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Recension Politique

Retour à l’État Providence ?

À propos de : Sacha Lévy-Bruhl, Le grand renversement de l’État social, Puf


par Étienne Goron , le 11 juillet


Face à la crise persistante de l’État social et devant l’essoufflement du principe de solidarité, Sacha Lévy-Bruhl en propose une nouvelle lecture. Portée par l’idée de responsabilité collective, elle poursuit un objectif majeur : repenser les protections sociales pour le XXIe siècle.

En France, la « crise » de l’État social alimente un débat constant depuis les années 1980. Mais qu’est-ce qui est en crise au juste ? Le financement public de la protection sociale ? L’organisation bureaucratique de ses institutions – droit du travail, assurances sociales, services publics et dispositifs d’assistance ? Ou le projet d’ensemble qui définit ses contours et fonde sa légitimité ? Dans Le grand renversement de l’État social, Sacha Lévy-Bruhl soutient que cette dernière question devrait englober toutes les autres. Réalisant ce qu’il qualifie d’« exercice de définition » de l’État social (p. 10), il déplace la réflexion sur le terrain théorique. L’ouvrage, qui est issu d’une recherche de doctorat, propose une nouvelle philosophie politique de la protection sociale dans le but de reconfigurer le débat sur son adaptation au XXIe siècle.

L’ouvrage est construit en trois grandes parties. La première est une relecture des théories de l’école française de sociologie, dans l’intention d’en tirer une conception nouvelle du projet de l’État social français, au passé et au présent. Ces théoriciens, au premier rang desquels Émile Durkheim et Paul Fauconnet, ont entamé une réflexion sur la responsabilité des conditions socio-économiques dans le contexte de la société moderne. L’hypothèse est ensuite mise à l’épreuve d’une brève socio-histoire du Welfare State états-unien depuis sa fondation au début du XXe siècle. Les idées politiques et les catégories administratives qui ont façonné le Welfare State jusqu’à nos jours appuient une orientation générale d’individualisation des responsabilités en matière socio-économique – ce que l’auteur met en question et qui fournit une démonstration par l’absurde de sa thèse. Lévy-Bruhl aborde pour finir sous le même angle critique les évolutions de l’État social en France depuis les années 1980 et les débats intellectuels qui se sont noués à son sujet.

On peut regretter que le raisonnement privilégie la déconstruction des positions concurrentes à l’élaboration systématique des siennes. Néanmoins, en proposant avec une certaine originalité de substituer une réflexion sur le transfert de responsabilité à celle sur la solidarité, l’ouvrage tient sa promesse d’exposer un argumentaire en mesure de renouveler la controverse autour de l’État social. La recension se concentre sur les principales étapes de cet argument.

L’essoufflement de la solidarité

Pour comprendre la proposition de S. Lévy-Bruhl, il importe de restituer ce qu’il nomme le « récit canonique » de l’État social français (p. 88) – auquel il se confronte durant une partie du livre. Ce récit a notamment été établi dans le sillage du maître-ouvrage de 1986 de François Ewald. Dans L’État providence, le philosophe soutient que l’État social naît de l’invention à la fin du XIXe siècle d’une législation d’un genre nouveau, instaurant des obligations de solidarité matérielle entre les membres de la société (sous la forme de cotisations), afin de couvrir certains groupes sociaux contre des « risques » dont ils n’ont pas la maîtrise. Les élaborations intellectuelles qui président aux premières lois sur les assurances sociales à la fin du XIXe siècle – la plus connue étant la loi d’indemnisation des accidents du travail du 9 avril 1898 – sont structurées par ce principe de solidarité.

Sous la plume de Léon Bourgeois, figure majeure du Parti radical au début du XXe siècle et auteur de Solidarité (1896), le concept de solidarisme désigne la reconnaissance, dans une société en voie d’industrialisation, du haut degré d’interdépendance entre ses membres – source d’une nouvelle forme d’action publique. Le droit à être aidé et protégé par la collectivité contre les aléas de l’existence découle d’une telle philosophie. Pour Bourgeois, la société ne peut être prise au sens libéral comme une simple collection d’individus ; elle est un « tout interdépendant » dont le bon fonctionnement dépend de la capacité de tous à y contribuer (p. 107). L’État de la jeune IIIe République, garant des droits et obligations sociaux, établit ainsi un rapport d’égalité entre les membres de la communauté nationale, assurant à chacun, en principe, un minimum de sécurité économique et d’éducation.

Cette doctrine, bien connue, a été continuellement réinterprétée au cours du XXe siècle : elle est présente à l’esprit des architectes de la Sécurité sociale de 1945. S. Lévy-Bruhl s’attarde surtout sur les usages intellectuels qui en sont faits dans les années 1980-1990. À cette période, le thème de la « crise de l’État-providence » fait son entrée dans le débat public. Plusieurs grands auteurs de sciences sociales – entre autres Robert Castel, Jacques Donzelot, François Ewald, Pierre Rosanvallon – entreprennent de relire le passé de l’État social au prisme du présent. Pour Lévy-Bruhl, les théories des années 1980-1990, en donnant une version déformée du solidarisme, témoignent de la fragilisation et l’obsolescence de son projet politique.

La discussion de La nouvelle question sociale de P. Rosanvallon (1995), par S. Lévy-Bruhl est éloquente à cet égard (pp. 304-314). Dans le contexte français de désindustrialisation et de montée du chômage, l’ouvrage lance une réflexion au sujet de l’adaptation du régime de la protection générale de la Sécurité sociale. Pour S. Lévy-Bruhl, La nouvelle question sociale est un exemple de la dépolitisation des théories issues de la solidarité. P. Rosanvallon conçoit le droit social dans un sens restrictif comme un ensemble de techniques de gestion des risques, dont le principal critère d’évaluation doit être l’efficacité (p. 307). Plaidant en faveur du redéploiement de l’État social autour des dispositifs d’assistance (le RMI, mis en place en 1988 sous le gouvernement de Michel Rocard, est la référence principale), il envisage la réintroduction d’un principe de responsabilité personnelle des bénéficiaires, à travers l’établissement de contrats entre ces derniers et les services sociaux.

Selon S. Lévy-Bruhl, la solidarité perd à la fin du XXe siècle le contenu de justice qu’elle possédait au tournant du siècle. De plus en plus perméable à des préoccupations d’équilibre budgétaire ou de défense morale du mérite, l’idée de solidarité n’a pas été en mesure d’enrayer le « grand renversement de l’État social », que l’auteur identifie dans le cas de la France ces trois dernières décennies. Ce tournant se manifeste notamment, selon lui, dans la responsabilisation accrue des ayants-droits, la dualisation des systèmes de protection et la dépolitisation des questions de justice sociale (p. 355-373).

L’État social à l’ère de l’individualisme

Ayant prouvé que le solidarisme n’est pas une assise solide pour l’État social, Lévy-Bruhl est en quête d’un principe qui pourrait restaurer sa légitimité politique au présent. Pour cela, il remonte à la source des théorisations du social dans l’école française de sociologie du début du XXe siècle. Il tire d’Émile Durkheim et de Paul Fauconnet les éléments d’une nouvelle philosophie de la protection sociale. L’intérêt de ce détour est double. Au terme d’une relecture radicale d’É. Durkheim, la théorie de la solidarité matérielle est remplacée par une réflexion sur la nature morale du lien social à l’ère moderne et ses contradictions. L’État social apparaît alors comme un ensemble d’institutions dont la fonction est de préserver les conditions morales de la vie en commun dans une société d’individus.

Assimilé à un théoricien de l’État social, Émile Durkheim n’a jamais adhéré de son vivant aux idées du solidarisme (p. 109). Sa conception du social dans De la division du travail social et Le suicide a souvent été rapprochée de celle de L. Bourgeois, au motif que ces deux ouvrages adoptent une définition morphologique des liens sociaux (concepts d’interdépendance, de division du travail, de complémentarité). Cependant, cette théorie a subi plusieurs révisions au cours de ses recherches, l’éloignant complètement de celle de Bourgeois. Dans Les formes élémentaires de la vie religieuse, étude parue en 1912, Durkheim localise le social dans les catégories de pensée qu’adoptent les individus à travers les expériences fondatrices du groupe. Si cette théorie est conçue à partir d’une étude des rites religieux des tribus de plusieurs continents, elle permet au sociologue de réfléchir à la nature spécifique du social dans la société moderne, de plus en plus sécularisée – et dont la cohésion ne tient pas dans le partage par ses membres d’une même religion, mais dans la valorisation morale des individus. Cette interprétation du lien social de Durkheim depuis Les formes élémentaires de la vie religieuse est mise à profit par Paul Fauconnet dans La responsabilité (1920). Dans cette étude sociologique du droit pénal, le disciple de Durkheim entreprend de montrer les contradictions propres aux catégories morales qui font tenir ensemble la société moderne. Selon lui, la morale de respect des individus est susceptible de se retourner contre elle-même lorsqu’elle amène dans le cas de la procédure pénale à faire peser sur chacun l’entière responsabilité de ses actes.

Au regard de l’État social, l’intérêt principal de la théorie durkheimienne dans l’interprétation de Fauconnet est d’ouvrir la voie à une description de l’opération philosophique en jeu dans l’instauration des supports étatiques de protection sociale, à la fin du XIXe siècle. S. Lévy-Bruhl écarte le principe solidariste de la reconnaissance d’une interdépendance dans la société industrielle. Selon lui, l’histoire de la « question sociale » au XIXe siècle est une illustration du principe général de Fauconnet, selon lequel une société qui rend tendanciellement chaque individu responsable de son sort engendre des injustices criantes. Dès lors, l’État social se conçoit comme l’ensemble des instances à qui a été transférée historiquement la responsabilité des aspects sociaux de l’existence des individus. Les organes de la protection sociale sont issus d’une réflexivité à l’égard des conditions morales de la vie en commun – le principe de responsabilité personnelle s’effaçant devant l’affirmation d’un principe de justice. Si les programmes sociaux suspendent en apparence l’individualisme, leur but est bien de réaliser la promesse moderne fondamentale d’égal respect des individus. « Toutes les composantes [de l’État social] sont unies par l’idée selon laquelle il est nécessaire de désactiver la fiction d’un sujet responsable lorsqu’il en va de sa sacralité » (p. 152).

Que la théorie solidariste ait été conçue comme l’origine du l’État social est donc un contresens philosophique et politique. L’instauration des droits sociaux au début du XXe siècle, selon S. Lévy-Bruhl, ne découle pas d’une doctrine de nature circonstancielle, dont l’objectif était d’établir un consentement à l’impôt, un compromis entre les classes sociales et une forme d’unité nationale sous la IIIe République. À travers le réexamen des théories sociologiques de É. Durkheim et P. Fauconnet, le but est d’affirmer que les droits sociaux sont les instruments d’une politique de justice, qui s’ancre dans une représentation scientifique de l’individu comme « être social » (p. 154).

Refaire du socialisme ?

S’il situe sa réflexion dans la théorisation durkheimienne des contradictions de l’individualisme moderne, S. Lévy-Bruhl s’inscrit surtout dans les pas de Robert Castel, que l’on a peu mentionné jusqu’ici. C’est pourtant lui qui avait effleuré, avec les concepts de « support » et de « propriété sociale », une compréhension de l’État social comme instance qui a la charge de garantir les conditions socio-économiques d’une indépendance réelle des individus (Robert Castel et Claudine Haroche, Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi. Entretiens sur la construction de l’individu moderne, Fayard, 2001, cité p. 141-142). R. Castel est aussi connu pour avoir légué un problème majeur pour la théorie de l’Etat social : celui de l’évolution des formes de protection sociale dans les sociétés post-industrielles à chômage chronique et à forte individualisation du travail. L’objectif de l’ouvrage de S. Lévy-Bruhl est d’y répondre, en envisageant une théorie de la citoyenneté sociale dont la clé n’est pas le statut de travailleur salarié ni l’idée d’intégration dans la communauté nationale, mais l’existence même du social dans les sociétés soi-disant individualistes.

Ce n’est donc pas un hasard si l’auteur s’en retourne aux écrits durkheimiens. Les auteurs de cette école se réclamaient d’un idéal de sociologues socialistes, pour qui les services publics et les législations sociales sont un débouché naturel des revendications ouvrières de leur époque. La définition particulièrement plastique de l’État social à laquelle parvient S. Lévy-Bruhl – liant le passé, le présent et le futur de l’institution dans l’idée de transfert de responsabilités des situations socio-économiques entre individu et collectivité, au nom d’une idée de la justice – suit au fond la même direction. Pour éclairer le sens de ce propos, on peut esquisser une hypothèse rapide. Comme S. Lévy-Bruhl l’a amplement montré, l’adaptation de l’État social de nos jours ne devrait pas être débattue dans les termes du niveau de solidarité à adopter. Le principe de solidarité est trop facilement soluble dans les considérations de finances publiques ou dans les préférences spontanées de l’opinion publique. Plutôt, la réflexion au sujet de l’État social pourrait être amorcée autour des types de risques et d’aléas sociaux que la collectivité aurait la charge de reconnaître et de couvrir à la place des particuliers.

Quels sont donc les risques sociaux qui affectent les principes de base de sécurisation de l’existence, de satisfaction des besoins essentiels ou de dignité humaine, et qui justifient en conséquence l’existence de politiques sociales du XXIe siècle ? À cette question, l’auteur ne prétend pas apporter de réponse. Mais ces dernières années, de nombreux mouvements sociaux se sont engouffrés dans des débats de ce genre, et il peut être judicieux de les mentionner en guise d’approfondissement. La question, posée de longue date, des supports et protections adaptés aux victimes des violences de genre – phénomène social par excellence – paraît y appartenir pleinement (évoqué par l’auteur en note de bas de page, p. 372-373). Plus récemment en France, un débat de grand intérêt s’est ouvert quant à l’intégration des risques climatiques et écologiques dans des systèmes d’assurances sociales [1]. À cet égard, la proposition de S. Lévy-Bruhl présente un intérêt politique, puisqu’elle introduit des concepts grâce auxquels les demandes de justice qui s’expriment à l’heure actuelle de façon désarticulée dans plusieurs espaces de la société, pourraient se rassembler. En prêtant aux institutions de l’État social une signification qui dépasse l’ordinaire de leur caractérisation financière, technique ou administrative, Le grand renversement de l’État social peut ainsi être lu comme une invitation à « refaire du socialisme » [2].

Sacha Lévy-Bruhl, Le grand renversement de l’État social, Paris, Puf, 2025, 368 p., 25€

par Étienne Goron, le 11 juillet

Pour citer cet article :

Étienne Goron, « Retour à l’État Providence ? », La Vie des idées , 11 juillet 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Retour-a-l-Etat-Providence

Nota bene :

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Notes

[1Cf. le rapport du Haut-commissariat à la stratégie et au Plan, «  Repenser la mutualisation des risques climatiques  », paru en ligne le 12/06/2025.

[2Comme l’auteur le proposait dans un article remarqué d’AOC Media de juillet 2022, «  Changer de cosmologie ou refaire du socialisme  ?  ».

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