverse éthique trouve un écho dans les prises de position institutionnelles. Elle inspire les prises de position des instances officielles notamment sur la question très discutée de la thérapie germinale. Les positions les plus hostiles, comme celles de l’UNESCO en 2015 ou du Conseil de l’Europe, qu’il s’agisse de la Convention d’Oviedo (1997) ou, plus récemment, de la recommandation du Parlement du 12 octobre 2017, concluent au caractère inviolable du génome humain au nom du principe de la dignité humaine. A l’inverse, les instances de régulation britannique (décision de la Human Fertilization and Embryology Authority en février 2016 ; rapport du Nuffield Council on Bioethics en septembre 2016) ou étatsunienne (rapport de la National Academy of Sciences, février 2017) sont plus proches d’une éthique utilitariste de l’autonomie individuelle et ne s’opposent pas à la perspective d’une application clinique à l’homme de l’édition germinale lorsque les outils auront apporté la preuve de leur fiabilité.

Génocentrisme et marketing génétique

Le débat autour de la sélection anténatale, ravivé ou suscité par les avancées de la génomique, se tient sur fond de l’étonnante résistance d’une vision réductionniste et déterministe de la génétique. Artisans et adversaires de l’édition germinale partagent pour la plupart une même conception « génocentrée » de l’être humain : dans un cas, elle justifie qu’il faille se donner les moyens de remplacer les séquences altérées par des séquences « normales » et de le faire sur la lignée germinale afin d’éradiquer définitivement des pathologies mortelles ou handicapantes ou de doter l’enfant à naître d’un meilleur équipement génétique ; dans l’autre, elle justifie au contraire l’inviolabilité du patrimoine génétique humain sous le prétexte que toucher intentionnellement aux gènes c’est décider de ce que sera la vie d’un individu, donc le transformer en un produit qu’on peut façonner sur mesure. De manière symétrique, le postulat accepté comme une vérité implicite est que ce qui fait un être humain, voire sa valeur propre, est intégralement encodé dans son génome. Ce constat n’est pas sans rappeler celui, déjà ancien, des deux sociologues Dorothy Nelkin et Susan Lindee (Nelkin et Lindee, 1995) qui, au terme d’une enquête sur les représentations de la génétique dans la culture populaire nord-américaine, concluaient à une « mystique du gène ».

Ce déterminisme essentialiste a pu un temps caractériser le milieu de la recherche, lorsque les généticiens engagés dans le Projet Génome Humain (1990-2003) croyaient qu’en séquençant l’intégralité du génome ils allaient pouvoir lire « le livre de la vie » (selon l’expression du Britannique John Sulston). En réalité, les processus du vivant relevant de l’investigation génétique se sont révélés beaucoup plus complexes que ce que suggère l’image réductrice, sinon simpliste, du code génétique. Les avancées de la recherche ont établi le caractère multiforme et enchevêtré des interactions à l’échelle du génome, lequel est étudié désormais comme un réseau ou un système. Les chercheurs mesurent mieux la variété de l’impact épigénétique des facteurs environnementaux et comportementaux. Dans la plupart des cas, la génétique montre l’absence de lien causal linéaire entre une mutation génétique donnée et une pathologie donnée. Lorsque cette causalité existe, elle ne concerne qu’un petit nombre de mutations et de maladies. Plus la recherche avance, plus la relation entre génotype et phénotype se complexifie, inflexion épistémologique qui, pour certains, marquerait l’entrée dans une « postgénomique » (Perbal, 2011 ; Reardon, 2017).

Comment comprendre une telle résistance du génocentrisme ? Intervient ici un élément trop souvent minoré et qui est pourtant un fait massif des dernières années : la mise sur le marché de la génétique. De très nombreux chercheurs reconnus, comme les inventeurs de CRISPR-Cas9, sont aussi des créateurs d’entreprises et de startups ; ils nouent des accords avec de grands groupes pharmaceutiques ou du secteur des biotechnologies. Il faut aussi mentionner les marchés des gamètes, des tests génétiques, du séquençage, du big data biogénétique, de la médecine prédictive et personnalisée, etc. Les enjeux financiers sont colossaux, pour la bioéconomie (dont les géants du numérique) comme pour les gouvernements des pays engagés dans une très vive compétition internationale. Il en résulte une intrication croissante des logiques scientifiques et économiques auxquelles viennent se mêler des positions normatives en matière de droits individuels (le droit de connaître son ADN ou celui de son géniteur, le droit de vendre ses propres données biogénétiques, etc.), de procréation médicalement assistée ou de recherche sur l’embryon, sujets sur lesquels les législations sont régulièrement révisées. Les prises de position publiques sont le fait d’individus ou d’institutions qui se situent au croisement de ces différentes logiques. Au cœur des controverses sur la sélection anténatale, réactivées ou déclenchées par les progrès de la science, existe un marketing du gène qui entretient, voire renforce, la mystique de l’ADN. Comme si la génétique était de plus en plus écartelée entre un savoir scientifique attentif à la complexité et une vulgate réductionniste, parfois adoptée par les généticiens eux-mêmes, dans laquelle s’expriment intérêts économiques et enjeux idéologiques touchant à la définition et au statut du vivant.

par Jean-Hugues Déchaux, le 5 juin 2018

Aller plus loin

  Agar N., 1998, « Liberal eugenics », Public Affairs Quaterly, vol. 12, n° 2, p. 137-155.
  Cochrane A., 2010, « Undignified Bioethics », Bioethics, vol. 24, n° 5, p. 234-241.
  Déchaux J.-H., 2007, « La procréation à l’ère de la révolution génomique », Esprit, n° 438, p. 114-129.
  Déchaux J.-H., 2017, « L’hypothèse du “bébé sur mesure” », Revue française des affaires sociales, n° 3, p. 192-212.
  Déchaux J.-H., 2018, « L’édition du génome humain », Encyclopœdia Universalis, Paris.
  De Melo-Martin I., 2012, « Response to an Undignified Bioethics : There is no Method in this Madness », Bioethics, vol. 26, n° 4, p. 224-230.
  Dumitru S., 2003, « Liberté de procréation et manipulation génétique. Pour une critique d’Habermas », Raisons politiques, n° 12, p. 31-54.
  Habermas J., L’avenir de la nature humaine. Vers un eugénisme libéral ?, Paris, Gallimard, 2002 [2001].
  Harris J, 2007, Enhancing Evolution. The Ethical Case For Making Better People, Princeton University Press.
  Macklin R., 2003, « Dignity is an Useless Concept », British Medical Journal, vol. 327, n° 7429, p. 1419-1420.
  Morange M., 2017, « L’édition du génome », Études, n° 4242, p. 61-72.
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  Nelkin D., Lindee S., 1995, The DNA Mystique : The Gene as a Cultural Icon, WH Freeman.
  Perbal L., Gènes et comportements à l’ère post-génomique, Paris, Vrin, 2011.
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  Schelling T. C., 1978 [1980], La tyrannie des petites décisions, Paris, Presses universitaires de France.

Pour citer cet article :

Jean-Hugues Déchaux, « Un bébé presque parfait. Génétique, procréation et eugénisme », La Vie des idées , 5 juin 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Un-bebe-presque-parfait

Nota bene :

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Notes

[1Certains pays et régions (Chypre, Grèce, Sardaigne, etc.) touchés par des maladies héréditaires de l’hémoglobine (drépanocytose et thalassémies) ont organisé à partir des années 1970 une politique de dépistage systématique des porteurs sains, obligeant les couples à passer un test avant toute conception.

[2Le zygote est la fusion de deux gamètes, premier stade de développement après la fécondation.

[3Il s’agit de « risques relatifs » : le risque pour la personne testée est calculé à partir du risque pour l’ensemble de la population. Un risque de 50 % n’a pas la même signification selon que le risque d’avoir telle ou telle pathologie pour la population globale est par exemple de 0,2 % ou de 10 %.

[4Cette technique consiste à remplacer dans un ovule non fécondé ou dans l’embryon (au stade zygote) les mitochondries porteuses de mutations par les mitochondries d’une femme non porteuse de mutation. Les mitochondries, qui assurent la production d’énergie dans les cellules, sont transmises par la mère.

[5Si Agar se réclame de la liberté individuelle, Savulescu, Harris ou Pinker raisonnent en utilitaristes, ce qui conduit à des différences d’appréciation sur l’édition du génome germinal, Agar se montrant plus réservé.

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