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Recension Philosophie

Sagesse des foules

A propos de : J. Elster, H. Landemore (dir.), Collective Wisdom. Principles and Mechanisms, Cambridge


par Juliette Roussin , le 21 septembre 2012


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Sommes-nous en groupe plus à même de prendre des décisions, de juger des conséquences de nos actes, ou de produire des connaissances ? La multitude a-t-elle des vertus que l’individu n’a pas ? C’est collectivement que les auteurs réunis dans ce volume entendent répondre à ces questions, posant les fondements d’une théorie de la sagesse collective.

Recensé : Jon Elster, Hélène Landemore (dir.), Collective Wisdom. Principles and Mechanisms, Cambridge, Cambridge University Press, 2012. 424 p., £60.

Estimer à une livre près le poids d’un bœuf désossé, prédire la victoire de Barack Obama aux primaires démocrates, élaborer des notices Wikipedia aussi fiables que celles de l’Encyclopædia Britannica et peut-être même, produire un meilleur système de législation que n’importe quel groupe d’experts politiques : voilà un aperçu de ce dont nous sommes collectivement capables, lorsque nous sommes suffisamment nombreux et porteurs d’informations diversifiées. Pour comprendre l’alchimie mystérieuse de la « sagesse des foules » [1], un ouvrage collectif et pluridisciplinaire était tout indiqué : fruit d’un colloque international organisé en mai 2008 par le Collège de France, le recueil Collective Wisdom. Principles and Mechanisms réunit sous la direction de Jon Elster et d’Hélène Landemore les perspectives de théoriciens du politique (philosophes, politistes, historiens) et de l’action collective, mais aussi d’économistes, de juristes, de chercheurs en sciences cognitives et en épistémologie sociale [2].

« Deux têtes valent mieux qu’une »

Le concept de « sagesse collective » renvoie à l’idée que « plusieurs têtes valent mieux qu’une » lorsqu’il s’agit de juger, de prendre une décision, voire, de produire des connaissances ou un raisonnement. La thèse n’est certes pas neuve : en un passage bien connu des Politiques, Aristote suggérait déjà que la « multitude est meilleur juge » des questions politiques et esthétiques, puisque son jugement est informé par ceux de tous ses membres, dont chacun apporte avec soi sa part de compétence [3]. Par la suite, le théorème du jury de Condorcet comme le « miracle de l’agrégation » ont tous deux accrédité l’idée que, sous certaines conditions, un groupe a d’autant plus de chances de donner la réponse correcte que ses membres sont plus nombreux – soit que, comme dans le « miracle de l’agrégation », les mauvaises réponses des participants à une question factuelle complexe s’équilibrent et s’annulent entre elles pour laisser place à la bonne réponse, soit que l’addition de compétences individuelles moyennes, mais très nombreuses, finisse par générer une compétence collective presque infaillible, suivant la loi des grands nombres dont le théorème de Condorcet est une application [4].

L’apparition de pratiques sociales inédites de collecte et de création d’informations sous l’effet du développement du Web et des réseaux sociaux (encyclopédies collectives, forums d’utilisateurs, moteurs de recherche sont désormais les vecteurs d’une sagesse collective anonyme et mondiale), ainsi que certaines découvertes théoriques récentes ont néanmoins incité les auteurs à penser à nouveaux frais les ressorts de la sagesse collective.

Quelle sagesse ?

Les éditeurs n’ont pas opéré de regroupement thématique des articles, qui suivent l’ordre de présentation du colloque, mais les contributions peuvent se classer en trois grands types. Un premier ensemble d’articles cherche à expliciter les concepts de groupe (J. Ferejohn, Ch. List, D. Sperber et H. Mercier) et de sagesse collective. Les auteurs s’accordent sur l’idée que la sagesse collective est une « propriété émergente et systémique » (H. Landemore, p. 8) du groupe, dont le degré d’unification et d’intentionnalité peut varier par ailleurs : plus que l’addition des sagesses individuelles, elle est l’œuvre conjointe des individus et de « mécanismes » (p. 5) – agrégation, accumulation expérientielle, ou délibération. La sagesse collective est fruit d’une coopération entre les individus et certains outils ou institutions.

Quoique le philosophe Daniel Andler consacre un article entier à l’éclaircissement des concepts de sagesse et de sagesse collective, les éditeurs ont choisi d’en laisser coexister plusieurs définitions au sein de l’ouvrage. La plupart des auteurs admettent une caractérisation « épistémique » de la sagesse comme capacité de trouver la vérité, qu’il s’agisse d’énoncés vrais, de prévisions correctes, ou de la meilleure solution possible face à un problème (E. Servan-Schreiber, L. Hong et S. Page, D. Estlund). C’est pourtant là selon Andler confondre sagesse et intelligence, et manquer la dimension pratique et temporelle de la sagesse, qui est à la fois le fruit d’une longue expérience passée et l’art des projections à long terme (p. 82-4 ; les articles de J. Ober, A. Vermeule et G. Origgi conçoivent eux aussi la sagesse en termes d’expérience accumulée). Elster enfin rappelle que la sagesse comporte une dimension distinctement morale : la sagesse d’un groupe, en particulier sur le plan politique, tient autant à son souci de la justice et du bien collectif qu’à son efficacité épistémique (p. 395).

La sagesse collective se fonde elle-même sur deux « principes » (H. Landemore, p. 5). La sagesse des individus d’abord : un certain degré de jugement et de connaissances est requis de tous les membres, ou au moins d’un certain nombre d’entre eux, pour que le groupe puisse prétendre collectivement à la sagesse. Le second principe est la « diversité cognitive », soit la variation des points de vue, des interprétations et des méthodes de recherche au sein du groupe : L. Hong et S. Page (p. 68-9) montrent que l’agrégation d’« interprétations » distinctes favorise l’exactitude de la prédiction collective. La diversité cognitive qui traverse le groupe contribue, autant que la compétence individuelle de ses membres, à la qualité de sa production d’ensemble.

Autant et plus même : d’après le théorème de Page en effet, dans certaines circonstances, la « diversité prime sur la compétence » [5]. Lorsqu’il s’agit de résoudre un problème commun, Page démontre que des individus modérément compétents mais dont les perspectives diffèrent aboutiront à des solutions plus satisfaisantes que les spécialistes. Plus un groupe est cognitivement divers, c’est-à-dire plus ses membres diffèrent dans leur manière d’aborder une question (parce qu’ils ont des points de vue, des méthodes, des visions du monde qui leur sont propres), plus les solutions qu’il envisagera seront nombreuses et diverses, et plus la solution finalement privilégiée reflètera la variété des points de vue sur la question. C’est là un argument fréquemment invoqué à l’appui des dispositifs participatifs de consultation ou de prise de décision : la diversité sociale et cognitive des « profanes », sur les questions environnementales par exemple, est censée s’y substituer avantageusement au savoir monolithique de quelques « experts ».

Prédire et évaluer

Le deuxième ensemble d’articles s’intéresse au phénomène de la sagesse collective dans ses manifestations sociales et économiques. Le cas du Web retient particulièrement l’attention : l’encyclopédie collaborative Wikipedia, ou l’algorithme qui permet à Google de hiérarchiser les pages selon leur pertinence, sont parmi les produits les plus frappants de la sagesse collective.

Emile Servan-Schreiber, fondateur de NewsFuture, un « marché de prédictions » en ligne, montre comment le Web, en mettant en relation une grande quantité d’individus, favorise non seulement la constitution de connaissances sur des faits existants, mais la prévision exacte d’évènements n’ayant pas encore eu lieu. Les marchés de prédictions en ligne ont pour but de recueillir les paris d’amateurs sur la probabilité d’évènements variés (le succès d’un film, la victoire d’Obama aux primaires) pour en déduire une prédiction générale, qui s’avère généralement plus fiable et précise que celle des sondages d’opinions et des pronostiqueurs professionnels (p. 21) [6]. Le succès des marchés de prédiction s’explique moins selon E. Servan-Schreiber par l’existence au sein des parieurs d’un petit groupe de professionnels qui guiderait l’ensemble, que par le grand nombre et la relative diversité des parieurs. Plus les parieurs sont nombreux en effet, plus leur prédiction gagne en exactitude par rapport à celle des experts (p. 33), si bien que le théorème de Page est ici vérifié : la diversité compense dans une certaine mesure l’absence d’expertise.

Gloria Origgi se penche quant à elle sur les pratiques d’évaluation et de classement par les utilisateurs pour montrer que la valeur épistémique du Web provient autant du nombre infini des informations qui y circulent que de la hiérarchisation de ces informations par la rencontre d’un algorithme et des utilisateurs sur une interface de vente. Sur des sites comme eBay ou TripAdvisor, leur évaluation par une multitude d’acheteurs bâtit aux vendeurs une « réputation » (p. 49) qui sert de guide aux acheteurs futurs ; les conseils de lecture « personnalisés » prodigués par Amazon relèvent du même principe, le classement des informations pertinentes s’opérant alors à l’insu des intéressés, dont les achats sont automatiquement enregistrés dans un algorithme permettant de « prédire » leurs achats futurs. La « sagesse collective » correspond ici à l’expérience accumulée des divers utilisateurs et chargée de toute « l’autorité de la tradition » (p. 41).

Malgré son originalité, la thèse d’Origgi s’expose à quelques objections. Si l’on peut à la rigueur parler de sagesse collective à propos des forums d’utilisateurs, où les informations s’échangent et les problèmes se résolvent en commun, il semble plus problématique d’appliquer le concept aux pratiques d’évaluation sur internet, qui sont le plus souvent encouragées et encadrées par les sites et qui contribuent à uniformiser les choix des utilisateurs. La fonction mise au point par Amazon est une invention du marketing qui n’a pas pour but d’aider une communauté de lecteurs à identifier le « bon » livre, mais bien d’augmenter les ventes d’un nombre fini de produits en exploitant des informations personnelles – ce à quoi elle parvient tout à fait.

Démocratie : instituer la sagesse

Une des qualités de Collective Wisdom est de ne pas restreindre la sagesse collective à ses manifestations politiques, et d’explorer ses expressions décentralisées sur internet ou sur le marché des prix, par exemple. Il demeure que la majorité des contributions se consacrent à construire une théorie politique de la sagesse collective.

De nombreux articles discutent de la possibilité d’une sagesse collective en contexte démocratique. L’essentiel du débat porte ici sur les performances épistémiques respectives de la démocratie et du gouvernement par les experts : tandis que l’économiste Bryan Caplan est le seul de tous les contributeurs à récuser absolument l’existence d’une sagesse démocratique et à recommander que la prise de décision, au moins en matière de politique économique, soit confiée à des experts (p. 324), Hélène Landemore, David Estlund et Adrian Vermeule s’attachent à démontrer au contraire que d’un strict point de vue épistémique, la décision d’une assemblée nombreuse vaut toujours mieux que celle d’un petit groupe, fût-il très éclairé. A l’ignorance et l’irrationalité que Caplan prétend déceler chez les électeurs moyens (p. 319 : ceux-ci seraient marqués par des biais systématiques contre l’économie de marché, en faveur du protectionnisme et de « l’emploi » et par une vision pessimiste de la situation économique les empêchant de penser rationnellement en économie), H. Landemore oppose la « raison démocratique » des électeurs et de leurs représentants (p. 254). Faisant un large usage du théorème de Page, H. Landemore montre que la diversité cognitive qu’implique l’engagement d’un très grand nombre d’individus dans la décision politique confère à la démocratie une supériorité épistémique sur tout autre régime, y compris technocratique. Au terme d’une analyse passionnante de l’institution du Conseil des 500 dans l’ancienne Athènes, l’historien Josiah Ober parvient à la même conclusion : c’est grâce à l’orchestration institutionnelle de la sagesse collective, et notamment par la sélection de membres du Conseil à la fois compétents et d’origine diverse (p. 121), que la démocratie athénienne, simultanément « participative » et « épistémique », (p. 118), a su asseoir sa supériorité militaire, politique, culturelle et économique sur les autres cités grecques.

L’importance des « mécanismes » de production de la sagesse collective ressort clairement à la lecture de l’ouvrage : nul groupe n’est spontanément sage, et la contre-histoire de la démocratie a toujours opposé à la fable de la sagesse collective celle de la folie des foules (D. Andler, G. Mackie). Il s’avère donc crucial d’identifier les conditions institutionnelles et procédurales d’une décision collective juste ou tournée vers le bien commun. Josiah Ober, David Estlund, Jon Elster, Adrian Vermeule cherchent tous à définir les mécanismes institutionnels applicables à une assemblée démocratique qui permettent, soit d’accroître la compétence individuelle des membres (par l’élection ou la mise à disposition d’informations), soit leur diversité (par la représentation proportionnelle ou la sélection par le sort), soit enfin d’améliorer les performances globales de l’assemblée. D. Esltund et J. Elster s’interrogent particulièrement à cet égard sur la taille optimale de l’assemblée démocratique : à partir de quel seuil un groupe est-il plus enclin à prendre de sages décisions ? Et inversement, quand une assemblée devient-elle trop nombreuse pour réfléchir et décider judicieusement ? Si certains « facteurs d’élargissement » militent pour une assemblée nombreuse (D. Estlund, p. 237), il n’est pas nécessaire pour autant d’inclure systématiquement l’ensemble des citoyens dans la prise de décision : parce que la diversité des points de vue et des intérêts est somme toute limitée (p. 242), et parce que le professionnalisme suppléé parfois à la réduction du nombre de participants (Ch. List, p. 225), la sagesse collective trouve sa juste mesure dans la démocratie représentative.

Le dernier élément déterminant a naturellement trait aux règles de décision suivies par le groupe. A travers l’analyse du « dilemme discursif », Christian List montre que la qualité des réponses d’un groupe varie selon les procédures de décomposition et d’agrégation des jugements adoptées. Philippe Urfalino compare de son côté les règles de décision à l’œuvre dans les espaces plus restreints, non spécifiquement démocratiques que sont les comités consultatifs d’experts chargés de se prononcer sur la commercialisation des médicaments, en France et aux Etats-Unis. La méthode française de décision par « épuisement des objections », où un « consensus apparent » s’obtient par la délégation partielle du jugement individuel aux membres les plus qualifiés (p. 186, p. 199) [7], illustre cependant les exigences propres de la décision scientifique plus peut-être que de la décision politique démocratique. En contexte démocratique, c’est encore la règle majoritaire dont les « propriétés épistémiques » sont les moins contestables (H. Landemore, p. 265).

Délibération et agrégation

Collective Wisdom est un ouvrage important notamment par le « tournant post-délibératif » qu’il amorce, pourrait-on dire. En effet, quoique les auteurs reconnaissent l’importance de la discussion et du débat entre les membres du groupe (H. Landemore, p. 257-62), aucun ne considère pour autant la délibération comme la condition nécessaire et suffisante de la sagesse collective. Le collectif est en quelque sorte délivré des pesanteurs de la théorie délibérative : comme en témoignent les contributions de G. Origgi ou de A. Vermeule, un groupe peut produire de sages décisions et prédictions par simple agrégation, sans avoir à se plier aux rituels contraignants, parfois irréalistes, prescrits par la théorie — tels que la reconnaissance sincère par les partenaires de normes de rationalité partagées devant idéalement permettre, au terme d’une discussion réglée, d’aboutir à un consensus rationnel autour du meilleur argument.

Pourtant, si l’agrégation produit des miracles et si la diversité amplifie les perspectives, la délibération œuvre souvent à l’unification et à l’approfondissement des positions. Là est peut-être ce qui fait défaut au livre : un discours véritablement collectif sur la sagesse collective. Malgré une introduction lumineuse de H. Landemore, et la mise en perspective conclusive de J. Elster, la question de l’unité de l’objet demeure : les auteurs parlent-ils tous de la même chose ? La production d’un conformisme consommateur peut-elle vraiment se comparer à la recherche du bien commun, les décisions démocratiques aux conclusions d’un collège de médecins ? Depuis les compréhensions concurrentes de la sagesse collective et de ce qui compte comme une bonne décision, jusqu’à la succession sans ordre des articles, l’ouvrage peine à susciter le dialogue entre les différentes disciplines et les différents champs qu’il tient avec raison à faire cohabiter.

par Juliette Roussin, le 21 septembre 2012

Pour citer cet article :

Juliette Roussin, « Sagesse des foules », La Vie des idées , 21 septembre 2012. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Sagesse-des-foules

Nota bene :

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Notes

[1J. Surowiecki, La sagesse des foules, Paris, J-C Lattès, 2008, tr. E. Riot.

[2Six des quinze contributions avaient été publiées dès 2010, en français, dans le n°12 de la revue Raison publique. Voir la recension du numéro par D. Mineur dans La Vie des Idées.

[3Aristote, Les Politiques, Paris, Flammarion, 1993, tr. P. Pellegrin, III, 11, 1281b, p. 240-241.

[4Condorcet, Essai sur l’application de l’analyse à la probabilité des décisions rendues à la pluralité des voix, in Sur les élections et autres textes, Paris, Fayard, 1986.

[5S. Page, The Difference : How the Power of Diversity Creates Better Groups, Firms, Schools, and Societies, Princeton, Princeton University Press, 2008, p. 163.

[6Voir l’entretien avec A. Landier à propos du marché prédictif français Prédipol réalisé par L. Goupil et C. Imbert pour La Vie des Idées.

[7Voir l’entretien avec Ph. Urfalino réalisé par S. Novak pour La Vie des Idées.

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