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Recension Société

Un appartement à soi

À propos de : Eric Klinenberg, Going solo. The extraordinary rise and surprising appeal of living alone, The Penguin Press


par Christophe Giraud , le 9 mars 2015


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La vie seule se répand et devient même un modèle de vie. Telle est la thèse audacieuse du sociologue Eric Klinenberg, qui pose néanmoins un certain nombre de questions cruciales : même revendiquée comme une libération, la solitude peut-elle satisfaire l’individu contemporain ?

Recensé : Eric Klinenberg, Going solo. The extraordinary rise and surprising appeal of living alone, New York, The Penguin Press, 2012, 273 p.

Eric Klinenberg défend dans ce livre une thèse ambitieuse et polémique : la vie seule, la vie en solo, constitue une situation qui aujourd’hui peut être vécue positivement. Brisant le stéréotype qui identifie « vie seule » à « isolement », « solitude », « mal-être », l’auteur défend une vision nuancée de la vie en solo et examine l’avènement d’une « société de singletons » avec ses aspects positifs (une certaine forme de liberté de l’individu), mais aussi ses risques sociaux et personnels qui pose des questions aux politiques et aux responsables publics. L’écriture de Klinenberg est simple, précise (armée des statistiques sur le développement de la vie seule), et ample car il propose de passer en revue le développement de la vie seule pour chaque classe d’âge, dans la classe moyenne américaine, mais avec des comparaisons fréquentes avec d’autres pays occidentaux.

L’argumentation de l’auteur est étayée par un matériel considérable : des statistiques nombreuses sur la vie seule, la présentation de cas de vie seule obtenus par trois cents entretiens qui ont été réalisés aux États-Unis ou dans d’autres pays occidentaux (plutôt sous-employés) sur des personnes vivant en milieu urbain de tous âges (le milieu rural n’a pas été étudié comme le reconnaît l’auteur), le point de vue des responsables qui ont à gérer les personnes seules dans le milieu associatif ou dans l’administration publique, enfin des observations qui ont été réalisées dans plusieurs quartiers de New York. L’enquête a nécessité sept ans de travail et une équipe de neuf collaborateurs qui ont réalisé les entretiens et les ont analysés.

Vivre seul, une nouvelle normalité

L’introduction fixe la thèse : la vie seule est devenue une situation normale pour certains individus et bouleverse les façons de vivre de tous. La société devient de plus en plus une société de solos ou de singletons, une « société d’individus ». Par « vie seule » ou « singleton », il faut entendre « ménages d’une seule personne ». Vivre seul chez soi est devenu une situation de plus en plus courante dans nos sociétés occidentales, et une situation de mieux en mieux acceptée dans la mesure où elle n’est plus aussi discriminante qu’avant et elle touche le cœur de la société américaine à savoir les grands centres urbains et les populations aisées non plus seulement ses marges. La vie seule est devenue une expérience collective. Mieux acceptée, plus largement partagée, la vie seule prend un sens nouveau : elle permet à l’individu de se libérer, de se retrouver, de se concentrer sur lui-même.

Vivre seul est cohérent avec le « culte de l’individu » qui est au cœur des sociétés occidentales contemporaines selon Klinenberg et qui est porté par quatre grands facteurs : l’amélioration du statut des femmes (qui leur donne les moyens d’être des individus comme les autres), la révolution de la communication (qui permet aux individus se relier tout en restant chez soi), l’urbanisation de masse (qui a effacé les liens communautaires trop pesants et libéré les individus tout en donnant le possibilité de s’engager librement dans des associations ou de participer à la vie publique et où une culture du célibat et de la vie seule s’est développée puis ancrée), la révolution de la longévité (qui conduit à connaître plus longtemps des épisodes ou séquences de vie seule en raison des divorces, séparations, ou des veuvages).

Vivre seul permet de retrouver un certain contrôle sur soi indispensable pour se retrouver soi : « Vivre seul nous aide à poursuivre des valeurs modernes sacrées (liberté individuelle, contrôle personnel et réalisation personnelle) dont la signification perdure de l’adolescence à nos derniers jours » (pp. 17-18). Le modèle de la construction personnelle proposé par Klinenberg est celui d’un individu qui se libère de ses liens les plus mutilants, aliénants pour le soi. La réflexion de Klinenberg est finalement très proche de celle de Virginia Woolf. Celle-ci estimait pour accéder à elles-mêmes les femmes avaient besoin « d’une chambre à soi ». Soixante-dix ans après le livre de Woolf, Klinenberg estime que les individus, hommes ou femmes, de tous âges, semblent nécessiter pour être pleinement eux-mêmes, pour se retrouver, « d’un appartement à soi », « d’un logement personnel ». Cette vie seule ne signifie pas solitude ou enfermement sur soi, une vie monacale, elle permet au contraire de redéployer son énergie vers d’autres relations, des relations choisies et non plus imposées. Sept chapitres composent l’ouvrage et dévoile les façons de vivre seul, les tensions qui existent dans cette expérience aux différents âges de la vie.

Le développement d’une culture de la vie seule s’est réalisé principalement dans de grands centres urbains comme New York. La fin du XIXe siècle a été marquée par le développement de pensions (« rooming houses ») où des jeunes pouvaient décohabiter d’avec leurs parents et vivre une vie à eux. Loin du modèle des hobos, ces travailleurs itinérants pauvres, Klinenberg estime que ce développement de la vie seule a touché aussi des individus des classes moyennes. Certains quartiers de New York, comme Greenwich Village, ont ainsi connu une population de jeunes gens en emploi ayant décohabité et voulant vivre une vie sans engagement. La sociologie urbaine de Chicago, avec R. Park et E. Burgess, avait développé la notion de « région morale », pour désigner le fait que certains quartiers des grandes villes avaient pu accueillir et développer des cultures spécifiques. Il a existé dans le New York de la fin du XIXe siècle des zones de bohême culturelle, de célibat où des individus ont pu partager la même situation et les mêmes valeurs. Les femmes ont aussi participé à cette culture du célibat et de la vie seule avec la figure de la « nouvelle femme », libre et indépendante du début du siècle. La critique du mariage dans les années 60 a conduit à renforcer cette culture de la vie seule (alors qu’en France c’est surtout « l’union libre » qui s’est développée à partir des années 70, puis à partir des années 80, la vie seule). Aujourd’hui ce goût pour la vie en solo est préparé dès l’enfance, avec l’adhésion à la norme d’une chambre pour chaque enfant.

Le livre examine ensuite les effets du déclin de l’institution du mariage. La vie seule aujourd’hui pour les jeunes dans leur vingtaine n’est plus une image d’échec (celle du célibataire stigmatisé) mais une marque de réussite, de distinction et de succès. La nécessité de faire des études longues, de s’ancrer dans une carrière professionnelle, de profiter de la vie et la possibilité d’une sexualité plus libre, constituent des moteurs importants de la demande de vie seule et du recul des engagements familiaux au sein des catégories aisées de la population. La vie seule de ces jeunes dans leur vingtaine est alors une vie éminemment sociable et une vie connectée très intense.

Pour les adultes plus âgés également l’expérience de la vie seule devient courante avec l’avènement d’une culture du divorce et peut être vécue de façon positive. Nombre d’adultes apprennent pendant les périodes de vie seule, à s’occuper d’eux-mêmes et ressentent l’obligation d’être épanouis en solo. Si le remariage est important aux USA, celui-ci est moins prégnant aujourd’hui que dans les années 1950 : vivre seul paraît plus courant aujourd’hui. Les coûts de la vie conjugale et familiale sont élevés pour l’individu, les femmes surtout, qui apprécient une nouvelle liberté et choisissent de se remarier moins fréquemment que les hommes. Les divorcés sont plus négatifs que l’ensemble de la population à l’égard du mariage et remariage. Les femmes le sont également plus que les hommes. Dans cette nouvelle vie seule à l’âge adulte avancé, les amis prennent une place considérable : les divorcées de la classe moyenne développent une sociabilité très intense et reconstruisent ainsi des « familles choisies » à une période historique où le divorce n’est plus stigmatisé. Une nouvelle fois, le portrait de cette vie seule qui se développe et perdure parfois dans la biographie des individus est nuancé : Klinenberg insiste fortement sur la solitude dont peuvent souffrir les divorcés, à un isolement social plus prononcé des hommes qui ont moins l’habitude que les femmes de gérer leur réseau relationnel et de s’occuper d’eux-mêmes au quotidien. Mais, une nouvelle fois, les sentiments négatifs ne suffisent pas cependant à souvent à conduire les individus interrogés au choix de se remarier. Ils sentent qu’ils ont trop à perdre en terme de liberté par rapport aux gains hypothétiques d’une nouvelle vie à deux qui ne respecterait une certaine vie privée et grèverait les nouveaux liens amicaux des femmes ou la liberté sexuelle retrouvée par certains hommes.

Comment vit-on seul ? Une expérience différenciée

Pour les personnes des milieux aisés, vivre seul est vécu comme une forme d’auto-protection par rapport à une sphère professionnelle et relationnelle dont ils ressentent la pression. Le chez soi est alors un « sanctuaire dans la ville, qui facilite la recherche de la solitude et de la découverte de soi par soi » (p. 111). Pour les classes moyennes, vivre seul est un moyen de « se protéger contre les relations toxiques, moyen de se faire une place à soi, ou d’échapper à une communauté qui n’apporte pas autant qu’attendu ». Pour les personnes de milieu défavorisé, vivre seul peut être vécu comme une forme de réclusion sociale, une coupure parfois volontaire pour se protéger de personnes (ou d’institutions) qui sont considérées comme menaçantes. L’auteur évoque pour ces derniers la figure d’un « individualisme défensif ».

L’auteur étudie aussi ceux qui représentent ou défendent les personnes qui vivent seuls soit en étant responsable d’une association, d’un site (comme celui des Quirkyalone qui défendent « les romantiques qui ne font pas de compromis ») ou bien encore des responsables de revue à destination des solos. Le marché s’est emparé de la population croissante des personnes qui vivent en solo. Certains essaient de fédérer la population des individus solos, de défendre leur intérêt, contre par exemple les campagnes publicitaires pour le mariage et l’engagement matrimonial qui ont fleuri sous la présidence de George W. Bush et qui ont stigmatisé les solos. Le constat est parfois amer : les intérêts des solos ne sont pas les mêmes dans la mesure où les personnes seules qui assument cette situation comme volontaire et définitive constituent finalement une petite partie de la population. La majeure partie estime qu’il s’agit d’une période transitoire et désire donc plutôt des moyens pour s’en sortir en trouvant un nouveau partenaire que de moyens pour apprendre à bien vivre cette condition. Et puis il y a toujours cet appel à la vie à deux qui conduit même certaines figures emblématiques à quitter leur position de singleton pour se lancer dans une nouvelle vie amoureuse stable. La tension entre l’attrait pour la vie seule et l’attrait pour la vie à deux est encore forte.

Le chapitre 6, « Vieillir seul », est particulièrement saisissant. Il analyse la tension entre la peur des personnes âgées aux USA de se retrouver sans soutien, de mourir seul, et la volonté de conserver une vie autonome, indépendante de celle de leurs enfants. Et les peurs ne sont pas suffisamment fortes pour renoncer à l’autonomie. L’expérience de la vie seule au grand âge n’est pas non plus uniforme : certains individus vivant seuls sont très intégrés dans un réseau d’amis, de voisins, d’autres beaucoup plus isolés relationnellement. L’envie en tout cas de refaire couple baisse considérablement avec l’âge. De même que l’intérêt pour déménager dans la famille des enfants. Les personnes âgées ont envie de vivre près de leur famille, mais pas trop près, de les voir, mais pas tout le temps. C’est la question de la bonne distance entre les générations qui est posée. L’amitié y est devient à nouveau une valeur centrale.

Vivre seul chez soi, est une demande forte, mais elle dépend fortement des services que la ville peut offrir pour que les personnes âgées restent autonomes à leur domicile. Klinenberg analyse les services de portage de repas à domicile développés dans certains districts de la ville de New York et insiste sur l’importance des contacts sociaux même ponctuels lors de ces livraisons pour des personnes très isolées.

Les conditions d’une vie seule positive pour l’individu

Le dernier chapitre, « redessiner la vie en solo », comme la conclusion de l’ouvrage, choisit une perspective plus politique en interrogeant des promoteurs de solutions qui permettent une vie seule de qualité, c’est-à-dire qui ne conduit pas à un isolement social, à une mort sociale. L’auteur insiste sur le fait que les banlieues des villes américaines ont d’abord été construites pour les familles et que la vie en solo y est difficile car les logements petits manquent. Les problèmes d’urbanisme et d’architecture sont donc cruciaux pour permettre la vie seule dans l’univers urbain et une vie seule de qualité. L’auteur analyse tour à tour les initiatives de rénovation des anciens immeubles souvent insalubres, situés dans les centres ville, où l’on loue des chambres aux solos de tout type et qui permettent de développer une nouvelle vie sociale ; les nouvelles technologies telles que les robots qui constituent des compagnons de vie pour les solos âgés ou les dispositifs technologiques qui leur permettent de rester connectés, protégés à distance ; les immeubles pour personnes âgées qui fournissent des services très variés pour permettre la vie seule même quand on est très âgé ou malade.

Klinenberg plaide pour une politique de développement d’espaces de qualité et de transformation des villes et des banlieues pour mieux accueillir les personnes solos. La conclusion présente une forme d’utopie concrète qu’il trouve en Suède. Ce pays incite les individus à être indépendants très tôt dans leur vie d’adulte et son système de protection sociale protège les individus et leur permet une vie seule de qualité. La présence d’immeubles, de résidences où les individus vivant seuls peuvent bénéficier de services (laverie, salle de sport) et d’une vie sociale entre voisins favorise une existence de qualité.

Finalement le support central pour les individus, pour être eux-mêmes et se projeter dans le monde est le logement à soi. Se libérer du couple ou de la famille conduit l’individu à mieux ouvrir ses possibles, à se connecter davantage. On retrouve une certaine humeur anti-institutionnelle, anti-familiale ici dans la mesure où la famille est associée à l’idée de clôture des possibles (sexuels, relationnels), et de contraintes fortes (sur les femmes notamment). Mais les familles sont aussi celles qui apportent de l’aide et un soutien à l’individu (matériel et moral en fin de vie surtout).

L’analyse très riche de l’auteur nous offre donc un panorama de la vie en solo des adultes principalement aux USA, de la diversité des façons de la vivre, des tensions qui existent entre cette forme de vie et les normes sociales en matière de mariage, de vie à deux, de paternité, de mort. Elle donne une image positive de ce genre de situation aussi parce que les individus sont dans une position d’autojustification bien souvent de leur condition. Mais elle n’occulte cependant pas les doutes, les incertitudes, qui existent chez ces personnes ni les inégalités sociales qui font que cette situation peut mener à l’isolement en fonction des ressources dont on dispose ou des sociétés dan lesquelles on vit.

Klinenberg donne en tout cas, pour une bonne part des cas étudiés, un visage très positif de ce qui est dénoncé comme le signe d’un individualisme négatif. De ce point de vue, il s’oppose à la vision critique de l’individualisme américain de Robert Putnam dans Bowling alone qui analyse la chute de la participation aux associations collectives, la chute du sens de la communauté aux USA. Si une certaine forme de communauté se meurt effectivement, la force des réseaux amicaux, des relations choisies semble pour l’auteur un atout pour la société civile américaine.

Le modèle sous-jacent de l’auteur consiste finalement à expliquer que les individus peuvent se construire en défendant leur vie privée. Mais la vie seule n’est pas un idéal cependant, même pas pour les jeunes qui souhaitent décohabiter. Les jeunes veulent se marier un jour. Les célibataires endurcis n’ont pas perdus l’espoir de trouver un partenaire qui leur convient. Ce que Klinenberg pointe c’est donc une forme de déplacement de la frontière entre la vie à plusieurs et la vie privée. Le collectif ne doit pas trop envahir la vie privée. La demande de vie privée est devenue plus centrale mais ne signifie pas le refus d’être sociable. Disposer d’un logement seul permet d’assurer cette demande de respect de la vie privée.

La principale critique que l’on pourrait adresser à cet impressionnant travail est peut-être de ne voir dans le rêve de « faire ou refaire couple » chez les adultes qu’une contrainte sociale externe. L’individu doit construire ses statuts d’adultes pour être lui-même. Mais trouver une personne avec qui on partage son intimité c’est encore pour certains une façon de se construire soi, d’élargir son identité. Klinenberg constate lui-même combien la vie seule est une situation où l’on essaie de « positiver », mais n’est pas encore un « idéal de vie » positif. La relation conjugale cohabitante reste encore un cadre décisif pour la construction des individus.

par Christophe Giraud, le 9 mars 2015

Pour citer cet article :

Christophe Giraud, « Un appartement à soi », La Vie des idées , 9 mars 2015. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Un-appartement-a-soi

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