Recherche

Recension Société

Dossier : Familles : nouvelles réalités, nouveaux regards

Quand le rythme familial s’emballe

À propos de : L. Lesnard, La famille désarticulée. Les nouvelles contraintes de l’emploi du temps, PUF.


par Christophe Giraud , le 2 septembre 2010


Télécharger l'article : PDF
|

L’entrée dans la société tertiaire bouleverse les modes de vie familiaux. S’appuyant sur une rigoureuse approche statistique, Laurent Lesnard évoque l’éclatement des familles que produit l’effervescence d’emplois du temps atypiques. Si la démonstration est convaincante, l’interprétation du phénomène proposée par l’auteur est loin d’aller de soi.

Recensé : Laurent Lesnard, La famille désarticulée. Les nouvelles contraintes de l’emploi du temps, Paris, PUF, coll. « Le lien social », 2009, 213 p., 23 €.

L’ouvrage de Laurent Lesnard, La famille désarticulée, propose une lecture des transformations de la vie familiale évaluée au prisme des évolutions de la société salariale. La thèse peut se résumer ainsi : l’augmentation du taux d’activité féminine, principalement dans le secteur des services, conduit à rendre plus complexe la gestion de la vie quotidienne des familles et, à terme, à fragiliser le lien conjugal et la construction identitaire des individus. En cause le marché du travail et ses exigences, qui conduisent parfois à des situations où hommes et femmes finissent par se croiser au quotidien sans se voir. Deux assertions sont donc à distinguer : celle du lien entre les évolutions du marché du travail et les tensions sur les emplois du temps des membres de la famille (ces emplois du temps seront alors plus ou moins concordants, ou synchronisés) ; celle de la relation entre une certaine désynchronisation entre les conjoints et la « fragilisation du lien familial ». Si la première assertion est démontrée de façon très convaincante dans l’ouvrage, la seconde en revanche prête à discussion.

L’étude s’appuie sur une analyse secondaire de deux occurrences de l’enquête Emploi du Temps, en 1985-1986 et 1998-1999 et permet ainsi de voir des évolutions sur presque quinze ans. Laurent Lesnard utilise pour cela des techniques statistiques complexes (appariement optimal, méthodes de classification) mais les chiffres qui sont présentés le sont de façon toujours accessible, le plus souvent sous forme de tableaux croisés. Le style est d’une grande clarté, ce qui en fait un livre très agréable à lire.

Les transformations de la sociabilité familiale

Ce livre s’organise selon trois parties et six chapitres. La première partie adopte une perspective historique sur les évolutions de la famille et de son rapport au temps. Sont analysées les transformations du travail des femmes depuis la Révolution française, et celles de la société salariale et de la structure temporelle des emplois offerts. À partir de la distinction durkheimienne entre solidarité organique (où le lien social est assuré par une complémentarité des rôles et de la division du travail) et solidarité mécanique (où le lien social est assuré principalement par une identification forte à une communauté dont les individus sont membres en raison d’une forte similitude de leurs caractéristiques), Laurent Lesnard affirme le passage d’une famille fondée sur une solidarité organique (avec une forte division des rôles et du travail) à une famille qui fonctionnerait essentiellement sur la solidarité mécanique. Pour preuve, l’importance de l’affection au cœur des relations familiales alors que le travail productif et collectif était auparavant le centre de la famille (c’était le cas des familles en agriculture, dans l’artisanat ou le commerce). Autre preuve avancée : l’effacement d’une certaine division des rôles entre les hommes et les femmes puisque ces dernières ont aujourd’hui massivement un emploi salarié. Bref, hommes et femmes se ressemblent de plus en plus et le lien qui les unit s’appuie sur une forte affection plutôt que sur des intérêts matériels.

La seconde partie examine la façon dont le temps familial est structuré dans la population et comment il a évolué de 1985 à 1999. Il s’agit pour l’auteur de montrer l’importance des relations interpersonnelles dans le cours du temps vécu en famille et de voir comment cette importance varie en fonction de la morphologie familiale (nombre d’enfants, âge du plus jeune enfant, familles bi ou monoparentales) et de la combinaison des activités professionnelles dans le couple (couples bi ou mono-actifs, et type d’emplois occupés). Les données présentées sont tout à fait passionnantes et renouvellent notre vision du travail domestique lié aux enfants. Car au lieu de ne considérer que les activités de « soin aux enfants » (lavage, aide aux devoirs etc.) comme indicateur du travail parental, celui-ci est ici élargi à la coprésence d’au moins un des parents avec leurs enfants. Être présent avec les enfants, quelle que soit l’activité qui est faite, c’est déjà s’en occuper, c’est déjà une tâche de travail parental. Les données nous apprennent alors que si le soin aux enfants est toujours source de grandes inégalités entre les femmes et les hommes, le temps ludique passé avec les enfants autour de la télévision ou d’une autre activité de loisir est moins inégalement réparti. L’augmentation du temps moyen passé avec les enfants entre 1985 et 1999 a conduit alors à un resserrement des inégalités entre les pères et les mères, ce que le seul examen du soin apporté directement aux enfants ne permet pas de repérer (chapitre 4). Le chapitre 3 présente des données sur l’évolution du temps conjugal, ou du temps passé en couple avec au moins un enfant, qui sont des données peu courantes et très précieuses sur la famille, en ce qu’elles permettent de tester la part du lien conjugal par rapport au temps « familial ». Ainsi L. Lesnard montre que plus les enfants sont nombreux (et plus ils sont âgés) et plus le temps familial se déconjugalise (moins les conjoints passent de temps seuls ensemble).

La partie conclut sur l’importance croissante des relations interpersonnelles dans le temps familial mesuré à l’aune des activités de loisir ainsi qu’au maintien des inégalités (malgré leur réduction) entre pères et mères en matière de temps passé et d’activités réalisées avec les enfants. La famille fonctionne de plus en plus sur la base d’une solidarité mécanique (les individus se ressemblent et sont liés par des liens affectifs forts que les loisirs sont chargés de célébrer, de raviver), mais elle fonctionne aussi dans une moindre mesure sur la base d’une solidarité organique (avec une spécialisation des rôles d’autant plus forte que le nombre d’enfant l’est et une collaboration au quotidien). Cette perspective donne une vision plus complexe de la famille.

L’intérêt et la nouveauté des analyses, notamment concernant les évolutions sur quinze ans de la sociabilité familiale, sont cependant rendus fragiles par la nature des données utilisées. La grille utilisée par l’enquête Emploi du temps de l’INSEE de 1998-1999 pour que les personnes enquêtées puissent décrire leur journée a changé par rapport à celle de 1985-1986. Cette dernière offrait un découpage en « tranches » de cinq minutes qui permettait un renseignement fin des pratiques. Pour l’enquête la plus récente en revanche, le découpage est passé à des périodes de quinze minutes. Les conséquences statistiques de cette modification de l’unité statistique à renseigner ne sont pas évoquées dans le corps du texte. Que se passe-t-il par exemple quand, lors du dîner familial d’une demi-heure, les enfants quittent la table au bout de vingt minutes ? Comment remplir alors la grille proposée par l’enquête ? Repas familial pour les premières quinze minutes et conjugal pour la suite ou repas familial pendant une demi-heure, puisque le début des deux périodes de quinze minutes étaient familiales ? Maintenant, pour un repas de 20 minutes, que renseignent les enquêtés ? En 1985 ils pouvaient marquer 4 périodes de cinq minutes. En 1999, vont-ils marquer une ou deux périodes de quinze minutes ? Il aurait donc fallu discuter des effets de cette transformation de l’unité statistique du carnet pour ne pas jeter de doute sur l’augmentation constatée en matière de sociabilité familiale. Cela ne remet pas en cause les liens constatés dans chaque enquête entre désynchronisation des horaires de travail et sociabilité familiale.

La désynchronisation des familles

La troisième partie est celle qui teste véritablement l’hypothèse annoncée dès le début du livre. Une fois la sociabilité familiale examinée, l’impact de la plus ou moins forte désynchronisation des horaires de travail professionnel sur celle-ci peut être examiné. Le chapitre 5 présente une typologie des horaires de travail professionnel (plus ou moins standard, plus ou moins atypiques) pour les individus. La journée standard qui s’étale de 8h00 à 17h30 est le type le plus important mais elle perd du terrain de 1985 à 1999 au profit des journées atypiques : soit journées longues, soit journée fragmentées soit journées décalées par rapport aux horaires. L’auteur montre que le milieu social joue sur le type de journée de travail et la liberté qu’on a à choisir ses horaires : plus on se situe en haut de l’échelle sociale et plus on a de marges de liberté pour choisir ses horaires de travail et plus on a tendance à choisir des journées standard ou longues. Plus on se situe en bas de l’échelle sociale, plus on subit les contraintes de l’entreprise dans laquelle on travaille, et plus on écope d’horaires décalés ou fragmentés (ce qui est particulièrement vrai dans les petits emplois du secteur des services comme la restauration ou la propreté).

Le chapitre 6 étudie la relation entre les types de désynchronisation et la sociabilité familiale. Laurent Lesnard établit une typologie des journées de travail, pour les couples cette fois, et constate que les journées les plus synchrones (deux journées standard dans le couple) sont en baisse de 1985 à 1999 puisqu’elles passent de 49 à 45 % des journées de travail conjugales. L’effet de la désynchronisation des journées de travail sur la sociabilité conjugale est plus complexe que ce à quoi on pouvait s’attendre et deux effets peuvent être distingués : tout d’abord les journées les plus synchrones ont un impact négatif sur le temps familial global par rapport aux journées atypiques des couples. Les familles passent plus de temps cumulé avec leurs enfants quand un des deux (ou les deux) parents ont des horaires décalés par exemple, et tout particulièrement si les horaires sont décalés le matin et laissent une disponibilité le soir au moment de la sortie de l’école. Le deuxième effet constaté est que la désynchronisation des horaires de travail du couple favorise une désynchronisation du temps familial : plus les journées de travail du père et de la mère sont synchrones et plus le temps familial réunit père, mère et enfants. Les journées décalées d’un des deux parents conduisent certes à augmenter le temps passé avec les enfants mais sans l’autre conjoint. Le père ou la mère passe alors plus de temps seul avec son enfant que dans les familles synchrones. La participation du père au travail parental est plus forte que dans les familles synchrones, même si les inégalités entre hommes et femmes restent évidentes. Au final, on pourrait dire que la désynchronisation des horaires de travail, familialise la famille mais la déconjugalise en même temps [1]. Cette situation est interprétée par l’auteur comme un affaiblissement du lien familial.

La cohésion familiale en question

C’est là qu’on peut diverger dans l’interprétation qui est donnée : la question de la cohésion familiale posée par l’auteur est tout à fait pertinente et se pose dans un univers familial où le poids de l’individu est de plus en plus fort. Même si l’auteur reconnaît que la fonction de la famille aujourd’hui est la gestion du bien-être et la construction de l’identité des individus, il n’en tire pas de conclusion théorique : dans quelle mesure le bien-être des individus et la construction de leur identité dépend-elle de la cohésion de la famille, du temps passé en commun ou autour de rites collectifs (télévision, loisirs, repas) ? Dans quelle mesure les individus doivent-ils se sentir membres ? Pour Lesnard, plus le temps en commun est long et plus la famille est forte, plus les individus se sentent bien. L’auteur adopte une vision holiste de la famille, cohérente avec la notion de « solidarité mécanique ». Selon ce modèle, le bon fonctionnement de la famille, identifié à sa cohésion, est évalué sur la base de moments partagés par le groupe dans son ensemble. Tout ce qui réduit ce temps collectif ne peut être vu que comme une altération, une fragilisation du fonctionnement familial. Pourtant l’alternance de moments en famille, de moments solitaires ou de moments seul avec son ou ses enfants pourrait aussi être interprétée plus positivement, comme un contexte permettant aux individus de mieux articuler l’individuel et le collectif en famille. Si l’on prend l’exemple des familles avec des enfants adolescents, on ne peut que constater que l’idéal familial de ces jeunes ne réside pas dans la fusion mais dans l’alternance entre des moments seuls (dans un espace privé, leur chambre) et des moments ensemble (pour les repas ou le week-end) [2]. Le bien-être de ces jeunes ne peut être approché par la seule durée passée tous ensemble. Le temps familial (vécu positivement) aujourd’hui est moins une durée continue (plus il augmente et plus on se sent bien) qu’une durée rythmée, avec des temps cohésifs forts comme le week-end et des temps cohésifs faibles pendant la semaine. De plus, il n’est pas du tout certain que, pour un jeune comme pour un parent, un moment qui réunit un parent avec son ou ses enfants soit moins valorisé, moins fournisseur de bien-être ou moins créateur de lien familial qu’un moment qui réunirait tout le monde. Le lien sera probablement plus privé, plus personnel et ressemblera peut-être moins à un affrontement entre deux blocs générationnels. Il est pour le moins étonnant que Laurent Lesnard mette en doute la qualité de l’attachement généré par les moments plus importants passés avec certains pères seuls et leurs enfants. La thèse de la fragilisation de la famille devrait ainsi utiliser outre les indicateurs de durée, des indicateurs relatifs au rythme et à l’alternance entre des moments tous ensemble, des moments seuls avec les enfants et des moments solitaires, notamment le week-end où la pression du travail est plus faible (à supposer que la situation du travail du dimanche ne soit pas généralisée).

Bref, si la société impose aux individus d’être plus autonomes, un nouvel équilibre doit être trouvé entre cette autonomie et la cohésion familiale, nouvel équilibre qu’il est difficile d’appréhender par le seul indicateur du temps moyen passé tous ensemble en famille. Si l’on redonne donc une place aux individus dans la famille, l’interprétation des résultats apportés par l’auteur devrait être fortement nuancée, dans la mesure où ces décalages temporels donnent des marges de négociation par rapport au groupe familial.

Ces marges de négociation sont particulièrement sensibles entre les hommes et les femmes : selon la théorie des ressources, la contribution des femmes disposant d’un emploi salarié aux activités domestiques baisse par rapport à celles qui ne travaillent pas, alors que les hommes mariés à une femme qui travaille augmentent (modérément) leur propre participation. Le travail salarié féminin est une ressource dans la négociation du partage des tâches. Laurent Lesnard montre ici que les décalages temporels en matière de travail contribuent aussi à donner des arguments qui peuvent favoriser une meilleure participation des hommes (si ceux-ci disposent de temps libre le soir et pas leur épouse). L’épouse qui travaille le soir ne peut s’occuper des enfants et c’est le mari qui est sollicité. C’est particulièrement sensible dans les milieux moyens ou populaires, où les contraintes de travail sont telles que les individus ne peuvent choisir leurs horaires de travail, et où les couples ne peuvent se permettre économiquement de déléguer le travail de surveillance et de soins aux enfants à une personne extérieure. Des temps désynchronisés peuvent donc dans certains milieux constituer des ressources pour négocier un partage moins inégalitaire des tâches et plus de temps à soi. Les arrangements de couple deviennent ici un objet central pour comprendre les effets de la désynchronisation, y compris les négociations sur le temps de travail et la nature de l’activité des femmes. Le champ de recherche ouvert par Laurent Lesnard est en tous points passionnant.

par Christophe Giraud, le 2 septembre 2010

Pour citer cet article :

Christophe Giraud, « Quand le rythme familial s’emballe », La Vie des idées , 2 septembre 2010. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Quand-le-rythme-familial-s-emballe

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.


Notes

[1Elizabeth Beck-Gernsheim qui examine également les contraintes que fait peser le marché du travail sur la vie de famille à la fois en raison du temps désynchronisé mais aussi et surtout en raison de la bi-localisation des emplois propose le terme de « famille post-familiale » (Beck-Gernsheim, Elizabeth, « On the way to a post-familial family », Theory, culture and society, vol. 15, 3-4, p. 53-70).

[2Voir par exemple Elsa Ramos, Rester enfant, devenir adulte. La cohabitation des étudiants chez leurs parents, Paris, L’Harmattan, 2003, ou François de Singly, Les Adonaissants, Paris, Hachette, 2007.

Nos partenaires


© laviedesidees.fr - Toute reproduction interdite sans autorisation explicite de la rédaction - Mentions légales - webdesign : Abel Poucet