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Un autre Zola

À propos de : Émilie Piton-Foucault, Zola ou la fenêtre condamnée. La crise de la représentation dans Les Rougon-Macquart, PUR


par Jeanne Bem , le 10 mars 2016


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Il est de coutume de dire que les romans naturalistes s’efforcent de décrypter le monde. Une thèse iconoclaste vient soutenir le contraire : Zola aurait éprouvé un malaise vis-à-vis du réel, projetant ses fantasmes sur l’écran opaque de ses textes. Serait-il, dans l’ordre romanesque, l’équivalent de Mallarmé ou de Kandinsky ?

Recensé : Émilie Piton-Foucault, Zola ou la fenêtre condamnée. La crise de la représentation dans Les Rougon-Macquart, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, 1061 p.

Zola ou la fenêtre condamnée est un livre de critique et de théorie littéraire qui renouvelle notre façon de lire les romans du grand romancier naturaliste. Bien que ce gros volume donne le texte intégral d’une thèse de doctorat, soutenue par Émilie Piton-Foucault à l’université de Rennes 2, son intérêt dépasse le cercle universitaire.

Car Zola (1840-1902) est un romancier encore très lu. Ses romans sont des long-sellers. Certes, en ce début de XXIe siècle, nous sommes conscients de tout ce qui nous sépare de la fin du XIXe. On parle aujourd’hui de « troisième » révolution industrielle, et celle-là, Zola ne pouvait certes pas la décrire. Mais, en le lisant, nous allons aux origines, là où notre monde a commencé. Il y a même des lieux de la planète où la condition ouvrière est encore celle de Germinal, et elle n’est pas moins révoltante aujourd’hui qu’hier. La lutte entre le Capital et le Travail n’a rien perdu de sa férocité.

Représenter le monde

Depuis Balzac et Flaubert, le roman ne cesse de documenter le monde réel. En tant qu’il est une machine textuelle artistiquement élaborée, le roman donne à comprendre intuitivement et indirectement la complexité du monde dans toutes les nuances de ses conflits et de ses contradictions, et il y réussit parfois avec plus d’efficacité qu’une étude historique ou sociologique.

Le projet de Zola se situait dans cette lignée : le cycle des Rougon-Macquart voulait rendre compte, à travers l’histoire d’une famille sous le Second Empire, de dynamiques collectives inscrites dans une tranche de temps historique, tout en confrontant les protagonistes avec différents milieux et lieux, et en intégrant dans la gestion de sa fiction l’état présent des connaissances.

C’est donc le monde réel que nous cherchons quand nous ouvrons un Zola. Et voici qu’Émilie Piton-Foucault vient nous dire le contraire : pas du tout, Zola éprouvait un malaise ontologique vis-à-vis du réel, au point qu’il concevait ses romans comme autant d’écrans à mettre entre le réel et lui. Des écrans sur lesquels il projetait ses propres images. L’auteure décèle même dans le projet du romancier une structure fétichiste, sous-tendant une esthétique voyeuriste : s’il montre les objets du monde, c’est seulement en tant qu’ils se dérobent, mais il les montre compulsivement.

C’est pourquoi la fameuse fenêtre zolienne, cette « fenêtre ouverte sur la création » [1] dont la critique a longtemps pris la transparence pour acquise, cette fenêtre dont on a dit qu’elle fonctionnait comme un opérateur de « transitivité » – cette fenêtre est en fait une fenêtre condamnée. Ainsi, tous ces personnages qui, dans les romans, sont postés à la fenêtre, ou qui marchent dans un paysage dont la description est justifiée par leur présence en tant qu’observateurs, tous ces personnages « porte-regard » n’ont qu’une fonction illusoire. La fenêtre était là, mais l’écran était opaque, et le porte-regard ne voyait rien. La description bute sur sa propre impossibilité.

Puisant dans un stock impressionnant d’extraits de romans, l’auteure montre sous tous les aspects et dans tous les contextes ce qu’elle appelle les « dysfonctionnements » de la représentation et les « failles » dans le rapport de Zola au réel. Elle fait aussi appel aux écrits théoriques du romancier, en particulier à sa lettre sur la fenêtre et les écrans. C’était, en 1864, une lettre à visée programmatique. Émilie Piton-Foucault en fait passer à plusieurs reprises les formulations les plus importantes sous son scalpel analytique.

Pour sa démonstration, qu’elle conduit avec persévérance, intelligence et minutie, elle croise ses analyses du texte zolien avec quantité d’approches théoriques issues d’horizons divers, dont il faut saluer la dimension interdisciplinaire. Ce sont autant de regards critiques jetés souvent de biais ou venus d’ailleurs (en particulier de la sphère anglo-saxonne et allemande), et c’est de ces rapprochements inattendus que surgit un autre Zola.

Zola et les arts visuels

Parmi les plus intéressantes de ces approches, il y a l’histoire de l’art, l’histoire des sciences et des techniques et la théorie des médias. L’apport de Jonathan Crary [2] revêt une importance spécifique. Le XIXe siècle a vu apparaître de nouvelles théories sur la perception et les images, et on a vu s’inventer tout au long du siècle quantité de nouveaux dispositifs optiques (entre autres, le stéréoscope). Ces dispositifs ont contribué à autonomiser les images qu’ils produisaient, c’est-à-dire qu’ils les rendaient indépendantes du référent réel.

De là une dissociation entre la perception et son objet, qui conduit l’auteure à faire glisser la grille de lecture des romans de la case « représentation » (ou reproduction du réel) à la case « présentation ». Elle rapproche le romancier du poète Mallarmé et de certains artistes plasticiens qui étaient leurs contemporains, notamment Manet. Elle va plus loin, puisqu’elle convoque (en particulier dans le dernier chapitre, le plus décoiffant) les avant-gardes artistiques qui ont suivi et même des artistes du deuxième XXe siècle. Autrement dit, Émilie Piton-Foucault prend en compte les recherches les plus actuelles sur l’évolution récente des arts visuels et s’en sert pour éclairer les pratiques d’écriture de Zola romancier et ses expérimentations sur la vision, telles qu’on peut les trouver dans ses romans.

Ces artistes modernes ont bouleversé la perception du réel. Leur médiation nous fait découvrir cet autre Zola, un Zola qui mettait l’accent sur la surface plane plutôt que sur la profondeur de la perspective, sur le fragment et la périphérie plutôt que sur le tout, sur le support et sur le cadre plutôt que sur le motif représenté.

Cela ne veut pas dire que le romancier avait complètement renoncé à son message référentiel. Nous pourrons toujours continuer à lire des romans de Zola pour « apprendre le monde » (tout au moins celui du XIXe siècle). Mais Émilie Piton-Foucault nous propose, en parallèle, une lecture décalée et excitante. Elle nous fait regarder le texte zolien un peu comme si c’était une de ces toiles de Vasarely à effets optiques – ce qui était en creux prend du relief, parce qu’on fixe le tableau autrement. Elle déplace au second plan le message référentiel pour faire surgir la matérialité du texte et ses enjeux formels.

Faire appel à Kandinsky ou à Bacon pour lire Zola peut choquer. Pourtant, c’est cela qui nous aide à voir, dans toute leur étrangeté, l’étalage des viandes dans Le Ventre de Paris et le présentoir d’ombrelles dans Au Bonheur des Dames. Comme des jeux de couleurs et de matières, de taches et de lignes. Les premières pages de Germinal sont un monochrome noir tout juste piqué de quelques feux. Et, quand on se reporte à une page manuscrite d’un roman de Zola, on peut être saisi (indépendamment de ce que la page raconte) par le rectangle ou plutôt le carré que l’écriture a inscrit dans l’espace de cette page.

Émilie Piton-Foucault ne traite pas que les images données à voir dans les romans, elle analyse aussi de près les mots et les phrases. En montrant comment le romancier travaille son style « artiste » de façon à contrecarrer le discours narratif attendu, elle en vient à proposer une « grammaire de l’abstrait zolien ».

Un livre audacieux mais touffu

Zola ou la fenêtre condamnée est un livre riche, dérangeant, inventif, libre, un peu provocateur, parfois éblouissant. Malheureusement, c’est aussi un livre extrêmement touffu et surchargé, parce qu’il respecte tous les codes de la thèse. Une thèse doit se confronter à la critique antérieure. L’approche d’Émilie Piton-Foucault suscite nécessairement la polémique au sein des zoliens et des spécialistes du naturalisme. L’auteur se démarque pied à pied des lectures qui ont fait autorité jusqu’ici [3] et se réclame de textes critiques qui ont préparé le terrain pour elle [4].

Du coup, toute idée avancée doit être démesurément étayée, et le fil de l’argumentation souligné de façon répétée. Une absence se fait sentir : celle des index, qui permettraient de retrouver facilement un passage. Heureusement, il y a la bibliographie qui rendra service aux chercheurs. À ce livre audacieux, il a manqué une dernière audace : celle de contracter le texte. Nous aurions eu un essai de 300 pages, un livre percutant, peut-être même un succès de librairie.

par Jeanne Bem, le 10 mars 2016

Pour citer cet article :

Jeanne Bem, « Un autre Zola », La Vie des idées , 10 mars 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Un-autre-Zola

Nota bene :

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Notes

[1« Toute œuvre d’art est comme une fenêtre ouverte sur la création ; il y a, enchâssé dans l’embrasure de la fenêtre, une sorte d’écran transparent » (lettre à Antony Valabrègue du 18 août 1864, in Émile Zola, Correspondance, tome I, Paris – Montréal, CNRS Éditions – Presses de l’Université de Montréal, 1978, p. 375).

[2Jonathan Crary, L’art de l’observateur. Vision et modernité au XIXe siècle [États-Unis, 1990], Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon, 1994.

[3Voir Philippe Hamon, « Zola, romancier de la transparence », Europe, n° 468-469, juin-septembre 1968 ; Du Descriptif, Paris, Hachette, 1981 ; Le Personnel du roman, le système des personnages dans Les Rougon-Macquart, Genève, Librairie Droz, 1983.

[4Philippe Hamon encore : Texte et idéologie. Valeurs, hiérarchies et évaluations dans l’œuvre littéraire, Paris, Puf, 1984 ; Imageries, littérature et architecture au dix-neuvième siècle, Paris, José Corti, 2001. Et aussi : Roger Ripoll, « Fascination et fatalité : le regard dans l’œuvre de Zola », Cahiers naturalistes, n° 32, 1966 ; Naomi Schor, « Zola, from window to window », Yale French Studies, n° 42, 1969 ; Jean Borie, Zola et les mythes, Paris, Seuil, 1971 ; Auguste Dezalay, L’Opéra des Rougon-Macquart. Essai de rythmologie romanesque, Paris, Klincksieck, 1983 ; Henri Mitterand, Le discours du roman, Paris, Puf, 1980 ; Zola, l’histoire et la fiction, Paris, Puf, 1990 ; L’Illusion réaliste. De Balzac à Aragon, Paris, Puf, 1994 ; éd. des Manuscrits et dessins de Zola, Paris, Textuel, 2002.

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