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Recension Société

Règlements de compte courant

À propos de : Jeanne Lazarus, L’Épreuve de l’argent. Banques, banquiers, clients, Calmann-Levy.


par Jean-François Laé & Numa Murard , le 16 mai 2012


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À quoi ressemble une vie humaine vue d’un guichet de banque ? Les règles à géométrie variable de l’institution bancaire font que la morale de l’argent n’est pas la même pour tous. Et l’argent, qui traverse les frontières sociales, les renforce aussi, infligeant aux moins riches les humiliations des fins de mois difficiles au nom de « l’autonomie ».

Recensé : Jeanne Lazarus, L’épreuve de l’argent. Banques, banquiers, clients, Calmann-Levy, 420 p., 2012, 20€.

À quoi tient une vie humaine ? Et si c’était à la combinaison d’un récit biographique et d’une série de relevés de compte bancaire ? Chaque livre de comptes ne s’appuie t-il pas sur des variables de vie, des événements familiaux ou biographiques inattendus : que ce soit les enfants, le poids des proches, la maladie ou les déménagements ou encore des relations de dépendance, un chômage soudain, une dépense non prévue ? On préfère tout naturellement le récit de vie à l’arithmétique, mais la valeur de ce récit n’est-elle pas finalement déterminée par l’inscription d’un montant à la dernière ligne du dernier relevé, dans la colonne crédit, ou pire, dans celle du débit ? Finalement le récit des comptes n’en dit-il pas autant qu’un micro dans la salle à manger ?

Il faut remercier Jeanne Lazarus de nous aider à poser ce genre de questions, dans la perspective renouvelée des travaux en sociologie de l’argent, reprenant l’interrogation originelle de Georg Simmel dans sa Philosophie de l’argent et ses prolongements américains dans les travaux de Viviane Zelizer sur La Signification sociale de l’argent. En observant les interactions aux guichets des banques et des organismes de crédit, le lecteur peut voir se dérouler le drame social de l’argent. En écoutant les banquiers et leurs clients, il peut saisir la morale de l’argent en train de donner ses leçons : des données trempées de choix ou de préférences au cœur d’événements quotidiens. Une vue plongeante sur les petits choix opérés, des contraintes lourdes qui déterminent les mois à venir, où s’étagent des façons de compter, où l’on recompte dix fois par écrit. Dans son agenda, se note parfois « le reste pour vivre ». Il y aurait donc des trajectoires de comptes qui traduisent des trajectoires de vie et réciproquement.

Crises de banque

En remontant la généalogie de la « bancarisation » des revenus et de la consommation, on peut ainsi goûter à la source du sentiment d’injustice qui ne découle pas seulement de l’inégalité des revenus mais de la variabilité des règles de cette institution à la fois commerciale et sociale qu’est devenue la banque. Voyez donc les soucis d’argent, petits ou grands, qui font de notre rapport avec la banque « un tourment de la vie ordinaire ». Combien de fois recompte-t-on dans le mois ? À qui réellement rend-on des comptes : à son âge, à ses risques, à sa femme, à son honorabilité, aux études de sa fille, à sa mère malade, à son banquier ? Voyez les méchantes petites ruses, les sales petites violences, qui font tout le prix de ces soucis : non pas seulement le prix des agios, des taux usuraires, de l’usage forcé des crédits revolving (on les dirait mieux revolver) ; mais le prix moral des interminables récits, des justifications sans fin à fournir aux guichets, aux « conseillers » dont les conseils correspondent terme à terme à des « produits » bancaires qu’ils doivent vendre en nombre sous peine de se retrouver eux-mêmes dans ce que Jeanne Lazarus appelle « une crise de banque, comme il y a des crises de sorcellerie ». Et ce prix moral est d’autant plus lourd à payer que la société dans son ensemble persiste à se contredire elle-même, dans la mesure où l’hédonisme triomphant qui a suivi et précédé l’essor de la consommation et du crédit n’a pas su inventer une morale nouvelle.

Si la morale de l’épargne a perdu la partie, la vigueur des pratiques d’épargne montre bien que l’hédonisme reste le privilège de ceux qui en ont les moyens : dès que la crise de banque se profile, on voit ressortir l’exigence faite aux pauvres de s’en tenir à la vieille morale ascétique. On connaît la chanson, s’ils sont pauvres, c’est qu’ils l’ont voulu. S’ils sont riches, c’est qu’ils le méritent. Cette hypocrisie est d’autant plus cruelle qu’elle se dissimule sous les oripeaux de l’autonomie, une autonomie qui ne signifie pas la liberté mais l’obligation de se gérer soi-même comme on gère une entreprise, en gardant toujours un œil sur son cash-flow.

L’enquête menée par Jeanne Lazarus repose sur une longue période d’observation dans deux banques, où, qualifiée de « stagiaire », considérée comme une « quasi-employée », l’observateur choisit l’empathie avec les enquêtés dans le but de comprendre et ensuite de faire comprendre l’expérience de la banque en tant qu’expérience sociale différenciée, déterminée par les divers capitaux, dans tous les sens sociologiques du terme, que peuvent mobiliser les clients. Complété par une enquête dans des établissements spécialisés de crédit, des entretiens avec des conseillers bancaires et des clients, ainsi qu’une enquête par questionnaire, ce riche matériau permet de dresser plusieurs typologies des clients et des employés, au point où cette expérience sociale ordinaire apparait comme une expérience totale, exprimant de manère très complète les propriétés des agents et le devenir de ces propriétés dans les différents circuits de l’argent.

La place de l’argent

Est-on fondé cependant à faire de l’argent à la fois un équivalent généralisé du social et un media de communication généralisé du pouvoir ? Certes l’argent épouse à merveille les contours des implacables contraintes qui découlent des inégalités de toute nature ; certes la bancarisation des activités productives ou consommatrices est une modalité essentielle de leur rationalisation toujours plus poussée. Suivant les travaux anciens de Georges Bataille sur La Part maudite, cependant, ou ceux plus actuels de Niklas Luhmann sur Le Pouvoir, ne faut-il pas considérer les cloisonnements entre des espaces sociaux où l’argent règne en maître et d’autres où sa présence reste incongrue ou même indésirable ?

Certes la période actuelle pourrait aisément passer pour un moment d’accélération de la capacité médiatrice de l’argent, une période au cours de laquelle augmente encore son pouvoir de traverser les frontières sociales établies. Mais ce paradoxe n’en serait pas un si l’on suivait la perspective ouverte par Jeanne Lazarus sur l’argent comme modalité essentielle de la subjectivation. Si la subjectivation par l’argent, dans le rapport à ses formes et à ses institutions, favorise la mobilité généralisée, choisie ou subie, et se joue des frontières sociales, cela n’empêche en rien ou même accompagne d’autant mieux, la différenciation des modalités d’exercice du pouvoir dans différentes sphères de la vie sociale et différentes institutions. Ici le capital symbolique règne en maître, et là c’est l’euro (ou le yen). Ici l’hédonisme s’affiche sans pudeur, là l’ascétisme est de rigueur. Ici prévaut le droit, là la force. Telles pourraient être en effet les formes en partie nouvelles de l’incessante compétition qui divise et relie les êtres sociaux. On ne saurait reprocher à Jeanne Lazarus de ne pas avoir pris en charge ces questions : son enquête permet précisément de saisir cette bataille interminable, avec ses négociations et ses compromis, ses petites victoires provisoires et ses défaites cuisantes, dont parfois les individus ne se relèvent pas.

Ce qu’il reste

Car « mettre sa vie en compte », c’est aussi opérer une stabilisation du sens des possibles. Du salaire sont soustraits les charges courantes, les factures EDF et téléphones, le budget alimentaire, les remboursements d’emprunts pour aboutir à une dernière ligne : RESTE. C’est sur ce reste que se reflète la subjectivation, une puissance d’agir ou au contraire une sidération : « j’en suis là ». Le reste est un lieu, le dernier quantum qu’une société ne saurait toucher, le dernier point de sa position dans l’espace social, où « le soi » est retranché sur une ligne insaisissable, dans le sens de l’interprétation de la Cour de cassation : « le reste à vivre insaisissable ». Chaque mois est un dernier avertissement, si les comptes sont étranglés, le retour à la banque est indispensable. Il faudra donc batailler au guichet pour défendre ce dernier carré « du soi ».

Les écritures comptables sont en ce sens très subjectives. Si elles donnent accès à un mode de vie, les façons selon lesquelles les individus se débrouillent, les effets d’une mobilité sociale, indiquant une position dans l’espace social, elles ne disent pas le dernier mot de celui qui s’y regarde. Pour comprendre ce dernier carré, il faut être de l’autre côté du guichet, entendre comment se racontent les comptes, comment sont convoquées des procédures, comment elles sont interprétées, combattues, dénoncées. C’est de cette épreuve dont il est question dans l’ouvrage de Lazarus, une épreuve au sens de Boltanski et Thévenot, ou l’usage du juste et de l’injuste au sein même du droit et de l’exercice bancaires donnent une tonalité du vrai, ou, pour parler comme Michel Foucault, un régime de vérité sur soi et de sa place dans les classements sociaux. Dans sa lettre-préface à La Monnaie vivante, Michel Foucault créditait son auteur, Pierre Klossowski, d’avoir trouvé la solution à l’énigme de l’argent en montrant que les prix s’étalonnaient tous à ce qui n’a pas de prix, la vie même. Les banquiers qui draguent les jeunes étudiants en pariant sur leurs ressources futures parlent à leur sujet d’une lifetime value, et c’est la faiblesse ou la force de cette valeur qui s’expose aux guichets, faisant de chacun d’entre nous une monnaie vivante.

par Jean-François Laé & Numa Murard, le 16 mai 2012

Pour citer cet article :

Jean-François Laé & Numa Murard, « Règlements de compte courant », La Vie des idées , 16 mai 2012. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Reglements-de-compte-courant

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