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Essai Politique

Qui parle pour les Noirs de France ?
Une brève histoire du CRAN


par Samuel Ghiles-Meilhac , le 12 octobre 2016


En 2005, le Conseil représentatif des associations noires de France fait son entrée sur la scène politique. Accueillie avec bienveillance par une majorité d’intellectuels, de médias et de partis politiques, l’organisation censée incarner une alternative modérée au Parti des indigènes de la République souffre aujourd’hui de son manque de représentativité. Cet essai est suivi d’une réponse de Louis-Georges Tin, président du CRAN.

En novembre 2005, le Conseil représentatif des associations noires de France, ou CRAN, voit le jour sous le regard curieux et intéressé des médias. Sa naissance est annoncée en première page du Monde et de Libération et les reportages dans la presse écrite, radio et télévisée se comptent par dizaines. Sa première réunion publique, dans une salle de l’Assemblée nationale, rassemble plusieurs centaines de participants dont Patrick Lozès, président, et Louis-Georges Tin, porte-parole, ainsi que l’ancien footballeur Basile Boli, la députée Christiane Taubira, un ancien porte-parole des Verts, Stéphane Pocrain, l’ancien président de SOS-Racisme Fodé Syla, et le chanteur Manu Dibango [1]. Revendiquant plus d’une cinquantaine d’associations membres, ce nouvel acteur de la vie publique déclare vouloir favoriser « l’émergence d’une conscience noire » et dire « le besoin de reconnaissance et de mémoire » des Noirs de France. Une décennie plus tard, l’anniversaire de cette organisation passe complètement inaperçu. La semaine de conférences et débats organisée par le CRAN à cette occasion n’est mentionnée par aucun média national. Est-ce le signe de l’échec d’une communauté noire française à s’organiser politiquement ?

Pour répondre à cette question, cet article présente et étudie les stratégies identitaires du CRAN, en France comme à l’étranger, et évalue sa capacité à incarner la représentativité qu’il revendique ainsi qu’à peser sur la scène politique. Dans la perspective d’une grammaire des communautés en République, il s’agit ici de présenter un panorama historique du CRAN, acteur dont on parle beaucoup mais qu’on étudie peu.

La fenêtre d’opportunité de 2005

Le CRAN est officiellement créé le 26 novembre 2005. Un colloque organisé le 19 février 2005 par le Cercle d’Action pour la Promotion de la Diversité en France (CAPDIV) à l’École des hautes études en sciences sociales avait marqué la première étape de ce rassemblement. Le thème indiquait alors clairement la volonté de rendre visible un groupe ethno-racial et de l’affirmer comme acteur légitime de la vie publique : « Les Noirs de France, anatomie d’un groupe invisible ».

Le contexte politique est alors marqué par la polémique suscitée par l’adoption, le 23 février 2005, d’une loi portant notamment sur la nécessité d’enseigner les « aspects positifs de la colonisation », ainsi que par les trois semaines d’émeutes qui ont secoué les banlieues françaises entre le 26 octobre et le 17 novembre de cette même année. Ces événements constituent une fenêtre d’opportunité politique favorable à la naissance du CRAN. L’émergence dans l’espace public d’une voix collective se définissant comme noire se réalise dans un contexte où les débats sur les discriminations raciales et le passé colonial occupent une large place dans l’espace public [2].

Dans le monde politique, on remarque une certaine bienveillance du gouvernement de Dominique de Villepin. François Baroin, Ministre de l’Outre-mer, estime que le CRAN peut jouer un « utile » « rôle d’alerte » [3]. Dans l’opposition, le Parti socialiste regrette que cette fédération se fonde « sur le seul critère de la couleur de la peau », « choix [qui] révèle une volonté d’ériger un communautarisme mélanique », selon les termes de Victorin Lurel, alors secrétaire national PS à l’Outre-Mer [4]. Les médias se font aussi l’écho de l’opposition affichée par des représentants de Français antillais, comme Patrick Karam qui déclare que « le CRAN développe une thématique de guerre raciale » [5].

Soutiens intellectuels et bienveillance des pouvoirs publics

Les soutiens au CRAN viennent notamment du monde universitaire. Pour le sociologue Michel Wieviorka, la nouvelle fédération noire « marginalise Dieudonné », dont le discours imbrique revendications liées à l’esclavage et antisémitisme. Le directeur du Centre d’analyse et d’intervention sociologique (CADIS) de l’EHESS, voit dans le CRAN un « espoir » dont la naissance « tombe à pic » car elle « annonce une plus grande capacité de lutte contre le racisme et les discriminations » [6]. L’émergence du CRAN remplirait un double objectif de légitimation d’une catégorie ethno-raciale et de lutte contre les discriminations, notamment en favorisant l’usage des statistiques ethniques, tout en évitant qu’un discours noir structuré dans l’hostilité n’occupe l’espace de la revendication de descendants d’esclaves.

Pour l’historienne Florence Bernault, les soutiens au CRAN sont le miroir du rejet du Mouvement des Indigènes de la République, auquel la publication de son appel, le 19 janvier 2005, avait conféré une visibilité médiatique. Le CRAN aurait été soutenu car il représentait « des risques négligeables pour les mythes républicains de l’appartenance » [7]. Michel Wieviorka prend la tête du conseil scientifique de l’association, auquel participe l’historien Pap Ndiaye qui consacre plusieurs pages de La condition noire à la création du Conseil. S’interrogeant sur les mécanismes de mobilisation collective sur des bases ethno-raciales, il voit dans « l’expérience sociale commune des discriminations subies par les personnes noires » le fondement de la nécessité d’une structure comme le CRAN. Ce n’est pas une « communauté de culture » mais une « communauté d’intérêts » qui doit être défendue, à travers la lutte contre les discriminations [8]. La revendication d’une identité collective noire et la mobilisation en faveur des statistiques ethniques correspondent au « nommer pour agir », théorisé en 1993 par le sociologue Patrick Simon : c’est l’affirmation d’une catégorie qui permet de lutter contre l’indifférenciation face aux discriminations raciales [9].

Cet engouement éditorial pour le CRAN se poursuit au sein de plusieurs revues. Esprit joue aussi un rôle important dans la légitimation intellectuelle des objets et acteurs en organisant en 2007 une table ronde à laquelle participent notamment le président du CRAN et Pap Ndiaye [10]. Cet échange en rappelle un autre, organisé par la même revue après la guerre des Six Jours, avec entre autres, Emmanuel Levinas, Pierre Vidal-Naquet, Richard Marienstras et Wladimir Rabi [11]. Dans les deux cas, ces dialogues portent sur les catégories de définition d’un groupe minoritaire.

Les affichages et partenariats avec des universitaires et des personnalités politiques se multiplient, comme en témoigne encore le colloque « Faire des égaux », organisé en décembre 2009 à Évry. La journée porte essentiellement sur la question des statistiques ethniques et réunit le député-maire socialiste de la ville, Manuel Valls, les sociologues Michel Wieviorka, Hervé Le Bras et Michèle Tribalat.

Dès les premiers mois de son existence, le CRAN organise des événements permettant de rendre visibles ses relations avec le personnel politique. Le premier dîner du CRAN a lieu le 27 janvier 2006, soit à peine deux mois après la création de l’organisation et rassemble alors quelques personnalités politiques mais aucun ministre.

La même année se tiennent les premiers « États généraux des populations noires », en présence notamment de Roselyne Bachelot (secrétaire nationale de l’UMP, chargée des questions de société), et des députés Patrick Devedjian (UMP) et Christiane Taubira (PRG). La deuxième édition de ce rassemblement se tient le 7 avril 2007, en pleine campagne présidentielle.

« Je soutiens totalement l’action que mène le CRAN » déclare alors Dominique Strauss-Kahn, porte-parole de Ségolène Royal, au sujet de la campagne de l’association en faveur de la mise en place de statistiques. Les dîners annuels se poursuivent. En 2008, Rama Yade y prononce un discours et en février 2009, deux ministres du gouvernement Fillon sont présents, Roger Karoutchi, secrétaire d’État chargé des Relations avec le Parlement, et Éric Besson, Ministre de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Développement solidaire, ainsi que Yazid Sabeg, Commissaire à la diversité et à l’égalité des chances.

Pendant le quinquennat de Nicolas Sarkozy, l’État dispense plusieurs gratifications symboliques au CRAN, comme lorsqu’en octobre 2009, les ministres Brice Hortefeux et Bernard Kouchner chargent Patrick Lozès et Michel Wieviorka d’une réflexion sur les « moyens de combattre efficacement les replis communautaires et toutes les formes de racisme » [12]. Le rapport est rendu public en août 2010. Ces symboles restent sans conséquence. Certains événements internationaux sont mobilisés comme instruments de visibilité. Le 9 novembre 2008, lendemain de l’élection de Barack Obama à la présidence des États-Unis, le CRAN publie un communiqué se félicitant de « l’espoir » américain et renouvelle son souhait de voir les discriminations « évaluées par les statistiques de la diversité ». Si la communication politique est efficace – une délégation de l’association est reçue à l’Élysée le lendemain par le chef de cabinet de Nicolas Sarkozy –, elle reste sans aucun effet sur les politiques publiques.

Mais l’organisation fait aussi parler d’elle en raison de l’exposition des conflits qui la minent. À partir de 2008, de vives tensions internes se font jour. Ces luttes de pouvoir se doublent d’accusations de malversations financières, dont la presse se fait l’écho entre 2008 et 2010 [13]. La représentativité du CRAN est par ailleurs remise en cause. Rama Yade rapporte qu’en avril 2006, un proche de Patrick Lozès lui aurait déclaré que « le CRAN est une coquille vide et qu’à part quelques-unes, les associations membres (…) sont bidon » [14].

Alors que Louis-Georges Tin succède, le 19 novembre 2011, à Patrick Lozès, la parole du CRAN semble brouillée pendant plusieurs mois. Patrick Lozès déclare sa candidature à l’élection présidentielle de 2012 mais sa campagne tourne court. Il est visé par une enquête préliminaire pour abus de confiance et blanchiment d’argent, et soupçonné d’avoir transféré sur son compte bancaire des sommes en provenance du budget de l’association. Signe que la rupture est consommée entre Patrick Lozès et son ancien porte-parole, Louis-Georges Tin déclare « dissocier catégoriquement le CRAN de Patrick Lozès ».

Tournant anticolonialiste et ambitions diplomatiques

Sous l’impulsion de Louis-Georges Tin, le CRAN connaît une révolution et se redéfinit comme un mouvement anticolonialiste.

Louis-Georges Tin, un parcours politique

Né en 1974 en Martinique, docteur en lettres modernes [15], maître de conférences à l’IUFM d’Orléans, engagé sur les causes noire et homosexuelle, Louis-Georges Tin a fondé et présidé de plusieurs associations, dont Homonormalité, première association LGBT de l’École normale supérieure, An Nou Allé en 2004 (défendant les droits des LGBT de l’Outre-mer) et le Comité IDAHO (International Day Against Homophobia and Transphobia). Pour Libération, Louis-Georges Tin « condense à lui seul le questionnement identitaire qui travaille la France d’aujourd’hui ». Habitué des rencontres avec les pouvoirs publics nationaux et les instances internationales, il use parfois de modes d’expression le démarquant des usages habituels. Ainsi, le 18 décembre 2008, intervenant aux cotés de Rama Yade aux Nations unies à New York au nom d’IDAHO, en faveur de la dépénalisation universelle de l’homosexualité, il entonne le chant « We shall overcome ».

Il s’est constitué un important réseau de sociabilité médiatique et intellectuel [16]. La multiplication de structures associatives permet d’accroître la visibilité du CRAN, et de construire l’image d’une coalition. Par exemple, Louis-Georges Tin est président fondateur de « République et diversité », lancée en 2011, partenaire d’initiatives du CRAN et d’IDAHO. À travers ses mobilisations, il a bénéficié à plusieurs reprises d’une importante visibilité médiatique, comme lors de son arrestation par la police russe réprimant la Gay Pride à Moscou en mai 2011, puis, deux mois plus tard, lorsqu’il tente de remettre une pétition à l’ambassade de Russie à Paris.

À partir de 2012, l’enjeu de la réparation de l’esclavage devient central et l’essentiel des actions de l’organisation vise à inscrire cette question à l’agenda politique. Cette dimension était totalement absente des revendications du CRAN lors de sa création et des mandats de Patrick Lozès.

Une délégation du CRAN est reçue à Matignon en mai 2012, après la victoire de François Hollande, pour aborder le thème des réparations. Cet accueil est vivement critiqué par l’association d’ultra-marins Collectifdom, qui dénonce les « imposteurs du CRAN », association qui « n’a aucune action à son actif sur les questions mémorielles liées à l’esclavage colonial ».

Le 12 octobre 2012, jour de la visite de François Hollande au Sénégal, sur l’île de Gorée, symbole de la traite négrière, Le Monde publie l’« Appel pour un débat national sur les réparations liées à l’esclavage ». Louis-Georges Tin en est le premier signataire, suivi par des personnalités politiques essentiellement issues de la gauche non socialiste, comme Pierre Laurent, secrétaire national du PCF, Olivier Besancenot, ancien porte-parole du Nouveau Parti Anticapitaliste, plusieurs députés européens et nationaux d’Europe Écologie – les Verts, et des intellectuels dont Étienne Balibar et Edgar Morin [17]. Mediapart publie un article, repris ensuite par d’autres journaux, indiquant que des membres du cabinet de Jean-Marc Ayrault sont favorables à l’étude des propositions du CRAN en matière de réparations matérielles de l’esclavage. Le Président de la République, interrogé par la presse au Sénégal, oppose un démenti.

« La lutte antiraciste ne peut pas se passer de l’anticolonialisme », nous déclare Louis-Georges Tin à l’automne 2013 [18]. Comment expliquer le surgissement de ce thème ? Aucun document n’est disponible pour retracer précisément le cheminement et la prise de décision conduisant des associations membres du CRAN à se lancer dans d’une campagne en faveur des réparations matérielles de l’esclavage. Cependant, ce changement a été inscrit dans les documents déposés en préfecture, modifiés le 12 décembre 2012. Le CRAN indique dorénavant défendre « la mémoire des populations issues de l’esclavage et de la traite négrière, ainsi que les intérêts matériels et moraux de leurs descendants » et « la mémoire des populations issues de la colonisation, ainsi que les intérêts matériels et moraux de leurs descendants » [19].

S’ouvre une période où le président du CRAN multiplie les initiatives pour rendre visible cette mobilisation en interpellant l’État. Le 8 janvier 2013, se tient une conférence de presse à Paris où est annoncé un dépôt de plainte contre la République française, au nom de Rosita Destival, originaire de la Guadeloupe et descendante d’esclaves, pour « crime contre l’humanité » [20]. Le 14 février, Louis-Georges Tin organise un Colonial tour, emmenant plusieurs journalistes et quelques responsables politiques, dont Eva Joly, dans une exploration des lieux parisiens liés au passé colonial et esclavagiste de la France.

En établissant un lien de causalité entre la situation actuelle des discriminations en France et un passif colonial non soldé, le CRAN déplace nettement son positionnement politique. Souhaitant illustrer l’actualité du colonialisme et de la traite dans le Paris du XXIe siècle, le CRAN cherche à convaincre de l’urgence d’une « politique de réparation » [21]. Puis, le 10 mai, juste avant la cérémonie à l’occasion de la Journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions, au cours de laquelle François Hollande prononce un discours au jardin du Luxembourg à Paris, le CRAN annonce qu’il dépose plainte contre la Caisse des dépôts et consignations « pour complicité de crime contre l’humanité » en lien avec les profits tirés de l’esclavage à Haïti.

Cette stratégie de judiciarisation vise directement l’État. Le CRAN est dans une nette rupture avec le répertoire d’actions qui caractérisait sa politique de 2005 et 2012. Pendant cette première période, le duo que formaient le président de l’association, pharmacien de centre droit, et son porte-parole, un intellectuel engagé dans le combat pour les causes LGBT, avaient permis de nouer des alliances très larges. Depuis leur brouille et le départ du premier, suivi du tournant anticolonialiste pris par l’association, le CRAN n’a plus la même marge de manœuvre.

Photo de Louis-George Tin sur le site du CRAN jusqu’en 2015
Abaca

Le président du CRAN devient alors l’incarnation médiatique d’une cause. De 2013 à 2015, la page d’accueil de l’organisation s’ouvre sur un portrait en buste de Louis-Georges Tin. Un micro dans une main (symbole du porte-parole) et un livre ouvert dans l’autre : Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire. Seule personne affichée sur cette page, Tin revendique l’héritage anticolonial de l’intellectuel antillais afin de renforcer sa légitimité.

Face au silence du gouvernement et de l’Élysée sur la question des réparations, le CRAN tente de nouer des alliances internationales. Pendant l’année 2013, selon les informations diffusées sur son site, le CRAN multiplie les rencontres avec des diplomates africains en poste à Paris. L’organisation est reçue par le consul du Mali (22 janvier), l’ambassadeur du Congo-Brazzaville (1er février), celui du Burkina (7 février), du Bénin (4 mars) et des Seychelles (12 mars). Ces rencontres constituent une quête de légitimité africaine et préparent vraisemblablement le voyage de Louis-Georges Tin au cinquantième anniversaire de l’Union africaine à Addis-Abeba (Éthiopie) en mai 2013. Le CRAN y rencontre Madame Zuma, présidente de la commission de l’UA, et obtient le statut d’observateur. Ces gratifications symboliques, qui permettent à Louis-Georges Tin de s’afficher avec des diplomates africains, ne semblent pas avoir mené à des partenariats ni à la mise en place de stratégies communes.

Le CRAN n’a pas pour autant abandonné ses initiatives en direction des autorités françaises. En témoigne la rencontre, le 23 juillet 2013, avec le Ministre de la coopération Pascal Canfin, à la demande du CRAN et en vue d’associer la « diaspora africaine » « à la politique de coopération » [22]. Cette démarche n’a eu, à notre connaissance, aucune suite.

À cette phase africaine succède une recherche de légitimation auprès d’autres acteurs politiques étrangers susceptibles d’incarner les identités noires. Alors que le référent noir américain était rejeté par Patrick Lozès lors de sa présidence (2005-2011), et par Louis-Georges Tin en 2008, la faiblesse militante et l’isolement politique semblent avoir amené l’organisation à tenter de s’en réclamer [23]. À Chicago à l’été 2014, Louis-Georges Tin participe aux rencontres de la Rainbow Push Coalition de Jesse Jackson, leader noir américain et ancien candidat aux primaires démocrates de 1984. Ce dernier envoie en novembre 2015 une lettre dans laquelle il déclare faire du CRAN son « représentant en France », sans plus de précision.

Ces échanges semblent tous constituer des solidarités faibles : les contacts avec des diplomates africains ainsi qu’avec un représentant politique américain ne jouent pas en faveur d’une influence plus grande du CRAN.

Il serait tentant de comparer cette mobilisation diplomatique avec celles des diasporas juive et arménienne en faveur d’Israël et de l’Arménie. Mais la diaspora juive post-Shoah a Israël comme point de référence central, seul État se définissant comme juif, lieu de la renaissance de l’hébreu moderne et collectivité ayant accueilli un grand nombre de rescapés des camps d’extermination. Une situation similaire prévaut pour la diaspora arménienne. L’actuelle Arménie, établie sur une partie du territoire de constitution historique de l’identité arménienne, dans sa dimension religieuse et linguistique, est le seul pays de référence de la diaspora.

Pour le CRAN, dont les ambitions africaines ne sont pas clairement définies, la dispersion des solidarités à l’égard de dizaines de pays africains, aux intérêts et aux modèles politiques et économiques différents, rend cette perspective diplomatique chimérique.

Parallèlement à ces initiatives politiques et diplomatiques, Louis-Georges Tin publie deux livres : Esclavage et réparations, comment faire face aux crimes de l’histoire, qui est un plaidoyer reprenant et développant les arguments du CRAN, et De l’esclavage aux réparations, les textes clés d’hier et d’aujourd’hui, ensemble de documents historiques replaçant la stratégie de son organisation dans la longue durée des mobilisations contre la traite et mettant en exergue discours et cas de réparation matérielle. Cette stratégie éditoriale, visant à produire une connaissance en faveur de la cause défendue, a une certaine performativité médiatique : le 30 septembre 2013, Louis-Georges Tin est l’invité unique de l’émission La Fabrique de l’histoire d’Emmanuel Laurentin sur France Culture. Le président du CRAN assume alors un double statut, celui de chercheur et de militant. La faiblesse de moyens et de capacités de mobilisation de l’organisation n’entame donc pas le capital de crédibilité médiatique de son président.

Dès sa création, le CRAN était très investi dans la lutte contre les discriminations et en faveur de la diversité dans l’espace politique, économique et culturel. Depuis 2012, le discours défendu a profondément changé, en affirmant que ces problèmes publics ne peuvent se régler qu’à travers la question des réparations matérielles de l’esclavage. L’enjeu consiste à obtenir la reconnaissance par l’État du fait que le problème public du racisme et des discriminations a pour cause la non-réparation de crimes du passé, puis de jouer naturellement le rôle d’interlocuteur associatif légitime des pouvoirs publics dans le cadre d’un processus menant à des politiques publiques de réparation. Mais l’arrivée d’un conseil représentatif concurrent vient perturber ce scénario.

Naissance d’un lobby ultra-marin adoubé par l’État

Le Crefom, Conseil représentatif des français d’Outre-mer, voit le jour en janvier 2014. Souhaitant représenter les Français vivants ou étant issus de l’Outre-Mer, la structure regroupe des associations et des élus, notamment des sénateurs et des députés. Cette naissance signe le retour à un critère géographique en matière de représentativité, en vue de mettre un terme à la revendication raciale portée par le CRAN.

C’est la réponse, une décennie plus tard, des élus antillais qui n’avaient pas accepté la constitution, à partir de la France métropolitaine, d’un lobby ethnique se définissant comme noir. La question de la réparation de l’esclavage, nouvelle demande du CRAN depuis 2012, a probablement accentué cette défiance et la volonté des élus et associatifs antillais, extérieurs au CRAN depuis le début, de se coaliser.

La constitution du Crefom s’inscrit dans la longue durée du partenariat entre le porte-parolat politique et associatif des Français d’Outre-Mer et l’État. Comme le montre Audrey Célestine, plusieurs rituels politiques nationaux, notamment les célébrations du 14 juillet au Ministère des l’Outre-Mer, constituent des événements permettant à l’État de « désigner les présidents d’associations comme leaders dans l’Hexagone », indiquant ainsi « qui fait figure de leader légitime dans l’espace public ». Audrey Célestine précise la composition sociologique de ces groupes : « Certains [membres] sont considérés comme des notables, diplômés de grandes écoles ou disposant de troisièmes cycles universitaires ». Ces personnalités, qui participent au Crefom depuis 2014, appartiennent « aux classes supérieures » et sont « bien introduits dans les réseaux institutionnels ». Bien que le CRAN ne soit jamais mentionné dans les textes et déclarations du Crefom, la volonté de ce dernier de marginaliser la fédération noire est patente.

Dans cette lutte pour être l’interlocuteur unique de l’État, en particulier sur la question de la mémoire de l’esclavage, le capital social de Louis-Georges Tin, essentiellement dans l’espace médiatique et universitaire, est faible face aux relais institutionnels des fondateurs du Crefom.

Son premier président, Patrick Karam, est un acteur multi-positionné, homme politique et entrepreneur du porte-parolat. Élu UMP au Conseil régional d’Île-de-France, docteur en sciences politiques [24] né en Guadeloupe, d’origine libanaise, président fondateur du Collectifdom au début des années 2000, délégué interministériel pour l’égalité des chances des Français d’Outre-mer entre 2007 et 2011, il est aussi président fondateur de la Coordination Chrétiens d’Orient en Danger, créée en septembre 2013 [25].

Pap Ndiaye notait, dès 2008, l’hostilité des « partisans de la créolité qui voient revenir par la fenêtre la négritude qu’ils avaient chassée par la porte » [26]. L’année 2014 sonne l’heure de la revanche pour les représentants d’Outre-Mer. En l’espace de quelques semaines, la multiplication des rencontres avec les plus hautes autorités de l’État indique une stratégie de mise en visibilité de la légitimité du Crefom, dont une délégation est reçue à l’Élysée le 13 mars 2014, puis le 5 juin, par Claude Bartolone. La mise en œuvre immédiate du fort réseau de sociabilité politique dont dispose Patrick Karam se poursuit quelques mois plus tard avec l’organisation d’un premier dîner annuel, le 20 novembre, en présence du président François Hollande.

Se présentant comme un « lobby », et « l’interlocuteur unique » des pouvoirs publics sur les sujets ayant trait à l’Outre-mer français, le Crefom indique parmi ses sujets de mobilisation « la préservation de la mémoire de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions ».

Un autre corps intermédiaire ayant une relation ancienne de partenariat avec les pouvoirs publics est lié à la promotion du Crefom. Le CRIF, qui déclare s’associer « aux valeurs portées par le CREFOM » signe le 6 mai 2014 à Paris un mémorandum de quelques lignes qui indique notamment que les deux associations soutiennent « la construction en Île-de-France d’un mémorial sur l’esclavage (…) en coopération avec le Mémorial de la Shoah » [27].

Faiblesses du CRAN dans une France tentée par la racialisation

Si la très forte visibilité du CRAN dans ses premières années témoigne d’une curiosité et d’attentes médiatiques, politiques et universitaires, autour des questions de diversité et de l’articulation entre lutte contre les discriminations et meilleure représentation des minorités dans l’espace public français, rien ne permettait alors de mesurer sa représentativité. Nous avons pu observer le hiatus entre l’espace médiatique obtenu par le CRAN dans les premiers temps de son existence et son impuissance à constituer une base militante durable. Lors de divers rassemblements contre le manque de « diversité » dans le gouvernement Ayrault, en juin 2012 à proximité de l’Assemblée nationale, à l’Harmattan en janvier 2013 puis devant le musée du quai Branly en octobre de la même année, moins d’une dizaine de personnes accompagnaient le président du CRAN [28]. Cette faiblesse semble se confirmer dans l’abandon des dîners annuels de l’organisation, dont le dernier remonte à 2010.

Le tournant anticolonialiste, contemporain de l’alternance politique nationale de 2012, a mis un terme aux relations avec l’État sans étendre les capacités de mobilisation du CRAN. L’erreur d’analyse consisterait à voir dans l’arrivée au pouvoir de la gauche une opportunité d’influence pour le CRAN. Sa mobilisation concernant des réparations de l’esclavage pouvait-elle trouver un écho favorable chez plusieurs membres du gouvernement de Jean-Marc Ayrault, premier ministre de 2012 et 2014 ? L’ancien maire de Nantes, investi dans les politiques de mémoire de la traite transatlantique (sa ville ayant été, avec Bordeaux, le plus grand port négrier français) et Christiane Taubira, garde des Sceaux de mai 2012 à janvier 2016, à l’initiative de la loi de 2001 sur la reconnaissance de l’esclavage comme crime contre l’humanité, et présente lors de la création du CRAN, n’ont pas constitué des relais de la parole du Conseil. L’exigence de réparations matérielles pour l’esclavage n’a pas permis de développer un partenariat avec l’État, bien au contraire. Cette doléance budgétaire, doublée d’une stratégie d’attaques judiciaires n’a jusqu’à présent pas abouti. Le gouvernement Ayrault, avec Victorin Lurel aux Outre-Mer de mai 2012 à mars 2014, a renforcé l’opportunité politique pour les associations et élus ultra-marins, désireux de se coaliser et de marginaliser le CRAN. Victorin Lurel, opposé à la démarche du CRAN dès 2005, a activement participé à la formation du Crefom, dont il est président d’honneur. Cette mobilisation d’associations et d’élus a reconfiguré les termes de la définition collective identitaire liée à la mémoire de l’esclavage. L’État a clairement indiqué sa préférence pour le Crefom, opposé aux réparations matérielles.

Non seulement l’« expérience sociale partagée » des discriminations, pour reprendre les termes de Pap Ndiaye, s’est heurtée aux différents régimes d’identité qui composent la diversité noire dans la France contemporaine, mais les divisions du CRAN ont profondément affaibli ses moyens d’action. Patrick Lozès a quitté la structure et des procédures judiciaires l’ont opposé à son successeur. Les soutiens au CRAN se sont aussi raréfiés, notamment chez les universitaires. Michel Wieviorka, Éric Fassin et Pap Ndiaye n’apparaissent plus dans les activités de l’organisation depuis 2012-2013.

Le contexte national a influé défavorablement sur les opportunités politiques du CRAN. Après avoir bénéficié dans ses premières années d’une atmosphère politique où la question de la diversité et des statistiques ethniques pouvaient être défendues par certaines personnalités politiques, à gauche comme à droite, y compris par Nicolas Sarkozy, le déplacement des thèmes sur les questions de laïcité et de la menace islamiste après les attentats de Mohamed Merah en 2012 et encore plus nettement depuis 2015, réduit l’espace d’expression du CRAN. Si différentes formes de mobilisations minoritaires se développent, comme l’illustrent, à des degrés très différents, les manifestations publiques d’associations de Chinois de France ou des mouvements se revendiquant porte-paroles de « Non Blancs », le communautarisme par le haut que souhaitait incarner cette fédération noire semble durablement fragilisé.

Droit de réponse de Louis-Georges Tin

La Vie des idées vient de publier un article intitulé « Qui parle pour les Noirs de France ? » Le sujet est intéressant, malheureusement, les erreurs sont légion : inutile de les signaler à l’auteur, Samuel Ghiles-Meilhac n’en a cure. Dès lors, ne sont-ce pas de véritables fautes ? Au delà du problème de méthodologie, ne s’agit-il pas aussi d’un problème de déontologie ?

La longueur maximale imposée à cet article ne nous permet pas de lister toutes les erreurs du jeune homme, qui ne sait même pas orthographier le prénom du président du CRAN dont il commente l’action (dans la version publiée ci-dessus, la graphie initiale a été bien sûr corrigée par la rédaction de la revue). Quoi qu’il en soit, elles témoignent clairement d’un travail bâclé, superficiel, mal documenté et mal argumenté. En effet, tout au long de son article, Samuel Ghiles-Meilhac entend défendre la thèse selon laquelle le CRAN serait aujourd’hui affaibli. La dernière phrase de l’article conclut la réflexion en ces termes : « le communautarisme par le haut (sic) que souhaitait incarner cette fédération noire semble durablement fragilisé ».

Le jeune sociologue en veut pour preuve le fait que les 10 ans du CRAN soient passés inaperçus. Comme il l’écrit lui-même, « la semaine de conférences et débats organisée par le CRAN à cette occasion n’est mentionnée par aucun média national. Est-ce le signe de l’échec d’une communauté noire française à s’organiser politiquement ? » On reste stupéfait par l’inanité d’une remarque qui prêterait à rire, si les circonstances n’étaient pas si tragiques.

En effet, il n’a échappé à personne que des attentats meurtriers ont frappé la France le 13 novembre 2015. Dans ces conditions, les événements que le CRAN avait organisés pour son 10e anniversaire, à partir du 16 novembre, ont pour la plupart été annulés, bien entendu. Personne n’avait alors le cœur à faire la fête. Dès lors, il est tout à fait logique que les médias n’aient pas couvert le 10e anniversaire du CRAN, qui n’a pour ainsi dire pas eu lieu. Ils avaient hélas des sujets bien plus graves à évoquer. Mais en faire un argument prouvant l’affaiblissement du CRAN constitue le signe d’une carence intellectuelle manifeste.

Autre signe de cet affaiblissement supposé : compte tenu de ses options anticolonialistes nouvelles, le CRAN se serait isolé des dirigeants, selon M. Ghiles-Meilhac, pour qui « le tournant anticolonialiste, contemporain de l’alternance politique nationale de 2012, a mis un terme aux relations avec l’État ».

Faux. Depuis mai 2012, le CRAN a été reçu par le président de la République ou par ses conseillers à l’Élysée au moins onze fois (soit beaucoup plus que pendant les années antérieures), sans parler de tous les rendez-vous téléphoniques, et les échanges nombreux et réguliers avec les ministres, les députés, les sénateurs, les ambassadeurs, les préfets, les maires et autres représentants de l’État sur tout le territoire.

Selon M. Ghiles-Meilhac, « le 9 novembre 2008, lendemain de l’élection de Barack Obama à la présidence des États-Unis, le CRAN publie un communiqué se félicitant de “l’espoir” américain et renouvelle son souhait de voir les discriminations “évaluées par les statistiques de la diversité”. Si la communication politique est efficace – une délégation de l’association est reçue à l’Élysée le lendemain par le chef de cabinet de Nicolas Sarkozy –, elle reste sans aucun effet sur les politiques publiques. »

Faux. Cette campagne du CRAN, jointe aux efforts d’autres partenaires intellectuels ou universitaires, aboutit entre autres à la mise en place du baromètre de la diversité, publié chaque année depuis 2009 sur le site du CSA, évaluant le pourcentage de « blancs » et de « non blancs » sur les grandes chaînes de télévision, comme le CRAN l’avait souhaité. Depuis lors, les chaînes ayant été épinglées chiffres à l’appui, la représentation de la diversité à la télévision française s’est sensiblement améliorée.

Selon M. Ghiles-Meilhac, les démarches entreprises par le CRAN pour aller à la rencontre des leaders africains, y compris de Mme Zuma, présidente de la Commission de l’Union Africaine, n’auraient donné aucun résultat : « Ces gratifications symboliques, qui permettent à Louis-George (sic) Tin de s’afficher avec des diplomates africains, ne semblent pas avoir mené à des partenariats ni à la mise en place de stratégies communes. »

Faux. Un exemple parmi tant d’autres le démontre : le 27 juillet 2016, le conseil des ministres du Bénin a adopté une résolution demandant à la France de restituer les trésors pillés pendant la Colonisation. C’est une première historique. Quelques objets africains ont déjà été restitués par le passé. Mais c’est la première fois qu’un pays africain demande à l’ancienne métropole de lui rendre l’ensemble du patrimoine volé. Le document officiel (que nous tenons à la disposition du public), issu de la séance du Conseil des ministres, stipule clairement que « cette demande de restitution est l’initiative du Conseil Représentatif des Associations Noires », comme l’ont d’ailleurs indiqué tous les médias européens ou africains ayant suivi le dossier. Et précisément, cette campagne pour la restitution des trésors coloniaux a bien sûr « mené à des partenariats » et « à la mise en place de stratégies communes », contrairement à ce qu’affirme Samuel Ghiles-Meilhac.

Or s’agit-il seulement d’ignorance ? Ayant sa conclusion à l’esprit avant même d’avoir commencé son enquête, Samuel Ghiles-Meilhac a volontairement laissé de côté tous les arguments qui contredisaient sa thèse. Ce sont pourtant des faits que j’avais portés à sa connaissance lors de l’entretien que je lui avais accordé, qui étaient accessibles sur notre site ou dans la presse nationale, et que je lui ai rappelés après avoir lu son article en ligne. Mais ils n’avaient aucune importance à ses yeux. Légèreté, ou mauvaise foi ? Quoi qu’il en soit, le sociologue a fermé les yeux sur les réussites nombreuses de notre organisation. Evidemment, si on écarte du bilan tous les actifs, et si on transforme toutes les victoires en échec, il devient aisé de conclure à l’affaiblissement. En ce sens, notre sociologue ressemble au médecin qui annoncerait à la famille que le malade est alité, affaibli et quasi mourant, alors qu’on le voit courant, grimpant aux arbres et faisant des pompes au milieu de la cour.

Il faudrait pour le démontrer citer ici aussi tous les duels remportés par le CRAN depuis 2012, face à des personnes physiques ou morales. On pense à Mango, qui vendait des bijoux « style esclave », et que le CRAN a fait promptement reculer. À « Negro et Bamboula » que la chocolaterie d’Auxerre a retirés de la vente après l’intervention du CRAN. À la bataille contre les « dieux et déesses », pâtisseries racistes de Grasse, finalement modifiées. Aux mesures que la Confédération nationale de boulangerie et pâtisserie a prises pour éviter la répétition de ces fâcheux incidents. Citons encore en vrac, et sans détail, la bataille gagnée contre les T-shirts racistes de la marque Pardon, contre les soirées blackface dans la police. La campagne gagnée contre le sketch raciste de Nicolas Canteloup, condamné par le CSA et retiré du site d’Europe 1. Les batailles ou les procès gagnés contre Zemmour, Ménard, Ruquier, Bilalian, Bourdin, RMC, France Télévision, Danone, L’Oréal, etc., et tout récemment encore contre Corsair, qui avait adopté une grille tarifaire discriminant les passagers originaires de Mayotte. Mentionnons aussi la campagne pour que Lassana Bathily et Didi l’Algérien, les héros des attentats de janvier et de novembre 2015, soient reconnus et récompensés par l’État.

Plus récemment encore, une autre avancée remarquable est à mettre au crédit du CRAN : la loi sur les actions de groupe contre les discriminations. Campagne initiée par moi-même, et soutenue par le député Razzy Hammadi, les class actions permettent désormais aux personnes discriminées de porter plainte ensemble. De s’unir pour ne pas subir. C’est probablement dans ce domaine la loi la plus importante jamais votée depuis 40 ans.

Les personnes qui portent plainte ensemble, par centaines ou par milliers, auront davantage d’argent pour payer leurs avocats, davantage de force pour résister aux pressions psychologiques, notamment dans le monde du travail, davantage de poids dans les médias, et davantage de preuves surtout devant le juge, l’administration de la preuve étant toujours le problème principal dans ces affaires.

Par ailleurs, l’initiative lancée par le CRAN a été élargie à d’autres domaines comme la santé, l’environnement ou les fichiers illégaux. Demain, lors de procès comme celui de l’amiante, du sang contaminé, du Mediator, du chlordécone, ou encore de l’Erika, les victimes pourront mieux se défendre – c’est une révolution juridique obtenue grâce au CRAN. Rares sont les associations capables de faire voter une loi, surtout une loi de cette ampleur, qui a été adoptée malgré l’opposition du Medef, de certains syndicats, voire de certains ministères.

Autre victoire : les réparations liées à l’esclavage et à la colonisation. Sujet tabou s’il en fut, il est désormais incontournable. Dans tous les médias, y compris à la télévision, on ne peut plus parler d’esclavage en France sans parler de réparation. C’est principalement l’œuvre du CRAN, tout le monde le reconnaît. Dans le cadre de l’action diplomatique du CRAN, dont le sociologue affirmait benoîtement qu’elle était sans résultat, nous avons réussi à mobiliser et convaincre le Conseil de l’Europe, qui a pris position en faveur des réparations (une première historique), et le 10 mai dernier, le président Hollande a annoncé la mise en place d’un musée et d’une fondation pour la mémoire de l’esclavage – ce qui était exactement le premier point du plan de réparations morales et financières que demandait le CRAN, comme tous les médias l’ont souligné. Bien que la question des réparations soit particulièrement ardue, le CRAN et ses partenaires ont réussi à obtenir du chef de l’État une avancée historique, et dans ce domaine si difficile, notre organisation est généralement regardée comme l’une des deux ou trois associations les plus dynamiques au monde.

Il faudrait à ce propos évoquer l’agenda international du CRAN, première association noire d’Europe, et toutes les antennes que nous avons créées à l’étranger, en Afrique et ailleurs. Plus tous les projets en cours avec l’Union Africaine. Mais réservons pour un autre jour ce sujet, et de toutes façons, d’un chercheur si peu exigeant quant à la vérité, pouvait-on espérer qu’il pousse ses investigations sur l’action du CRAN au-delà de nos frontières nationales ? Quoi qu’il en soit, si le CRAN est « affaibli », comme l’assure M. Ghiles-Meilhac, plût au Ciel que toutes les organisations qui militent pour l’égalité fussent aussi « affaiblies » que le CRAN.

par Samuel Ghiles-Meilhac, le 12 octobre 2016

Pour citer cet article :

Samuel Ghiles-Meilhac, « Qui parle pour les Noirs de France ?. Une brève histoire du CRAN », La Vie des idées , 12 octobre 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Qui-parle-pour-les-Noirs-de-France

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1La une de Libération des 26-27 novembre titre « Bleus Blancs Noirs » et Le Monde du 26 novembre indique en premier page « 50 associations de Noirs se regroupent ».

[2Sur le concept de fenêtre d’opportunité politique : John W. Kingdon, Agendas, Alternatives and Public Policies, Boston, Little, Brown and Co, 1984.

[3« Baroin : le CRAN (associations noires de France) “utile” dans un rôle d’ “alerte” », AFP, 28 novembre 2005.

[4« Le PS regrette que le CRAN retienne comme critère “la couleur de la peau” » AFP, 2 décembre 2005.

[5Le Monde, 6 décembre 2005.

[6Michel Wieviorka, « Ghettoïsation : un Cran d’arrêt », Libération, 19 décembre 2005.

[7Florence Bernault, « Colonial Syndrome : French Modern and the Deceptions of History », in Charles Tsgimanga, Didier Gondola et Peter J. Blomm (dir.), Frenchness and the African Diaspora, Bloomington, Indiana University Press, 2009, , p. 128-129.

[8Pap Ndiaye, La condition noire : essai sur une minorité française, Paris, Calmann Levy, 2008, p. 416-420.

[9Patrick Simon, « Nommer pour agir », Le Monde, 28 avril 1993.

[10« Les “Noirs” de France, une invention utile ? », table ronde avec Jean Boulègue, Jean-Pierre Chrétien, Agnès Lainé, Patrick Lozès et Pap Ndiaye, propos recueillis par Marc-Olivier Padis et Nicolas Masson, Esprit, juin 2007, p. 86-98.

[11Dossier « Les Juifs de France ont-ils changé ? », Esprit, avril 1968, p. 581-608.

[12Lettre de mission datée du 23 octobre 2009, publiée avec le rapport par le site du Monde le 16 aout 2010.

[13Sur ces aspects, le témoignage de Lucien Pambou, premier secrétaire général du CRAN (dont il a été « radié » en septembre 2008), donne une chronologie des crises. Voir le chapitre « Difficultés judiciaires et malversations financières au sein du CRAN » dans son livre Le CRAN, de l’espérance à l’utopie, Paris, L’Harmattan, 2011, p. 61-67.

[14Rama Yade, Carnets de pouvoir 2006-2013, Paris, éditions du Moment, 2013, p. 30.

[15« Tragédie et politique en France au XVIe siècle », sous la direction de Jean Céard, Université Paris Ouest Nanterre La Défense, 2003.

[16Comme l’illustre sa chronique hebdomadaire dans Le Monde des livres du 2 septembre 2011 au 13 juillet 2012.

[17Pour une analyse des parcours des signataires et de l’évolution de leur position au sujet des réparations matérielles de l’esclavage et du CRAN, voir : Johann Michel, Devenir descendant d’esclave : enquête sur les régimes mémoriels, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015 (préface de Jean-Luc Bonniol).

[18Entretien le 24 octobre 2013.

[19Journal officiel du 5 janvier 2013.

[20Observations sur place.

[21« Un “colonial tour” dans les rues de la capitale », Le Monde, 15 février 2013.

[22Entretien en août 2013 avec un membre du cabinet de Pascal Canfin.

[23Voir notamment « Le noir et le rose. Entretien avec Louis-Georges Tin », Vacarme, 36, été 2006, pp. 4-12.

[24Claude Courvoisier (dir.), Religion islamique et pouvoir politique dans les Républiques ex-soviétiques d’Asie centrale, Dijon, 1996.

[25Notons que cette association est auditionnée dès le 16 octobre 2013 au Sénat, moins de trois semaines après sa création.

[26Pap Ndiaye, La condition noire, op. cit., p. 418.

[27Observation lors de la signature le 6 mai 2014 à Paris. Le texte du mémorandum est disponible sur les sites du CRIF et celui du Crefom. Renseignements pris, le Mémorial de la Shoah n’était pas informé de cette mention dans le texte.

[28Observation sur place le mardi 26 juin 2012.

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