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Recension Philosophie

Rationalismes politiques et perceptions de l’humain

À propos de : T. Marshall, À la recherche de l’humanité, PUF.


par Adrien Louis , le 27 mai 2009


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Selon Terence Marshall, trois grandes formes de rationalités s’offrent à qui veut comprendre les choses humaines : celle qui caractérise les sciences modernes de la nature, celle qui fonde et se fonde sur les droits de l’Homme, et celle, enfin, qui s’applique aux circonstances particulières d’une action et à la diversité des caractères humains.

Recensé : Terence Marshall, À la recherche de l’humanité. Science, poésie ou raison pratique dans la philosophie politique de Jean-Jacques Rousseau, Leo Strauss et James Madison, Paris, PUF, 2009, 418 p., 32 €.

Stimulé par certaines insuffisances de la conscience et de la science politiques contemporaines, le livre de Terence Marshall soulève avec exigence – à travers de denses et fines analyses de Rousseau, Leo Strauss et du constituant américain James Madison – le problème de la juste perception de l’humain et des choses humaines. Formulé simplement, ce problème est le suivant : à partir de quelles prémisses épistémologiques, ou à partir de quelle forme de rationalité, peut-on avoir une perception correcte des choses humaines et politiques – par exemple de la cité, de la justice ou de l’humain lui-même ? Trois formes de rationalité se font concurrence : ce sont la science au sens positiviste du terme (études des faits et des relations entre les faits), la poésie (la raison et le jugement informés par le sentiment, l’imagination ou une appréciation esthétique de l’homme et de la vie civile) et la raison pratique (au sens aristotélicien de phronêsis, cette excellence du jugement qui permet de délibérer avec rectitude selon les circonstances particulières d’une action).

De ces trois formes de rationalité, la forme scientifique – à l’œuvre dans les sciences sociales – et la forme poétique – à l’œuvre, selon l’auteur, dans la tradition néo-kantienne des droits de l’homme – dominent clairement les tendances actuelles de la science politique, à l’exclusion de la raison pratique. Orientée par l’interprétation de la modernité propre à Leo Strauss, pour qui « la racine de toutes les ténèbres modernes se trouve dans l’occultation de la différence entre théorie et praxis  » (p. 38), l’étude de Terence Marshall vise donc à retrouver les fondements de ces diverses formes de rationalités et à confronter leurs effets ; Rousseau étant perçu comme la source philosophique de la rationalité poétique moderne, tandis que Strauss et Madison représentent au niveau théorique et pratique un retour à la phronêsis classique. La critique de la raison scientifique ou positiviste, instruite différemment par ces trois auteurs, se trouve exposée dans l’introduction même du livre, intitulée « Épistémologie, ontologie et philosophie politique ».

La rationalité scientifique à l’épreuve du politique

Selon cette rationalité positiviste, deux critères déterminent principalement l’objectivité du savoir : que les idées exprimées soient justifiées par rapport à ce qui est sensible et que les lois le soient par rapport à ce qui est prévisible. Mais ces deux critères, sensibilité et prévisibilité, n’excluent-ils pas a priori, avant toute réflexion sur la nature spécifique des choses humaines, cela même qui serait nécessaire à leur compréhension ? Et en allant un peu plus loin, cette détermination positiviste de la science, qui se donne pour simplement méthodologique, ne relève-t-elle pas plus fondamentalement d’une compréhension particulière de l’Être qui, comme telle, ne peut certainement pas se justifier par la sensibilité ou la prévisibilité ? De fait, c’est un important aspect de la réflexion de Terence Marshall que de nous rappeler qu’aucune méthodologie ne saurait être indépendante d’une certaine compréhension de l’être ou ontologie. Vue sous cette angle, la détermination positiviste du « fait » (ou de ce qui est objectif) comme ce qui correspond à une donnée sensible apparaît comme une affirmation ontologique selon laquelle les qualités des êtres ne sont pas des « faits » (cf. p. 12 et 308). Ainsi la santé et la maladie, comme qualités d’un corps, ou la justice et l’injustice, comme qualités d’une organisation politique, ne seraient-elles pas des « faits » objectifs. Par un tel retour à l’ontologie, Terence Marshall tend à la fois à reconsidérer la possibilité de la philosophie politique et à montrer le caractère éminemment problématique de la méthodologie scientifique lorsqu’elle est appliquée aux choses humaines : d’une part, nous pouvons douter qu’une telle exclusion des qualités nous permette de comprendre et de voir adéquatement la cité et l’homme, et d’autre part, elle semble nier a priori l’objectivité et la rationalité de tout jugement pratique concernant le juste et l’injuste, l’excellence et la bassesse. Mais ces deux raisons de contester la méthodologie scientifique se confondent-elles ? Nous pouvons assurément comprendre que dans la perception des choses humaines ou politiques, l’objectivité exige la considération de ces causes « insensibles » que sont, par exemple, le caractère de l’homme qui agit ou le régime politique d’une nation. Mais une chose est de dire que la description des choses humaines implique la considération de causes inaccessibles aux sens, autre chose est de dire que l’excellence et la bassesse des actions humaines sont des jugements relevant de la raison ou de l’objectivité. Comment pouvons-nous donc justifier l’objectivité de tels jugements absolus ?

La construction de la rationalité poétique : Rousseau

Cette question de l’absolu mobilise la réflexion de Terence Marshall dans son étude, singulière mais minutieuse, de Rousseau. En effet, à l’encontre du matérialisme (qui réduit toute l’activité psychologique de l’homme à un mécanisme sensitif) et du rationalisme des Lumières, Rousseau affirme et souligne l’activité spontanée de l’âme. Signes de cette spontanéité, le sentiment de l’existence et l’amour de soi constituent plus particulièrement la condition naturelle de l’âme, laquelle condition peut servir de fondement absolu à la morale, à l’action droite de l’homme envers son prochain. Mais puisque cette condition naturelle est d’abord incompatible avec la vie civile, Rousseau chercherait à établir et à promouvoir un sentiment accordant cet amour naturel de soi à l’aliénation civile de l’homme, et qui orienterait ainsi les actions humaines vers les principes du droit et de l’égalité. Ce sentiment est celui de la pitié généralisée et étendue à l’ensemble de l’humanité. C’est dès lors ce sentiment d’humanité, exalté par une écriture poétique et non par le franc exposé de la condition naturelle de l’homme, qui doit fonder le jugement pratique des homme en société, des hommes du commun : « Le sentiment d’humanité est une réfraction du sentiment de l’existence de l’homme naturel. » (p. 200) Ainsi, c’est moins le raisonnement que l’imagination qui se trouve au fondement du jugement pratique, et ce pour deux raisons : l’imagination nous pousse hors de nous-même et rend l’amour de soi compatible avec la vie civile, et seule l’imagination permet de saisir un absolu (alors que le raisonnement n’établit que des comparaisons).

Pour résumer, Rousseau encouragerait par son écriture un certain sentiment susceptible de former le jugement pratique des hommes civils communs, tout en leur masquant leur origine et condition naturelle. De ce fait, Rousseau masquerait lui-même les véritables principes de son épistémologie et de sa perception de la condition humaine, et c’est pourquoi Terence Marshall entreprend de « déconstruire le sentiment d’humanité » en dégageant cette épistémologie des contradictions apparentes de Rousseau (chap. 1-3), et en prouvant conjointement l’existence d’un art d’écrire chez cet auteur (chap. 2).

Théorie et pratique de la prudence : Leo Strauss et James Madison

Contrairement à cette perspective esthétique qui stimule l’indignation morale, la phronêsis, ou raison pratique, que Leo Strauss retrouve dans ses réflexions sur le droit naturel classique, suppose des sentiments mesurés et un raisonnement délibératif, puisqu’elle s’attache à juger de ce qui est noble ou nécessaire selon toutes les circonstances particulières de l’action. Mais il est tout aussi important de comprendre qu’étant un perfectionnement du jugement et non un instrument au service des passions, « la sagesse pratique est sous-jacente à la primauté de l’amour de la sagesse » (p. 301) et suppose donc l’activité rationnelle comme fin naturelle et bien propre de l’homme. Si nous comprenons bien le raisonnement de Terence Marshall, la raison pratique et la mesure qu’elle implique ne peuvent être elles-mêmes stimulées que par cette conscience de notre ignorance et ce désir de voir avec rectitude qui caractérisent avant tout l’âme philosophique. Il en ressort que le phronimos – celui qui possède éminemment le jugement pratique et la vertu – est aussi rare que le philosophe, et c’est sur cette rareté que la philosophie classique aurait mené sa réflexion sur le droit naturel et le meilleur régime – et non à partir d’une cosmologie particulière, comme on est généralement tenté de le croire. Loin d’être simplement morale – comme tend à l’être l’approche poétique –, ou simplement calculatrice – comme tend à l’être l’approche des Lumières –, l’interrogation classique sur le droit naturel paraît ainsi thématisée en fonction des rapports entre la société et la philosophie ou entre l’âme du politique et l’âme du philosophe ; autant de problématiques essentielles dans l’œuvre de Leo Strauss.

La partie sur James Madison, quant à elle, illustre les enjeux pratiques et constitutionnels de la phronêsis ainsi comprise. Terence Marshall y dégage en effet les considérations qui ont donné à la constitution et à la vie américaines certains de ses aspects les plus saillants ; et contrairement à une interprétation purement socio-économique du projet des pères fondateurs, il nous montre que ces considérations portaient bien plutôt sur les dangers inhérents à un gouvernement démocratique : l’instabilité, l’incompétence à long terme pour mener une politique raisonnable, les dangers d’une volonté populaire qui ne connaît aucun frein, l’esprit partisan qui peut obstruer les décisions nécessaires au bien commun etc. Les idées de James Madison apparaissent alors rivées à un but principal : conserver et entretenir chez les citoyens une noble modération (par opposition à une modération dérivée du simple équilibre des intérêts particuliers) par le système fédéral, la multiplication des secteurs économiques, la mobilité sociale, la séparation des pouvoirs etc. Toutes ces mesures apparaissent alors comme autant « d’instruments de la prudence », ou de la raison pratique, destinés à régler le comportement électoral et partisan et à encourager une politique nationale visant au mieux l’intérêt commun (p. 374-377). En fin de compte, cette excellente étude de Madison, complétée par une comparaison entre les constituants américains et français, nous invite à penser la fonction politique de la modération dans la constitution et la sagesse des nations, quand nous tendons à ne considérer ces dernières que comme les garantes des droits de l’homme. Sans pour autant mésestimer l’importance de cette garantie, la réflexion de M. Marshall nous reconduit ainsi à la condition politique de l’humanité, et au rationalisme que cette condition appelle.

par Adrien Louis, le 27 mai 2009

Pour citer cet article :

Adrien Louis, « Rationalismes politiques et perceptions de l’humain », La Vie des idées , 27 mai 2009. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Rationalismes-politiques-et

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