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Recension Politique

Qu’est-ce qu’être réaliste ?

A propos de : Olivier Zajec, Nicholas John Spykman. L’invention de la géopolitique américaine, Presses de l’Université Paris Sorbonne ; John Bew, Realpolitik. A History, Oxford University Press.


par Florian Louis , le 13 juillet 2016


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Les décideurs politiques sont souvent accusés de faire preuve de cynisme dans la conduite des affaires internationales. Pour d’autres, il s’agit seulement de « réalisme ». Mais que recouvre exactement ce terme ? Deux ouvrages récents reviennent sur la genèse des concepts Realpolitk et géopolitique et remettent en cause la dichotomie entre les valeurs et les intérêts.

Recensés : - John Bew, Realpolitik. A History, Oxford, Oxford University Press, 2016 ;- Olivier Zajec, Nicholas John Spykman. L’invention de la géopolitique américaine, Paris, Presses de l’Université Paris Sorbonne, 2016.

À en croire l’ancien Premier ministre François Fillon, la tragique guerre civile qui meurtrit la Syrie depuis 2011 aurait eu pour effet de faire apparaître au grand jour la radicale divergence entre l’appréhension poutinienne des relations internationales d’une part, et celle qui prévaudrait dans les chancelleries occidentales de l’autre. Alors que « l’Amérique et ses alliés européens se sont drapés dans une posture morale aussi irréprochable qu’inopérante » en refusant d’intervenir militairement contre les jihadistes au prétexte de ne pas renforcer le régime dictatorial de Bachar al-Assad, « une seule puissance a fait preuve de réalisme : la Russie » qui n’a pour sa part pas hésité à envoyer ses chasseurs pilonner les rebelles islamistes, quitte à faire de nombreuses victimes parmi les populations civiles. Sous la plume de l’homme politique français, la référence au « réalisme » russe est clairement connotée positivement, et contraste avec le dédain affiché à l’égard de la « posture » occidentale qui, pour être moralement « irréprochable » sur le papier, n’en serait pas moins totalement « inopérante » sur le terrain [1].

En opposant ainsi le supposé sens de la « réalité » russe au prétendu penchant pour la « morale » occidental, François Fillon rejoue d’une dialectique aussi vieille que l’étude des relations internationales. Celle-ci, qui s’est dans le monde anglo-saxon structurée en un champ disciplinaire autonome durant la deuxième moitié du XXe siècle, demeure en effet aujourd’hui encore marquée par l’opposition entre quelques grands paradigmes, au premier rang desquels figure précisément l’approche dite « réaliste ». Longtemps hégémonique, celle-ci est généralement présentée comme relevant d’une conception ontologiquement conflictuelle des relations internationales, considérées comme le pur produit des rapports de force interétatiques. Inspiré de Machiavel et de Hobbes, le paradigme réaliste mettrait l’accent sur la notion de puissance et sur le caractère égoïste d’acteurs étatiques défendant leurs intérêts nationaux exclusifs sans se soucier de ceux des autres. Ce faisant, il s’opposerait radicalement à un paradigme concurrent, qualifié d’« idéaliste » par ses contempteurs et de « libéral » par ses promoteurs, pour qui l’arène internationale, loin d’être condamnée à l’anarchie et livrée de ce fait à la seule loi du plus fort, serait un espace de possible coopération pacifiée entre des acteurs mus par des valeurs communes et encadrés par un droit international efficace.

Reste que ce type de présentation manichéenne, si elle a une incontestable vertu pédagogique, a ceci de pernicieux qu’elle gomme les subtilités et les ambiguïtés inhérentes à toute théorie, au point d’en obscurcir la compréhension. Il en va ainsi du paradigme réaliste dont deux récentes études mettent en lumière la complexité et la diversité trop souvent négligées qui le caractérisent. La première de ces études, due à John Bew, enseignant au département de War Studies du King’s College de Londres, retrace l’histoire méconnue de la notion de Realpolitik, terme allemand dont l’usage s’est progressivement répandu au reste du monde pour désigner une politique étrangère cynique fondée sur le froid calcul d’intérêt et dépourvue de toute considération morale [2]. La seconde, due à Olivier Zajec, qui enseigne la Science politique à l’Université Lyon III, retrace l’itinéraire du sociologue de formation Nicholas John Spykman (1893-1943), qui fut dans la première moitié du XXe siècle l’un des fondateurs de l’école réaliste en se faisant l’introducteur aux États-Unis de l’approche géopolitique [3]. Toutes deux ont en commun d’insister sur les origines plus variées qu’il n’y parait de l’approche réaliste des relations internationales, qu’elles invitent par là même à envisager sous un nouveau jour.

De quoi la Realpolitik est-elle le nom ?

L’investigation de John Bew sur la genèse de la notion de Realpolitik s’avère d’autant plus nécessaire que si le mot est aujourd’hui devenu d’usage courant, rares sont ceux qui savent d’où il provient et par quels singuliers détours il en est venu à connaître une diffusion mondiale, qui s’est faite au prix de sensibles évolutions de sa signification. Tout aussi fluctuantes furent les appréciations portées sur lui : longtemps considérée avec effroi et réprobation, la Realpolitik tend aujourd’hui à être de plus en plus positivement connotée. Au point de devenir synonyme de « bon sens » par opposition à la supposée « naïveté » dont se rendraient coupables les « idéalistes » de toutes obédiences qui, au nom de beaux principes, seraient à l’origine de nombre de désastres bien réels. Et de convoquer comme autant de repoussoirs le spectre des néoconservateurs américains à l’origine de l’intervention en Irak de 2003 censée apporter la démocratie au Moyen-Orient, ou, dans le cadre franco-français, du philosophe médiatique Bernard Henri-Lévy militant en 2011 en faveur du renversement du dictateur libyen Mouammar Kadhafi.

L’histoire du concept de Realpolitik témoigne ainsi de la manière dont un terme, passant de plume en plume, en vient à se charger de significations nouvelles et, passant d’époque en époque, se drape de connotations diverses et contradictoires, au point de ne plus avoir grand chose en commun avec sa signification originelle. Son étude réserve donc bien des surprises. La première d’entre elle tient au fait que la notion de Realpolitik, aujourd’hui volontiers considérée comme radicalement antagonique du paradigme « idéaliste » ou « libéral » dans l’étude des relations internationales, a paradoxalement été forgée, au milieu du XIXe siècle, par un propagandiste révolutionnaire ouvertement libéral, et qui accordait une place cruciale au rôle des idéaux en politique. C’est en effet en 1853 que le terme apparaît pour la première fois sous la plume du journaliste et activiste saxon August Ludwig von Rochau (1810-1873), qui l’utilise dans le titre de son livre, Fondations de la Realpolitik, dont un deuxième tome paraît en 1868 [4]. Revenant sur l’échec du printemps des peuples de 1848 auquel il a pris part, et plus particulièrement sur l’incapacité des libéraux nationalistes allemands, auxquels il appartient, à réaliser l’unification des différents États germaniques, il appelle son camp à abandonner la « politique des sentiments » (Gefühlspolitik) ou des principes (Prinzipienpolitik), pour se convertir à ce qu’il désigne par le néologisme de Realpolitik. Ce qui ne signifie cependant nullement dans son esprit qu’il faille renoncer aux sentiments ou aux principes, mais plutôt que ceux-ci ne sauraient suffire élaborer une politique efficace. La Realpolitik telle que la théorise Rochau, ce que John Bew appelle la « real Realpolitik » et qu’il souhaite voir réhabilitée, ne concerne donc pas tant la politique internationale que la politique intérieure.

Rochau constate que cette dernière repose, qu’on le veuille ou non, sur la loi du plus fort qui « domine la vie intérieure de l’État de la même manière que la loi de la gravité domine le monde physique ». S’il reste convaincu de l’importance des idées en politique, il souligne toutefois que ce n’est pas la justesse de celles-ci qui fait leur force : la preuve en est qu’une idéologie simpliste et fallacieuse est souvent plus puissante et efficace qu’un discours cohérent et sensé. Il n’est donc pas question pour lui d’abandonner ses idéaux, mais bien plutôt de comprendre que la noblesse ou la justesse de ceux-ci ne sont nullement gages de leur réussite. Pour les faire triompher, il importe de prendre en considération de nombreux autres paramètres, certes moins exaltants, mais néanmoins tout aussi importants, que sont notamment les rapports de forces politiques, économiques ou sociaux. La Realpolitik, selon Rochau, est donc un art du possible et du compromis. Pour que leurs espoirs deviennent réalité, les partisans de l’unification allemande ne doivent pas seulement théoriser les bienfaits de ceux-ci. Il leur faut surtout analyser avec méticulosité le contexte social, économique, intellectuel et géopolitique dans lequel ils mènent leur action pour espérer pouvoir la mener à bon port [5].

L’américanisation de la Realpolitik

Rapidement cependant, la notion de Realpolitik échappe à son inventeur. Reprise à son compte par le théoricien nationaliste et antisémite allemand Heinrich von Treitschke (1834-1896) qui la transpose à l’analyse des relations internationales, elle offre un fertile terreau à l’élaboration de la « politique de puissance » (Machtpolitik) et de la « politique mondiale » (Weltpolitik) en vogue dans l’Allemagne enfin unifiée de Guillaume II. Avec Treitschke, la dimension nationale tend ainsi à prendre le dessus sur la dimension libérale que Rochau faisait cohabiter sous la bannière de la Realpolitik. C’est ainsi que progressivement, notamment sous la plume de l’historien Friedrich Meinecke (1862-1954), elle devient bientôt synonyme de raison d’État (Staatsräson) et permet de justifier à bon compte l’impérialisme germanique au nom d’impératifs supérieurs qu’aucune considération d’ordre moral ne saurait remettre en cause.

À rebours, il n’est pas étonnant de voir se développer dans le monde anglophone, mais aussi francophone [6], dès la fin du XIXe siècle, une critique radicale de la Realpolitik assimilée à l’autoritarisme et au militarisme prussien, Otto von Bismarck apparaissant bientôt comme la parfaite incarnation de ladite politique. Vu de Londres ou de Washington, la Realpolitik est alors synonyme d’amoralisme, la fin justifiant tous les moyens, y compris la violation des règles considérées comme universelles comme le respect de la souveraineté étatique ou du libre-échange.

Pourtant, John Bew montre que le terme, s’il demeure longtemps connoté très péjorativement au Royaume-Uni, va progressivement être repris à leur compte par des Américains qui, avec précaution et parcimonie d’abord, puis de manière assumée et plus fréquente ensuite, vont finir par s’en revendiquer explicitement, non sans contresens à son propos au demeurant. Ainsi, durant la Première Guerre mondiale, le journaliste Walter Lippmann (1889-1974), qui sera plus tard à l’origine de l’invention de l’expression « guerre froide », appelle-t-il ses concitoyens à faire preuve « d’un peu de realpolitik », en l’occurrence à en finir avec un isolationnisme d’un autre âge devenu désormais contre-productif. Mais c’est surtout durant la guerre froide que le processus d’« américanisation » de la Realpolitik connaît son apogée au travers de figures telles que Hans Morgenthau (1904-1980), infatigable pourfendeur des « quatre démons de la politique étrangère américaine » que sont selon lui « l’utopisme, le sentimentalisme, le légalisme et le néo-isolationnisme », George F. Kennan (1904-2005) qui théorisa le containment de l’Union soviétique, puis Henry Kissigner (1923-), disciple autoproclamé de Metternich, auquel la notion va finir par être quasi-machinalement associée, bien qu’il ne s’en revendique que rarement de manière explicite. L’origine allemande de nombre de ces apôtres américains de la Realpolitik, à commencer par Morgenthau et Kissinger, tous deux ayant trouvé refuge aux États-Unis pour échapper aux persécutions antisémites nazies, ne manqua évidemment pas de faire couler beaucoup d’encre, d’aucuns les accusant de transposer, fût-ce inconsciemment, de dangereux tours de pensée germaniques dans le discours académique américain. Un reproche qui fut aussi adressé au sociologue Nicholas John Spykman, pourtant d’origine néerlandaise.

Aux origines de la géopolitique

L’étude biographique que lui consacre Olivier Zajec offre un stimulant contrepoint à celle de John Bew. En revenant sur la genèse de la géopolitique américaine, elle éclaire une autre source du paradigme réaliste. La géopolitique, bien que souvent associée à la Realpolitik, ne s’y identifie pas totalement. Mais les deux notions présentent bien des similarités, à commencer par le fait qu’elles trouvent toutes deux leurs origines dans l’Allemagne du XIXe siècle. De là, elles furent ensuite exportées dans les autres langues occidentales, avec cette différence notable que la Realpolitik, qui désigne un état d’esprit, est demeurée jusqu’aujourd’hui orthographiée à l’allemande, au contraire de la Geopolitik, qui désigne un champ disciplinaire, et dont le nom a été très tôt transposé dans les principales langues de recherche scientifique (géopolitique, geopolitics, geopolitica, etc.). Mais alors que la Realpolitik a vu le jour au milieu du XIXe siècle dans les milieux libéraux, la géopolitique, qui puise ses racines dans la très impérialiste Politische Geographie du géographe Friedrich Ratzel (1844-1904), inventeur de la notion d’ « espace vital » (Lebensraum), ne s’est vraiment structurée que dans les années 1930 sous la houlette du général-géographe nazi Karl Haushofer (1869-1946) [7]. Autant dire que son acclimatation aux États-Unis ne se présentait pas sous les meilleurs auspices. Elle doit notamment beaucoup aux travaux de Nicholas John Spykman qui, bien qu’il ne se soit que marginalement réclamé de cette discipline, en fut très tôt considéré comme l’un de ses principaux praticiens américains. Loin d’être valorisante, cette étiquette de « géopoliticien » lui valut bien des critiques et des malentendus dans son pays d’adoption où, encore aujourd’hui, on le présente généralement au mieux comme un machiavélien – qualificatif peu laudatif outre-Atlantique –, au pire comme un sulfureux épigone des géographes européens enrégimentés au service du nazisme. C’est que la géopolitique, parce qu’elle tend à soumettre la décision politique aux contraintes du milieu géographique, et donc à valoriser une forme de déterminisme au détriment de tout idéalisme, serait la parfaite incarnation de ce que le paradigme réaliste a de pire, à savoir une appréhension du monde dépourvue de tout scrupule et niant à l’homme toute capacité à se faire acteur de son histoire.

Ce qui frappe en premier lieu dans le parcours académique de Spykman, c’est l’évolution de ses centres d’intérêts qui semblent de prime abord fort disparates : auteur d’une thèse sur la sociologie simmelienne soutenue à l’université de Berkeley en 1923, il devient ensuite sur la côte Est un spécialiste reconnu des Relations internationales, une discipline dont il participe à l’institutionnalisation académique en se faisant la cheville ouvrière de la création du Yale Institute of International Studies (YIIS) en 1935, préfiguration des think tanks qui, aux États-Unis plus qu’ailleurs, participent à l’élaboration de la politique étrangère nationale. Par son insistance sur le rôle de la géographie dans la conduite des relations internationales, il s’impose enfin, notamment dans ses derniers écrits, comme l’un des pionniers de la géopolitique américaine. La première force du travail d’Olivier Zajec, est de montrer la cohérence et la continuité entre ces différentes phases de la vie intellectuelle de Spykman dont, à dire vrai, seule la dernière était pour l’heure réellement connue : loin d’avoir abandonné la sociologie pour se convertir à l’étude des relations internationales puis à la géopolitique, Spykman a selon son biographe opéré une « translatio studii » consistant à appliquer les outils de la première aux secondes. Là où la sociologie relationnelle simmelienne se penchait sur les interactions entre individus pour comprendre la société civile, Spykman étudie les interactions entre États, assimilés à des individus, pour éclairer le fonctionnement de la scène internationale : « il faut considérer le quadriptyque géopolitique de Spykman comme une macroscopie ésotériquement simmelienne, où les unités politiques sont analysées en lieu et place des individus, dans une société internationale conçue comme projection de l’ensemble des interactions entre groupes humains étatisés » (p. 535). En reliant ainsi le Spykman géopoliticien des années 1930 et 1940, le mieux connu, à celui entiché de sociologie des années 1920, tombé dans l’oubli, Olivier Zajec opère une véritable révolution copernicienne dans la compréhension de son œuvre.

Prussien ou simmelien ?

En effet, Spykman était jusqu’à présent plutôt abordé à partir de ses deux derniers ouvrages, La stratégie américaine dans la politique mondiale, publié en 1942, et la Géographie de la paix, paru de manière posthume en 1944 [8]. Or du fait de l’importance qu’y accorde Spykman aux notions de puissance et de conflit, on les a souvent réduit au rang de manifestes d’une Realpolitik cynique et amorale, faute de percevoir l’arrière-plan sociologique qui les sous-tend : Edward Mead Earle (1894-1954) pouvait ainsi aller jusqu’à qualifier la pensée spykmanienne de « prussianisme américain » et considérait qu’à suivre ses préceptes bellicistes, l’Amérique finirait par perdre « non seulement sa chemise, mais son âme ». Or Olivier Zajec montre bien qu’en relisant ces textes aux accents volontiers bellicistes des années 1940 à la lumière de leur arrière-fond simmelien élaboré dans les années 1920, ils prennent une toute autre coloration : la centralité de la conflictualité dans la géopolitique spykmanienne n’est en effet que le pendant de la centralité que lui accorde Georg Simmel dans sa sociologie, où le conflit est une forme de sociabilité fondamentale non nécessairement violente ou néfaste. Et Olivier Zajec de conclure que tout compte fait, « Spykman est davantage néo-kantien que néo-prussien ». Ici, le lecteur de John Bew ne peut qu’être frappé de la similitude entre l’apologie spykmanienne de la puissance sur laquelle « toute la vie civilisée repose en dernier instance », et le constat d’un Rochau pour qui la loi du plus fort « domine la vie intérieure de l’État de la même manière que la loi de la gravité domine le monde physique ». Dans les deux cas, on a affaire à un constat réaliste mais nullement cynique, du rôle social fondamental du rapport de force. Or la reconnaissance de celui-ci, loin d’interdire toute perspective idéaliste, constitue au contraire son préalable indispensable, ce dont témoigne, dans le cas de Spykman, le fait que tout réaliste qu’il ait été, il n’en fut pas moins aussi un compagnon de route de la Société des Nations dans l’entre-deux-guerres : « sans que le hiatus entre les deux dimensions ne lui semble insurmontable, le professeur de Yale avançait sur une ligne de crête séparant deux ravins également profonds : le juridisme idéaliste et le déterminisme réaliste, la fascination hallucinée pour le futur et la sidération morbide envers le passé » (p. 540).

Pour saisir toute l’ambiguïté et donc la complexité de la pensée spykmanienne, il fallait donc en revenir à ses origines. Mais, et c’est le deuxième apport capital du travail d’Olivier Zajec, il fallait également lire avec plus de sagacité ses ultimes ouvrages qui, pour être les plus célèbres, n’en sont pas moins également les plus problématiques. Ainsi, la notion de Rimland à laquelle on réduit souvent la pensée géopolitique de Spykman, n’apparaît-elle que dans La géographie de la paix, livre paru en 1944, soit un an après la mort de son auteur. Retraçant avec minutie la construction de cet ouvrage du défunt professeur par ses collègues à partir de diverses notes laissées par lui, Olivier Zajec démontre son caractère problématique dans la mesure où il fut largement réécrit, non sans dénaturer sur certains points la pensée de son auteur nominal. Il s’agissait en effet pour les collègues de Spykman de gommer l’image négative de « géopoliticien » laissée par son précédent ouvrage, afin de ne pas ternir l’image de l’Institut et de garantir la pérennité de ses financements et de son influence en préservant sa respectabilité. On comprend dès lors en quoi l’image jusqu’alors répandue de Spykman et de sa pensée, construite pour l’essentiel à partir de ce seul ouvrage posthume, nécessitait un sérieux toilettage auquel Olivier Zajec s’est attelé avec succès.

La lecture conjointe des livres de John Bew et Olivier Zajec constitue ainsi une puissante incitation à repenser les catégorisations parfois simplistes qui structurent encore l’étude des relations internationales. Elle contribue notamment à brouiller, sans pour autant l’effacer, la traditionnelle opposition entre les paradigmes « réaliste » et « idéaliste » ou « libéral », en montrant que les notions (Realpolitik, Geopolitik) et les hommes (Rochau, Spykman) qui les élaborèrent, naviguèrent souvent de l’une à l’autre rive plus qu’ils ne campèrent indéboulonnablement sur l’une des deux [9]. Elle invite par là même à se méfier des dichotomies radicales et des analyses hâtives qui, à trop opposer les paradigmes entre eux, négligent d’insister sur ce qu’ils ont de compatible et sur la nécessité qui s’impose fréquemment de les concilier pour tirer le meilleur de chacun. Une nécessité d’autant plus prégnante s’agissant des relations internationales que, tout immatériels soient-ils, les idéaux n’en font pas moins partie du réel au même titre que les hommes qui les promeuvent. Toute politique réaliste conséquente se doit donc de les prendre en compte en travaillant à les agencer, plutôt qu’à les opposer, à la réalité matérielle.

par Florian Louis, le 13 juillet 2016

Pour citer cet article :

Florian Louis, « Qu’est-ce qu’être réaliste ? », La Vie des idées , 13 juillet 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Qu-est-ce-qu-etre-realiste

Nota bene :

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À lire aussi


Notes

[1François Fillon, « Face à Daesh, une seule puissance a fait preuve de réalisme : la Russie », Marianne, 1er avril 2016.

[2John Bew, Realpolitik. A History, Oxford, Oxford University Press, 2016.

[3Olivier Zajec, Nicholas John Spykman. L’invention de la géopolitique américaine, Paris, Presses de l’Université Paris Sorbonne, 2016

[4August Ludwig von Rochau, Grundsätze der Realpolitik. Angewendet auf die staatlichen Zustände Deutschlands, vol. I, Stuttgart, Karl Göpel, 1859 ; vol. II, Heidelberg, J. C. B. Mohr, 1868.

[5Sur la nature de la Realpolitik de Rochau, voir Natascha Doll, Recht, Politik und « Realpolitik » bei August Ludwig von Rochau (1810-1873) : Ein wissenschaftsgeschichtlicher Beitrag zum Verhältnis von Politik und Recht im 19. Jahrhundert. Frankfurt am Main, Vittorio Klostermann, 2005 ; et Federico Trocini, L’invenzione della « Realpolitik » e la scoperta della « legge del potere ». August Ludwig von Rochau tra radicalismo et nazional-liberalismo, Bologna, Il Mulino, 2009.

[6L’un des principaux regrets suscité par la lecture de l’étude de John Bew tient précisément à la non prise en compte du domaine francophone qui aurait à coup sûr considérablement enrichi l’analyse.

[7Sur la pensée géopolitique de Karl Haushofer, voir la récente étude de Holger H. Herwig, The Demon of Geopolitics, How Karl Haushofer « Educated » Hitler and Hess, Lanham, Rowman & Littlefield Publishers, 2016.

[8Olivier Zajec a récemment proposé une traduction française richement annotée de ce classique de la géopolitique : La Géographie de la paix, in Res Militaris, Revue européenne d’études militaires, vol. 4, n° 1, 2014.

[9Sur la dimension morale et éthique du réalisme américain, voir notamment l’étude pionnière de Joe H. Rosenthal, Righteous Realists. Political Realism, Responsible Power and American Culture in the Nuclear Age, Baton Rouge, Louisiana State University Press, 1991.

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