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Réfugiés en pays néo-libéral
Entretien avec Catherine Besteman


par Yasmine Bouagga , le 17 mai 2019


Comment les réfugiés vivent-ils la vie quotidienne aux États-Unis ? L’anthropologue Catherine Besteman étudie les trajectoires des réfugiés somaliens à Lewinston, dans le Maine, luttant pour conserver leur organisation sociale dans un monde qui la bouleverse en profondeur.

Depuis le début des années 2000, la ville de Lewiston, dans le Maine (États-Unis) a vu l’installation de nouveaux arrivants, Somaliens bantous, principalement issus de zones rurales très isolées et venus aux États-Unis grâce à des programmes de réinstallation gouvernementaux pour réfugiés. Composant jusqu’à 15 % de la population totale de cette ville moyenne frappée par la désindustrialisation, ces réfugiés ont suscité l’interrogation et l’inquiétude des habitants. Des controverses locales ont été déclenchées : allaient-ils faire peser une charge disproportionnée sur les services publics et l’aide sociale ? Les écarts culturels seraient-ils surmontables ? Leurs enfants pourraient-ils s’adapter à l’école ou deviendraient-ils des délinquants ?

Dans un ouvrage intitulé Making Refuge, Somali Bantu Refugees and Lewiston, Maine (Duke, 2016), l’anthropologue Catherine Besteman, Professeure d’anthropologie à Colby College, États-Unis, prend ces questions à rebours, en enquêtant sur l’expérience des réfugiés eux-mêmes, depuis leur candidature à la réinstallation aux États-Unis afin d’échapper aux camps de réfugiés du Kenya, jusqu’à leur choix de s’installer dans une petite ville plutôt que dans les ghettos africains-américains des grandes agglomérations. Son analyse détaille finement leur arrivée dans ce nouvel univers bouleversant leurs repères, leur organisation sociale et leur mode de vie. Comment trouver sa place dans cette nouvelle société organisée sur la réussite individuelle plutôt que les solidarités collectives ? Comment maintenir la cohésion familiale à travers ces transformations ? Comment s’organiser pour comprendre les institutions (école, mairie...) et communiquer avec elles ? Catherine Besteman livre un document unique, qui étaye une réflexion théorique forte sur les enjeux de l’intégration sociale en contexte néolibéral.

La Vie des idées : Votre enquête est partie d’une controverse sur les difficultés d’adaptation de familles somaliennes dans une petite ville désindustrialisée du Maine (États-Unis). Comment en êtes-vous venue à rendre compte de cette difficile expérience de l’intégration du point de vue des réfugiés eux-mêmes ?

Catherine Besteman : La plupart des personnes mentionnées dans le livre sont originaires d’une petite communauté dans le sud de la Somalie où j’ai vécu et mené des recherches de terrain à la fin des années 1980. Nous nous sommes perdus de vue pendant la guerre de Somalie, qui a entraîné un déplacement massif de populations. Certains membres de cette communauté, qui avaient survécu à la guerre en fuyant vers le Kenya – de l’autre côté de la frontière – où ils ont été placés dans des camps de réfugiés, ont été acceptés plus tard comme réfugiés aux États-Unis dans le cadre d’un programme de réinstallation. Après leur arrivée aux États-Unis, certains ont choisi de s’installer dans le Maine, où j’habite. Nous nous sommes retrouvés en 2006, complètement par hasard.

Après nos retrouvailles, les membres de la communauté m’ont demandé d’écrire un livre sur ce qu’ils avaient vécu depuis le début de la guerre civile somalienne, arguant du fait que le propos de mon précédent livre sur leurs vies en Somalie du Sud était largement dépassé. L’idée même du livre est donc née chez les membres de la communauté. Je pense que nos liens antérieurs ont contribué à créer un sentiment de confiance : je connaissais leurs parents et grands-parents, j’avais marché dans leurs champs et joué avec leurs petits frères et sœurs ; pour eux, il était clair que je ne les trahirais pas, et que je ne les décrirais pas comme un peuple sans passé. J’ai passé les deux premières années suivant nos retrouvailles à rendre visite aux autres membres de cette petite communauté dans leurs nouveaux chez eux, dans d’autres villes américaines : Syracuse, Hartford, Springfield, Seattle. J’essayais d’assembler et de comprendre ce qui était arrivé à leur communauté pendant la guerre. Ces histoires constituent le socle du chapitre qui explique comment ils sont devenus des réfugiés, forcés de fuir leurs maisons et leurs champs.

Pendant la décennie qui a suivi, j’ai travaillé avec des membres de la communauté qui avaient créé des associations locales, afin d’être représentés face aux officiels de la ville, de défendre leurs intérêts et de pousser les institutions locales (les écoles, les hôpitaux) à rendre leurs pratiques plus inclusives à leur égard. J’ai tenu plusieurs rôles : militante, assistante, compañera, scribe, demandeuse de subvention, amie, porte-parole, et bien d’autres encore. Mais ma position était claire : mon rôle n’était ni de formuler des politiques publiques ni d’aider les institutions gouvernementales à mieux encadrer ou contrôler la population immigrante. C’est un point important, car l’ethnographie des communautés pauvres ou vulnérables est parfois financée par des institutions visant à améliorer les politiques publiques. Or il est rare que cette approche accorde une place centrale au point de vue des publics cibles de ces politiques. Même si j’étais également attentive aux avis d’autres habitants de Lewiston (les urbanistes et les autorités, les voisins effrayés par les nouveaux arrivants, et ceux dévoués à leur soutien), je cherchais avant tout à restituer les perspectives des membres de la communauté immigrante.

La Vie des idées : Cet engagement, qui a une dimension affective, permet une narration très vivante tout au long de l’ouvrage. Il vous a aussi permis d’accéder à des informations peu connues, qui dévoilent à la fois les contraintes qui pèsent sur les personnes réfugiées, et leurs stratégies pour y faire face.

Catherine Besteman : Même si, ayant vécu en Somalie, je comprenais les formes de sociabilité qui animaient la vie de la communauté, il était surprenant de voir comment les Somaliens vivant dans le Maine parvenaient à maintenir certaines de leurs pratiques, dans un environnement social complètement tourné vers l’individualisme, la privatisation, le profit, et le culte de tout ce qui est personnel. Les biens, l’argent, les enfants, la nourriture : tout circule de maison en maison et chaque membre de la communauté se sent habilité à participer à cette circulation. Les femmes font leurs achats en gros pour plus tard redistribuer les courses parmi les familles. Elles se partagent la garde des enfants. Les voitures et les dépenses sont partagées ; la communauté se cotise pour couvrir les frais de santé, des enterrements, les dépenses imprévues, les cautions, etc. La surprise avec laquelle les Somaliens regardaient les Américains diviser l’addition au restaurant afin que chacun ne paye que ce qu’il avait consommé, rappelait que, dans les communautés somaliennes, c’est la personne qui a le plus d’argent ce jour-là qui paye pour les autres. Évidemment tout cela est en train de changer, de telles pratiques orientées vers la communauté sont extrêmement difficiles à maintenir dans une société comme la nôtre, qui repose autant sur la propriété individuelle et sur la consommation. Mais pendant au moins dix ans, ces pratiques communautaires somaliennes sont demeurées prépondérantes.

J’ai également été très surprise par la surveillance et les régulations dont les réfugiés – et plus généralement les personnes pauvres usagères des services publics – font l’objet de la part de l’État. Ceux qui vivent dans des logements sociaux, qui reçoivent des aides sociales, participent à des formations professionnelles ou à des programmes parentaux financés par l’État, sont sujets à un vaste système de surveillance qui cherche à s’assurer qu’ils n’enfreignent aucune règle, ne mentent pas sur leur éligibilité à telle allocation, ne gagnent pas davantage qu’ils devraient, ne se livrent pas à des pratiques domestiques définies comme dangereuses ou non hygiéniques, ne sont pas impliqués dans des activités illégales, etc. Ils sont constamment sommés de se justifier, de justifier leurs décisions, leurs comportements, leur inaptitude à être à la hauteur de certaines attentes, leur incapacité à se conformer à certaines exigences, etc. Tout cela est aggravé par l’examen constant qu’ils subissent dans l’espace public en tant que musulmans noirs, qui s’habillent et parlent différemment. Entrevoir la manière dont ces personnes parviennent à vivre avec une telle surveillance généralisée fut une expérience révélatrice pour moi, même si elle n’est sûrement pas surprenante pour ceux qui vivent chaque jour exposés à cet examen constant.

La Vie des idées : Les réfugiés sont confrontés à une forte injonction à devenir économiquement autonomes sur un plan individuel, et ce le plus vite possible. Cette injonction entre en décalage avec les pratiques communautaires de résilience : la solidarité entre les membres du groupe, les divers services échangés. Comment concilier les pratiques des institutions d’aide et celles des personnes qui la reçoivent ?

Catherine Besteman : Cette question soulève plusieurs problèmes, mais le plus important est peut-être l’absence de reconnaissance des formes plurielles de soutien que s’apportent mutuellement les Somaliens, et qui ne sont pas reconnues comme des activités économiques. Par exemple, les femmes fournissent souvent la nourriture pour les réunions de la communauté, lors des occasions rituelles ou sociales. Les femmes font souvent du baby-sitting pour d’autres mères, et les grands-mères gardent souvent leurs petits-enfants. Ceux qui parlent anglais font régulièrement des traductions pour les non-anglophones. Ceux qui possèdent une voiture conduisent souvent des amis qui n’en ont pas, pour aller au travail, à l’école, à des rendez-vous. Les leaders de la communauté somalienne consacrent des heures et des heures, chaque semaine, à des activités non rémunérées d’organisation au sein de la communauté, et de soutien. La liste pourrait continuer ainsi longuement. Mais aucune de ces activités n’est considérée par l’État comme une activité économique, ce qui signifie que les statistiques du chômage dans la communauté somalienne laissent entendre que les Somaliens seraient oisifs et inactifs, alors qu’ils consacrent au contraire d’innombrables heures à la solidarité et à des services de soutien pour leurs congénères. Ainsi, une acception plus large du concept de « travail » et « d’activité économique », qui ne fétichiserait pas l’argent gagné individuellement comme la seule forme de rémunération légitime et la seule digne mesure du succès, serait ici d’une grande aide.

La Vie des idées : Vous montrez dans l’enquête combien les rapports au nouveau pays d’installation sont contrastés selon l’âge des personnes et selon leur genre. Les jeunes et les femmes trouvent de nouveaux espaces d’expression personnelle, tandis que les personnes plus âgées et les hommes voient leurs repères bouleversés. Pourquoi de telles différences ?

Catherine Besteman : Je pense que le livre explique cette situation assez clairement. Beaucoup de programmes qui souhaitent développer des opportunités ou qui proposent des formations professionnelles ciblent les femmes et les jeunes, mais peu ciblent les hommes, qui sont considérés comme facilement remplaçables et plus problématiques que les femmes. Les hommes sont confrontés à une perte d’autorité et de respect, et à cause d’un certain nombre de facteurs (comme les programmes d’émancipation pour les femmes, les aides sociales réservées aux femmes, les formations professionnelles dédiées aux femmes, la répartition des tâches domestiques), ils se retrouvent déstabilisés au sein même de leurs foyers. Leur statut d’aînés sages et compétents est affaibli aux yeux de la communauté extérieure.

La Vie des idées : Les personnes de votre enquête proviennent de milieux extrêmement pauvres et ruraux : vous montrez le contraste avec le rêve américain d’une vie moderne, d’abondance et de consumérisme. Or ces réfugiés somaliens, une fois aux États-Unis, vivent en marge du marché du travail ou n’ont accès qu’à des emplois mal rémunérés. Ils se retrouvent bloqués dans les couches les plus paupérisées de la société, au point que l’un d’entre eux, que vous citez, dit « pour quelle raison m’amenez-vous dans un océan et me dites-vous après de nager tout seul » ? Est-ce cela que vous qualifiez de « définition néolibérale du refuge » ?

Catherine Besteman : Oui, exactement. Une définition néolibérale du refuge correspond au fait d’autoriser une personne à passer la frontière et ensuite de lui dire qu’elle doit se débrouiller par elle-même pour se construire un nouvel avenir, sans le soutien et l’assistance de l’État, et qu’elle est expulsable si elle commet une faute. Une définition néolibérale du refuge est une vision qui ne comporte qu’une définition de la réussite : l’indépendance économique individuelle. Et s’ils échouent, la définition néolibérale du refuge pose clairement que leur incapacité à subvenir à leurs besoins par eux-mêmes leur incombe. Selon cette définition néolibérale, le refuge n’est pas conçu comme une affirmation de la vie, un encouragement, une promesse de développement personnel vers un avenir différent ; c’est une définition qui, au contraire, affirme que n’importe quel travail, même le plus humiliant, celui dans lequel vous êtes exploité sans aucune perspective de carrière, est le prix à payer pour avoir obtenu le droit de passer la frontière.

La Vie des idées : Vous montrez dans votre ouvrage l’importance capitale de l’école, à la fois dans les aspirations des réfugiés à une vie meilleure, et en pratique dans leur insertion dans la vie socio-économique. Cependant vous montrez également que les rapports des familles réfugiées à l’école sont compliqués, marqués par de nombreuses incompréhensions, échecs et frustrations. Quelles initiatives émanant de l’école et des communautés réfugiées pourraient résoudre ces problèmes ?

Catherine Besteman : La proximité et l’inclusion des parents sont essentielles. La situation que je décris dans le livre – celle d’un taux d’abandon scolaire élevé et de l’exercice disproportionné de la discipline à l’encontre des jeunes immigrants – illustre en détail les efforts visant à circonscrire la capacité des parents à s’impliquer dans la vie scolaire, parce que ces parents réfugiés sont considérés comme trop gênants, trop différents, trop peu éduqués, trop imprévisibles et trop inconnus et que les écoles sont envisagées comme des lieux d’assimilation et de discipline. Au contraire, le meilleur moyen de réussir, pour les écoles accueillant des élèves réfugiés, consiste à faire participer les parents réfugiés à la vie de l’école (en tant que volontaires, assistants de classe, employés, surveillants d’école et accompagnateurs ; leur permettre d’avoir un contact régulier avec les enseignants ; mettre à disposition un espace pour les accueillir au sein de l’école) et à veiller à ce que les élèves réfugiés se sentent représentés dans les contenus scolaires. Il faut que les écoles soient réactives et responsables vis-à-vis de leurs élèves, en orientant selon les besoins de leurs communautés leur matériel pédagogique, leurs pratiques et les projets en direction de la collectivité. En outre, une discipline plus conforme au modèle de justice réparatrice, plutôt qu’à un modèle de sanction stricte, s’avère beaucoup plus efficace pour aider à intégrer les nouveaux arrivants. La discipline punitive (retenue, suspension, réprobation, etc.) est aliénante et humiliante.

La Vie des idées : Vous critiquez les approches qui analysent les difficultés de l’intégration comme le résultat d’un choc des cultures : pourquoi pensez-vous que la culture n’est pas la seule explication et quelle autre interprétation proposez-vous ?

Catherine Besteman : Je soutiens que la notion de « culture » est souvent convoquée pour masquer le fait que l’on parle « race » et la « classe ». Les différences culturelles n’étaient tout simplement pas de véritables obstacles pour l’intégration : le racisme et la pauvreté en étaient, en revanche. Les différences culturelles sont négociables, compréhensibles, et normales dans toute vie sociale ; ce sont des choses dont on peut discuter. Tout groupe social connaît des différences internes de toutes sortes qui sont débattues et résolues dans le cours normal de la vie. Mais le racisme est différent ; c’est la formulation d’un jugement a priori et insultant, posant une scission profonde entre deux parties, et où l’une se considère comme arbitre de la valeur et du mérite.

Les problèmes rencontrés par les Somaliens à Lewiston n’étaient pas, pour la plupart, liés à la différence culturelle ; ils étaient dus au racisme, à l’hostilité envers leur présence en tant que musulmans noirs, à la réticence à leur reconnaître un droit à l’autodétermination et une voix politique. Lorsque quelqu’un crie « Habillez-vous comme une Américaine ! » à une Somalienne sur un parking de supermarché Walmart, il exige de pouvoir porter un jugement de valeur sur l’apparence de la femme ciblée. J’interprète cela comme un acte de racisme, non comme un conflit de cultures sur les choix vestimentaires.

Certes, il y avait bien entendu des différences culturelles à négocier. Les Somaliens nouvellement réinstallés étaient habitués aux réunions communautaires où toute personne qui le souhaite a le droit de parler – une pratique radicale de la démocratie. Les réunions américaines sont menées de façon plus cadrée : seules certaines personnes ont le droit de parler et les horaires sont respectés de manière stricte. Les Somaliens ont appris les règles et les structures des réunions américaines et s’y sont conformés. Et les Américains invités à assister aux réunions de la communauté somalienne ont également appris à revoir leurs attentes quant à la structure d’une réunion. Les enfants qui n’avaient jamais été à l’école ont dû apprendre la discipline physique exigée des écoliers américains. Parfois, cette discipline était exercée de manière raciste – les enfants somaliens avaient plus de chances d’être punis à l’école que les enfants non somaliens. Mais les pratiques corporelles dans les écoles publiques sont des normes culturelles que les écoliers somaliens ont rapidement intégrées.

Expliquer les difficultés d’intégration par des « différences culturelles » a pour inconvénient d’essentialiser la culture : elle apparaît alors comme non négociable, inflexible, rigide et fondamentale, de sorte qu’on va le plus souvent reprocher aux nouveaux arrivants leurs difficultés à s’intégrer. Mais il s’agit d’une conception erronée de la culture, qui est en réalité bien plus malléable, flexible, constituée dans un rapport mutuel. Et c’est une conception inexacte de la construction de la société, laquelle exige que chacun – nouveaux arrivants comme anciens résidents – travaille ensemble à une nouvelle compréhension du vivre-ensemble.

La Vie des idées : Une idéologie dominante en France considère le « communautarisme » comme un obstacle à l’intégration et à la vie dans une société commune. Vous montrez que dans le cas américain, au contraire, les associations somaliennes peuvent jouer un rôle important dans l’adaptation à la société locale. Que font ces associations et quelle reconnaissance obtiennent-elles ?

Catherine Besteman : Les associations créées et dirigées par les immigrés sont des bases essentielles de la solidarité et du soutien au sein d’un groupe, en particulier lorsque ses membres vivent dans une pauvreté extrême, se débattent dans l’apprentissage d’une nouvelle langue, souffrent de souvenirs traumatiques et de deuils, ignorent comment s’adapter à leurs nouveaux lieux de résidence et se sentent étrangers. Dans le Maine, plusieurs figures de communautés immigrées ont créé des associations communautaires très dynamiques, pour défendre les intérêts des immigrés et des réfugiés, pour dialoguer avec les autorités publiques, pour offrir une structure lisible avec laquelle les membres de la communauté d’accueil pourraient interagir et, surtout, pour prodiguer toutes formes de soutien aux membres de la communauté – des services de traduction à un soutien financier en passant par le fait d’amener quelqu’un en voiture quelque part, ou de le représenter dans des affaires juridiques ou administratives.

Le bureau des organisations communautaires est un espace sécurisé pour les membres de la communauté, où des réunions communautaires peuvent être organisées pour prendre des décisions concernant des questions internes, mais aussi s’implique auprès des institutions locales du pays hôte (telles que des écoles, des hôpitaux, un conseil municipal, etc.). Les leaders des communautés utilisent ces organisations pour sonder les avis du groupe, évaluer les besoins et les problèmes à résoudre, ainsi que pour organiser et débattre des diverses stratégies permettant de résoudre ces problèmes. Les organisations communautaires que je décris dans mon livre sont en plein essor et continuent d’offrir diverses formes de soutien aux membres de la communauté – des projets agricoles aux ligues de football. Elles fournissent également un espace de rencontre à des personnes d’origines différentes afin qu’elles puissent travailler ensemble et apprendre à se connaître.

La Vie des idées : Le cas des réfugiés somaliens bantou correspond à un cas de migration encadrée par l’État, suite à une mobilisation aux États-Unis pour offrir un refuge sûr à un groupe ethnique souffrant de discrimination jusque dans les camps de réfugiés du Kenya où elles s’étaient enfuies suite à la guerre en Somalie. Leur arrivée aux États-Unis a donc été planifiée et organisée, et leur accompagnement confié à des organisations spécialisées. À une plus petite échelle, un modèle similaire se met en place en France depuis 2015, en réponse à la crise syrienne : quels sont selon vous les avantages et les limites de ce modèle d’accompagnement ?

Catherine Besteman : Un avantage est que cette migration est légitimée par l’État, qui a autorisé l’arrivée des quelques réfugiés retenus dans le cadre de la réinstallation, et leur assure une certaine protection ainsi que des aides. Les personnes réinstallées via des programmes officiels de réinstallation se voient garantir certaines aides et certains services que d’autres n’ont pas, comme les demandeurs d’asile ou ceux qui ont traversé la frontière illégalement. Mais ce modèle a ses limites. Les organismes de réinstallation sont la cible d’attaques xénophobes qui les accusent d’avoir introduit dans la communauté ceux qu’on décrit comme « terroristes », ce qui peut aussi retourner la rancœur populaire contre ces organismes qui réinstallent les réfugiés. Ces organismes peuvent ne pas avoir des liens très étroits avec les communautés hôtes au niveau local, et de ce fait manquer d’outils pour faire face à ces défis du racisme et de la xénophobie. De plus, les organismes de réinstallation fournissent les services pour lesquels ils reçoivent des financements, mais peuvent ne pas vouloir ou ne pas pouvoir étendre leur activité au-delà de ce que leur contrat de financement prévoit. Je ne suis pas sûre de savoir quel type de structure serait plus apte à soutenir les réfugiés nouvellement réinstallés. Certains pensent que les municipalités devraient être responsables de la réinstallation, et recevoir des fonds fédéraux en soutien, mais les municipalités pourraient alors être encouragées à refuser net l’arrivée des réfugiés, ce qui serait une évolution très dangereuse.

Il est aussi intéressant de noter que la réinstallation par des mécanismes légitimés par l’État fournit un minimum de soutien pour accéder à la citoyenneté, ou du moins à la carte de résident (green card). Jusqu’à récemment, ces formes d’appartenance légale garantissaient une protection contre l’expulsion vers le pays d’origine. Mais ce n’est plus le cas. Les États-Unis ont rapidement pris la direction des expulsions de masse, de sorte que même des personnes qui ont vécu là pendant des décennies peuvent devenir expulsables si elles commettent une infraction, ou si leur casier indique qu’elles ont par le passé commis une infraction devenue, depuis, motif d’expulsion. C’est profondément choquant et il faut mettre fin à cela.

La Vie des idées : Il semble que, depuis l’élection de Donald Trump, la situation est devenue plus difficile pour les réfugiés, pouvez-vous expliquer ce qui a changé ?

Catherine Besteman : Le Président a réduit de façon drastique les entrées de réfugiés aux États-Unis, et, avec ce qu’on a appelé le « Muslim ban », il a éteint tout espoir de réunification familiale pour de nombreux réfugiés réinstallés qui avaient laissé derrière eux des membres de leur famille. Sa rhétorique clivante, anti-musulmane, xénophobe et raciste, a permis aux xénophobes d’investir l’espace public de leurs diatribes contre les migrants et les réfugiés, suite à quoi les immigrés, dans l’ensemble du pays, ont fait l’expérience d’une brusque augmentation d’agressions haineuses. En réaction, certaines communautés réfugiées se tournent vers des formes plus énergiques d’engagement démocratique, depuis les campagnes pour l’inscription sur les listes électorales jusqu’au soutien à la candidature de membres de la communauté. Ilhan Omar, du Minnesota, est la première réfugiée somalienne réinstallée à remporter un siège au Congrès des États-Unis, et je pense que beaucoup d’autres suivront.

Entretien réalisé par Yasmine Bouagga, chargée de recherche CNRS, chargée d’enseignement à l’ENS-Lyon, avec la collaboration de Loreena Aubree et Isaure Hurstel, étudiantes à l’ENS-Lyon. Traduction : Loreena Aubree, Yasmine Bouagga, Isaure Hurstel.
Photo : A Holy Month in Maine by Murat Gungor.

par Yasmine Bouagga, le 17 mai 2019

Pour citer cet article :

Yasmine Bouagga, « Réfugiés en pays néo-libéral. Entretien avec Catherine Besteman », La Vie des idées , 17 mai 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Refugies-en-pays-neo-liberal

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