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Recension Philosophie

Qu’est-ce que la laïcité à la française ?

À propos de : Patrick Weil, Le Sens de la république, Grasset


par Jean-Fabien Spitz , le 23 septembre 2015


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La laïcité républicaine, soutient Patrick Weil, doit contenir le religieux hors de l’espace public. N’est-ce pas demander à la loi davantage que ce qu’elle est en droit de faire ? Et se méprendre sur l’égalité républicaine ?

À propos de : Patrick Weil (avec Nicolas Truong), Le Sens de la république. Les réponses aux onze questions que tout le monde se pose sur l’immigration, l’identité nationale, la laïcité, le religieux, les discriminations, les frontières, Paris, Grasset, 2015, 180 p., 17 €.

Dans l’introduction de l’ouvrage qu’il consacre au Sens de la république, l’historien et politologue Patrick Weil écrit que « se revendiquer républicain […], cela ne peut être seulement un « vivre ensemble », une cohabitation minimaliste dans l’ordre d’un régime politique où les citoyens égaux en droit ne feraient qu’élire leurs dirigeants et élaborer à travers eux la loi commune » (p. 11). La lecture du corps de l’ouvrage, constitué par les réponses de l’auteur à une série de questions de Nicolas Truong – journaliste au Monde – sur l’immigration, l’intégration, l’identité nationale, l’histoire commune, la discrimination et le retour du religieux, donne cependant bel et bien l’impression d’un certain minimalisme dans l’analyse de ce qui, selon Patrick Weil, fait de la république quelque chose de plus que ce simple vivre ensemble de citoyens égaux devant la loi. Et, comme on va le voir, cette analyse ampute la république d’une dimension sans laquelle elle perd tout son sens : sa dimension sociale.

La réalité d’une histoire commune

En quoi, pour Patrick Weil, la république excède-t-elle l’opposition au règne d’un seul ou d’une minorité et la revendication d’un statut juridique commun ?

D’abord parce qu’elle est une histoire commune à l’ensemble de ceux qui en font partie, et cela est essentiel pour aborder les questions liées à l’immigration et à l’intégration. Patrick Weil rappelle que l’immigration est une réalité historique à la fois moins récente et moins massive qu’on ne le dit volontiers avec la volonté d’effrayer les électeurs. Si elle n’est pas une « chance pour la France » – formule qu’il dit ne pas aimer parce qu’elle représente la France comme un pays épuisé qui aurait besoin de sang neuf – elle n’en est pas moins une réalité incontournable et constante mais somme toute limitée, qui débouche tant bien que mal sur une assimilation et sur un effacement progressif des distances entre citoyens et nouveaux arrivants. Il ne s’agit pas de nier les difficultés de l’intégration mais de souligner que la France parvient tout de même à réaliser l’essentiel : une fois installés sur le territoire, les immigrés perdent tout statut distinctif et deviennent des sujets de droit comme les autres ; à terme, leurs enfants deviennent citoyens grâce à un droit du sol sur lequel il convient de veiller jalousement, comme il convient aussi de veiller jalousement sur le refus des statistiques ethniques – dont nous n’avons nul besoin pour comprendre et étudier la réalité de certaines discriminations – et sur le refus de tout recours à l’idée de race pour « expliquer » ou analyser quoi que ce soit. Il faut en prendre acte : les immigrés font partie du corps de la nation, ils sont là pour rester, pour s’intégrer, et tous les projets de séparation ou de déportation sont nuls et non avenus. Même Charles Pasqua, rappelle Patrick Weil, s’est fermement opposé à un projet de Giscard d’Estaing consistant à reconduire hors des frontières 500 000 ressortissants algériens en cinq ans !

L’auteur se montre en outre soucieux de souligner que cette intégration devrait être facilitée par le fait que, dans une très large proportion, les immigrants sont issus des anciennes possessions coloniales et que, en cette qualité, ils partagent avec la métropole une histoire commune qu’il serait bon de mieux étudier et de mieux faire connaître afin de réduire le sentiment d’étrangeté. En élargissant ainsi le spectre de notre histoire nationale, dit-il, on fera disparaître la honteuse distinction entre les soi disant « français de souche » et les autres et l’on montrera que beaucoup de ceux que nous percevons comme étrangers ne le sont pas tant que cela. La France a le mérite, selon Patrick Weil, d’avoir entrepris une réappréciation de cette histoire commune – en particulier grâce à la reconnaissance de l’esclavage comme crime contre l’humanité – même s’il reste beaucoup à faire pour que, dans les programmes scolaires et dans la pratique de l’enseignement, cette histoire commune passe de l’état de vœu pieux à celui de réalité vivante. La poursuite de cet effort devrait permettre de réduire ce qui est selon lui non pas une « insécurité culturelle » mais bien une insécurité historique, c’est à dire une ignorance de la réalité d’un destin qui est objectivement commun (p. 160).

La réalité de cette histoire commune est incontestable et Patrick Weil le rappelle à très juste titre : la république n’est ni une donnée naturelle ni un territoire mais un amalgame constant d’éléments divers qui partagent une même identité politique et culturelle reposant sur les quatre piliers que sont l’égalité, la langue française, la mémoire de la révolution et la laïcité. Cette identité – selon Patrick Weil – organise souplement l’harmonisation entre le processus d’assimilation (ce que nous partageons, ce qui est commun, ce qui nous unit) et la préservation des différences ou des originalités. La laïcité à la française permet en particulier à chacun d’avoir affaire à un État parfaitement neutre et aveugle aux différences, tout en organisant son existence privée en accord avec ses convictions religieuses s’il le souhaite. La république est universaliste, elle confère à tous le même statut et elle garantit à tous l’accès à un Etat qui ne manifeste aucune partialité, mais dans le même temps, elle laisse aux individus le plein exercice de leurs croyances et de leurs identités diverses dans l’espace privé qui leur est alloué et réservé.

On peut donc être à la fois, par exemple, pleinement juif et pleinement français et, bien entendu, pleinement musulman et pleinement français. Tout en affirmant bien haut que la république est un idéal d’indifférenciation, un projet qui consiste à refuser de tenir compte de ce qui nous sépare pour nous amalgamer dans ce qui nous unit – un passé commun mais aussi et surtout les mêmes droits, les mêmes services, le même accès à l’éducation et à la santé – Patrick Weil affirme donc que les quatre composantes de l’identité commune ont été mises en œuvre « dans le respect, voire dans la reconnaissance de la diversité des Français » (p. 77), dans un équilibre qui leur offrait la possibilité de circuler entre des identités composées entre assimilation et reconnaissance de la diversité.

Le sens de la laïcité à la française

À propos de la laïcité à la française, Patrick Weil s’inscrit en faux contre l’idée qu’il s’agit d’une laïcité de combat. Plus simplement, dit-il, notre dispositif organise d’une manière spécifique la triangulation entre l’Etat, l’individu et la communauté religieuse : là où, aux États-Unis, l’individu a tendance à voir dans la communauté un rempart contre l’État, la laïcité française fait de l’État le protecteur de l’autonomie individuelle contre les pressions du groupe religieux dont il est issu. Cette laïcité garantit donc bien la liberté de pratiquer sa religion, mais elle garantit aussi celle de ne pas la pratiquer ; elle est, écrit Patrick Weil, « à la fois liberté de religion et liberté à l’égard de toute religion. Elle respecte à la fois le droit de croire et le blasphème » (p. 129).

C’est dans cet esprit que, selon Patrick Weil, a été conçue la loi de 2004 prohibant les signes religieux ostentatoires dans les établissements scolaires, issue des recommandations de la commission Stasi à laquelle il a participé : le port du voile, dit-il, était devenu non pas une question de liberté individuelle, mais l’élément d’une stratégie par laquelle un groupe cherchait à faire pression sur les jeunes filles issues de familles musulmanes pour leur imposer un comportement et, du même coup, imposer la présence de la religion dans l’espace scolaire. La loi – qu’il affirme conçue dans le respect de la convention européenne des droits de l’homme qui autorise la limitation de l’expression des convictions religieuses lorsque celle ci pose des problèmes d’ordre public ou menace la liberté de conscience des tiers – était donc destinée non pas à restreindre mais à accroître la liberté de conscience des jeunes filles en leur permettant de résister à la pression qui leur était imposée.

Des raisons d’être optimiste ?

En refermant l’ouvrage, le lecteur est frappé par l’optimisme un peu satisfait qui s’en dégage. Certes les discriminations existent mais le dialogue et l’accès à la culture doivent permettre d’aplanir les choses. Certes l’antisémitisme se fait plus virulent, mais il faut distinguer entre d’une part l’antisémitisme primaire des quartiers, fondé sur une ignorance radicale qui fond au contact d’une fréquentation plus soutenue capable d’engendrer le respect, et d’autre part « le racisme antisémite ou antimaghrébin de certains Français qui se retrouvent encore dans les idées de l’action française » (p. 121). Certes il existe bien un retour du religieux mais du moins, en France, il est impossible à un citoyen de vivre intégralement dans le monde clos de sa communauté. À la différence de ce qui se passe aux États-Unis, il est par exemple impossible de contracter une union matrimoniale sans se plier aux exigences – et donc aux droits – du mariage civil. De même, en matière de succession, le code civil impose comme une norme contraignante l’égalité entre tous les enfants.

Certes les points de friction sont réels (le menu halal ou casher dans les cantines, le port du voile par les mères accompagnant les sorties scolaires, la crèche Baby Loup), mais la France est un pays « équitable avec ses citoyens », et si le chômage demeure très important parmi les enfants d’immigrés, on voit aussi émerger une classe moyenne de médecins, d’avocats qui sont des enfants d’immigrés issus des milieux populaires. L’école, quant à elle, ne peut pas tout faire, mais elle agit dans le bon sens et du moins, à la différence là encore des États-Unis, où les moyens de l’école publique sont d’autant plus importants que le quartier est socialement favorisé, le dispositif des ZEP permet d’allouer un surcroît de moyens financiers aux zones les plus socialement défavorisées.

Mais l’optimisme, qu’on peut craindre un peu naïf, de Patrick Weil se manifeste surtout dans l’idée suivante : la religion, le repli dans la communauté, le rejet de l’autre, la volonté de voir l’État endosser des exigences morales, sont des archaïsmes, des résidus d’une pensée prémoderne qui, avec le temps, ne manqueront pas d’être dissous par ce que l’auteur appelle « le développement d’une conscience indépendante », lequel passe par la lecture, le dialogue et la création et permettra à terme à chacun de « se libérer de la croyance religieuse à travers la science, la réflexion, la raison » (p. 144). Au lieu de mettre à l’ordre du jour l’ouverture des magasins le dimanche, le gouvernement ferait donc mieux de donner la priorité à l’élargissement des horaires d’ouverture des bibliothèques « lieux de l’esprit de la république et de la laïcité » !

Il est difficile de partager sans réserve ce diagnostic qui, au demeurant, brouille les distinctions que l’ouvrage prétendait préserver : si la religion est une servitude dont il convient de se libérer, la laïcité est bien plus un combat que la protection d’une indépendance individuelle, et elle est bien plus une liberté « à l’égard de la religion » que la garantie d’une liberté de conscience. C’est au demeurant ce que l’on perçoit très nettement dans la défense que propose Patrick Weil de la loi de 2004 sur le port des signes religieux à l’école : l’autonomie des jeunes filles qui portent le voile est sans cesse mise en cause et leurs motivations sans cesse soupçonnées. La loi scrute les intentions et décide qu’elle a le droit d’interdire un comportement parce qu’elle soupçonne qu’il n’est pas librement choisi, se proposant ainsi, au rebours de toute la tradition libérale, de protéger les individus contre leurs propres erreurs. Car il faut se rendre à l’évidence : l’idée que le port du voile nuit aux tiers et constitue une pression sur autrui est un faux semblant qui sert de prétexte pour prohiber un comportement que l’on interprète comme le signe d’un asservissement. Ce qui est visé, c’est un « comportement sous influence » qui, sans nuire à autrui, témoigne de l’hétéronomie de celle qui l’adopte.

Or, cette analyse conduit de manière très aventureuse à faire du législateur le juge de la qualité autonome des conduites. En définissant la liberté de conscience comme le droit d’être protégé de toute pression par des personnes privées qui ne disposent pourtant pas de moyens de coercition légale, Patrick Weil méconnait entièrement la véritable nature de cette liberté, qui consiste dans le droit de faire ou de ne pas faire ce que l’on croit juste dès lors que l’on ne nuit pas aux intérêts matériels des tiers. Et il méconnait surtout la nécessité de protéger ce droit, même quand son exercice peut entrer en contradiction avec d’autres objectifs, car son importance est telle qu’il convient de toujours considérer le rapport entre l’étendue de la liberté supprimée et celle de la liberté que ménage cette suppression. Le droit des uns de ne pas être exposé à la pression des jeunes filles qui portent un voile dans l’espace scolaire doit être mis en balance avec la restriction de liberté que d’autres subissent du fait de l’interdiction de le porter et, dans ce contexte, il ne peut pas peser très lourd. Si le simple fait que l’exercice d’une liberté représente un inconvénient pour les tiers, quel qu’il soit, en autorisait la suppression, nous ne vivrions pas dans une société libérale.

Patrick Weil entretient par ailleurs de bien curieuses idées sur ces sujets : le conseil d’Etat, dit-il, a reconnu en 2013 que les mères qui accompagnent les sorties scolaires ne sont pas des fonctionnaires mais des usagers du service public et que, en tant que telles, elles ont le droit de porter un voile et ne sont pas soumises au devoir de neutralité à l’égard de la religion, sauf « en cas d’exigences liées au bon fonctionnement du service public d’éducation » ou de perturbation de ce service par des faits de prosélytisme. Décision équilibrée s’il en est, et qui laisse au juge le soin d’apprécier si le comportement de telle ou telle personne – en dehors du port du voile lui–même – est de nature à présenter une perturbation de ce genre. Mais, se demande Patrick Weil, comment faire la part entre « pratique de la foi de conscience » et « pratique sous pression » (p. 124) ? Étrange question, car le juge n’a pas à se prononcer sur le motif qui conduit au port du voile mais sur un comportement indépendant qui serait de nature à nuire au bon fonctionnement du service public d’éducation. On ne saurait dire plus clairement que le comportement visé est non pas celui qui nuit à autrui mais celui qui est soupçonné – par qui ? – de ne pas être librement choisi. Ou encore, et plus grave, c’est le comportement qui est soupçonné de ne pas être librement choisi qui est qualifié de nuisible à autrui, qui est considéré comme entravant le bon fonctionnement du service public d’éducation. Mais comment apprécier le caractère choisi ou non choisi d’un comportement ? Quel est le sens de cette notion et où allons-nous si nous décidons de sanctionner les comportements que nous décidons de considérer – arbitrairement puisqu’il s’agit d’un domaine où aucune qualification objective n’est possible – comme non autonomes ?

Quelles leçons pour aujourd’hui et pour demain ?

L’enseignement est clair : Patrick Weil et ceux qui pensent comme lui veulent bien d’une liberté de croire et de pratiquer à condition que cela ne se voie pas, que ceux qui veulent être protégés contre ces croyances aient la liberté de ne pas y être exposés, et que le législateur s’octroie le droit de pourchasser les conduites qu’il juge « sous pression ». Or ces croyances et ces pratiques ne sont pas une maladie contre laquelle il faut se protéger, mais des croyances et des pratiques auxquelles il faut concéder le droit de se manifester sans les juger d’un point de vue moral (autonomes ? non autonomes ?) lorsqu’elles sont innocentes. Et si elles sont fausses – ce que la laïcité bien comprise interdit à l’État d’affirmer – ce n’est pas en les réprimant que l’on convaincra ceux qui y adhèrent de les abandonner pour se convertir à la raison. On a même tout lieu de craindre que l’effet inverse ne se produise et que les croyants ne soient confortés dans leur foi lorsqu’ils constatent que ceux qui ne la partagent pas veulent se protéger par la force contre le risque d’y être exposés. Le retour du religieux – titre de l’un des chapitres de l’ouvrage – est une réalité qu’on peut combattre, mais pas par la contrainte et ce n’est pas une entreprise dont la loi doit se charger.

Il faut au demeurant prendre la mesure de l’ampleur du phénomène. Aujourd’hui, en France comme aux États-Unis, certains veulent que l’espace public ne soit pas neutre, mais qu’il reconnaisse et valide leurs croyances en leur permettant de sortir de l’espace privé où elles sont confinées. Patrick Weil pense qu’ils ont absolument tort et qu’ils méconnaissent la réalité et la valeur de l’universalisme républicain, de cette idée que la loi et les droits sont les mêmes pour tous, pour les hommes comme pour les femmes. Pour lui, ces valeurs ne sont tout simplement pas négociables et il fait confiance à l’enseignement, à la force intrinsèque de ces valeurs universelles d’égalité et de liberté individuelle, au dialogue, pour compter qu’elles prendront le dessus. Au besoin, comme on vient de le voir, il ne s’interdit pas de penser que le recours à la loi peut être légitime pour contenir les croyances religieuses dans l’espace le plus strictement privé.

Une telle attitude pourrait être très dangereuse : certains accommodements que les anglo saxons considèrent comme raisonnables ne peuvent être écartés du revers de la main sous prétexte qu’ils constituent des accrocs à l’universalisme aveugle aux différences, et ce n’est pas nécessairement en méconnaissant totalement les identités particulières qu’on suscitera de la manière la plus efficace l’adhésion de ceux qui en sont porteurs à un espace public partagé. Servir des repas sans porc dans les cantines aux élèves qui le désirent ne constitue évidemment pas une entrave au vivre ensemble dans le respect de règles de droit communes et, en donnant ainsi des signes qu’elle connaît et accepte les particularités, la république montrerait qu’elle a conscience que l’accès à une égalité authentique peut impliquer une certaine différenciation du droit, surtout dans un univers social où la neutralité est toujours plus une prétention qu’une réalité et où les membres de la majorité ont toujours un avantage invisible que les minorités ressentent avec une certaine amertume et une certaine frustration. L’universalisme aveugle peut en revanche être perçu comme une invitation persistante adressée à certains de cesser d’être ce qu’ils sont et il n’est pas difficile de comprendre que, dans le siècle qui s’ouvre, où les déplacements de population sont appelés à s’amplifier, les sociétés qui sauront éviter ce piège et qui s’abstiendront de juger péremptoirement que tous ceux qui ne pensent pas comme elles sont affectés par des croyances maladives et déraisonnables, jouiront d’un avantage notable en termes d’attractivité et de cohésion.

Mais on doit aller au-delà pour au moins considérer l’hypothèse suivante. Le « retour du religieux », le scepticisme sur l’universel, et les différentes formes d’identifications à une communauté particulière pourraient bien être non pas des scories, des résidus d’une époque prémoderne, mais des effets de l’universalisation des modes de vie, de la mondialisation des échanges, de la généralisation des idées d’égalité et d’impartialité. Les individus et les groupes semblent à beaucoup d’égards se défendre contre l’uniformisation et la marchandisation de leur monde en se tournant vers des formes d’identification qu’ils pensent capables de leur donner, contre les effets de vulnérabilité et de déstructuration auxquels ils sont exposés, l’assurance, la protection ou la stabilité auxquelles ils aspirent. Il serait vain, à cet égard, de nier que la marche forcée vers la modernité représente pour tous ceux qui ne font pas partie des élites mondialisées, une exposition au risque, à la précarité et à la déstabilisation que ceux qui tirent parti de la globalisation ont beaucoup de mal à comprendre mais dont ils devraient pourtant essayer de tenir compte. L’appel incantatoire aux idées des Lumières dissimule au demeurant trop aisément le fait que, dès le moment où ces idées sont apparues sur la scène, leur développement s’est accompagné, en mode pas toujours mineur, d’une interrogation sur la manière dont elles risquaient d’affecter la substance des communautés humaines.

L’oubli de la dimension sociale de la république

Reste enfin l’essentiel : au détour d’une phrase le lecteur du Sens de la république apprend que l’un des piliers de l’identité nationale – celui de l’égalité – est sans cesse à inspecter et à consolider mais il n’en apprendra pas plus sur la forme d’égalité qui serait capable de cimenter réellement l’édifice républicain. Or, sur ce point, il faut être clair : Patrick Weil semble ne connaître que l’égalité devant la loi et ignorer que la république française est un projet d’égalité sociale ou, pour le moins, un projet d’égalité des chances. Lors de la crise grecque, la chancelière Angela Merkel a observé que l’Europe représentait 7% de la population mondiale mais 50% des dépenses sociales de la planète, et elle en tirait la conclusion qu’il serait temps de réduire cette proportion. Mais une simple observation devrait nous orienter dans une autre voie : la carte des pays où l’état de droit et la pratique de la démocratie s’imposent avec le plus de réalité recouvre celle des pays qui consacrent une part importante de leurs ressources à égaliser les conditions, et à garantir à tous ce que l’on pourrait appeler les quatre piliers d’une identité républicaine : l’éducation, la santé, le logement et une retraite décente.

Une telle entreprise d’homogénéisation sociale suppose que, loin d’être sanctuarisés ou donnés pour des droits intangibles, les droits économiques des individus soient clairement subordonnées à l’intérêt commun de la subsistance de tous. Au demeurant, la culture politique républicaine française est précisément fondée non seulement sur l’idée qu’il est possible de séparer les droits civils des droits économiques, mais que le contrôle de ces derniers par la puissance publique est nécessaire à la réalité égale des droits civils (et des droits politiques). Or, dans la mesure où l’ambition d’une république n’est pas de maximiser la richesse mais de garantir l’autonomie et l’indépendance effective des individus, elle contrôle la répartition et l’usage de la richesse matérielle de manière à ne pas permettre que sa concentration porte atteinte à la réalité des droits civils et politiques de l’ensemble des citoyens, et elle se propose de subordonner l’exercice des droits de propriété et de contrat à ce que Rawls appelait « une coopération entre personnes libres et égales ».

Aujourd’hui cette seconde forme de subordination du droit privé au droit commun, ou plutôt cette forme primitive de l’idée que l’intérêt de la liberté générale suppose la maîtrise des intérêts particuliers, a quasiment disparu du discours républicain. Elle est pour ainsi dire éclipsée par l’autre forme de subordination du privé au public – celle du droit à la différence au profit de l’égalité abstraite sous la loi – en sorte que, désormais, la définition culturelle de la république par l’appel à l’effacement des différences identitaires et à la laïcité se substitue à la définition sociale de la république par la solidarité, la continuité des places et la coopération entre personnes également libres et également autonomes. Le Sens de la république témoigne de ce déplacement préjudiciable. Tout se passe comme si la république était devenue seulement une question de valeurs (la dignité « égale » par l’abstraction des identités) et non plus une question d’autonomie (qui requiert l’égalité des indépendances, l’égalité des chances et des places, l’accès égal à la santé et à l’éducation).

Pourquoi cette substitution de la dimension laïque à la dimension sociale de la république ? Pourquoi cette éclipse de l’autonomie des individus au profit de la laïcité ? Si cette dernière est montée en épingle, c’est parce que les soi-disant républicains trouvent commode d’occulter la question sociale et de réduire la république à la laïcité et à l’identité abstraite des droits. Dans un monde globalisé où la course au profit et le poids des multinationales contraignent les États à réduire les dépenses publiques d’éducation et de santé, à réduire les protections instituées par le droit du travail, à rendre difficile ou impossible la construction de l’égalité des autonomies sans laquelle l’idée que la société est la chose de tous n’a plus de sens, le rejet de toute reconnaissance publique de la différences des identités devient le seul mode d’expression possible de l’aspiration à l’égalité. Mais, en France, l’invocation incantatoire de ce principe n’est pas seulement le masque de l’impuissance collective à progresser vers une authentique égalité sociale et à maintenir une authentique solidarité sociale ; elle sert aussi à aggraver cette impuissance en niant que, dans une société complexe, l’égalité des autonomies ne peut être atteinte que par la reconnaissance des obstacles spécifiques auxquels les individus sont confrontés.

par Jean-Fabien Spitz, le 23 septembre 2015

Pour citer cet article :

Jean-Fabien Spitz, « Qu’est-ce que la laïcité à la française ? », La Vie des idées , 23 septembre 2015. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Qu-est-ce-que-la-laicite-a-la-francaise

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