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Recension International

Peut-on espérer un « modèle européen » de service public ?


par Marc Deluzet , le 8 juillet 2008


Entre recherche d’efficience et souci d’égalité, l’avenir des services publics fait l’objet d’innombrables polémiques à travers l’Europe. Peut-on dégager un socle commun des principes qui permettrait de mettre en place un « modèle européen » ? C’est la question que se posent les auteurs Des services publics en Europe.

Recensé :

Les services publics en Europe. Pour une régulation démocratique, Sous la direction de Pierre Bauby, Henri Coing et Alain de Tolédo, PUBLISUD 2008.

A l’heure où les syndicats et les partis de gauche réclament une directive européenne sur les services d’intérêt général en Europe, à l’approche des élections européennes qui devraient relancer le débat sur l’Europe sociale, le livre rédigé sous la direction de Pierre Bauby, Henri Coing et Alain Tolédo vient à point nommé pour clarifier les défis posés à la régulation des services publics en Europe. Reprenant des travaux universitaires récents, français et européens, il cherche à éclairer les trois enjeux essentiels de cette régulation, telle qu’elle s’organise à l’échelle du continent : quels sont les objectifs de la régulation ? Quelles sont ses fonctions (réglementation, contrôle, arbitrage entre droit de la concurrence et missions de service d’intérêt général) ? A quel niveau, sectoriel ou national, mettre en œuvre la régulation ?

L’actualité de ces questions ne fait pas doute ; elles suivent de près l’histoire récente de la construction européenne. Depuis l’Acte unique de 1986, l’Union européenne a engagé un mouvement de libéralisation des services publics de réseaux de communications, de transport et d’énergie, aussi appelés services d’intérêt général (SIG). Il s’agissait à la fois d’européaniser ces services d’intérêt général comme éléments clés de la construction européenne, d’assurer la libre circulation des services et la réalisation du marché unique intérieur, et de renforcer l’efficacité dans des domaines souvent protégés par des monopoles locaux, régionaux ou nationaux.

Or, la seule application du droit commun de la concurrence et des règles du marché à ces secteurs aurait conduit à une polarisation économique (concentrations et constitution d’oligopoles), sociale (différenciation des services selon le revenu et la solvabilité des usagers), territoriale (mises à l’écart des zones les moins rentables), temporelle (priorité donnée au court terme) et financière (externalisation des effets négatifs des activités). C’est pourquoi, depuis vingt ans, le droit de la concurrence a été complété par la définition d’objectifs d’intérêt général relatifs à chaque secteur et la mise en place de mécanismes de contrôle et d’agences de régulation. Cette régulation s’est imposée sur la base d’une triple séparation des pouvoirs : entre les fonctions d’opérateur et de régulateur, entre le rôle d’actionnaire de régulateur pour les Etats propriétaires des entreprises opérant dans ces secteurs ; enfin, une séparation entre les infrastructures qui relèvent pour l’essentiel d’un monopole naturel (comme le réseau ferroviaire) et les services (les opérateurs du réseau).

Les défaillances du marché

Le premier chapitre met d’abord l’accent sur les défaillances du marché et la nécessité de trouver une régulation qui soit plus qu’une simple application du droit commun de la concurrence. Réguler, c’est s’assurer que le marché contribue à l’intérêt public et, inversement, que l’intérêt public assume une certaine dose de concurrence, pour qu’il n’y ait pas sclérose des structures, des économies de rente et ce que les économistes appellent allocation suboptimale des ressources. Cette position équilibrée, qui cherche à protéger l’intérêt général tout en évitant l’écueil de la sclérose, montre en même temps toute l’étendue du problème : il s’agit de faire émerger une conception commune aux 25 États membres, conception qui tienne compte de la diversité de leurs histoires, traditions et institutions. Pour cela, il faut éviter la confusion entre règles et régulation, définir des objectifs et des principes communs et instituer des régulateurs européens.

L’actuelle dynamique d’européanisation des services publics a d’abord privilégié le droit de la concurrence par une externalisation de la régulation hors des anciens monopoles et des pouvoirs publics eux-mêmes, à travers la mise en place d’agences de régulation, surtout nationales. D’après les critiques, cette évolution désarticule l’État-providence en donnant priorité absolue au principe de choix et de responsabilité pour les usagers, au détriment de leur sécurité et surtout de l’égalité de traitement. Cette critique est classique mais, comme le rappelle un des auteurs, l’Union européenne a enclenché une dynamique des droits fondamentaux et de leur garantie d’exercice, qui pourrait constituer un socle de principes communs et le premier chapitre d’une régulation plus sociétale que libérale.

Les autres contributions de ce premier chapitre restent de facture plus classique et se limitent à souligner de façon très défensive face aux évolutions que le processus de libéralisation et de mise en concurrence pousse à la constitution d’oligopoles qui faussent la concurrence et appelle à davantage de régulation. Un auteur montre notamment que le système d’échange des permis à polluer n’est pas un véritable marché, les pouvoirs publics en contrôlant toutes les clés.

La mosaïque des services publics en Europe

L’intérêt du livre réside aussi dans la présentation d’un échantillon pertinent de la diversité des logiques nationales et territoriales des régulations qui coexistent en Europe, logiques spécifiques aux histoires, traditions, institutions et cultures nationales, avec leur points communs et leurs convergences (chapitre 2). En Europe de l’Est par exemple, en Pologne ou en Roumanie, le modèle des partenariats publics privés, d’inspiration britannique, se développe mais se heurte à l’absence d’un cadre institutionnel précis et nécessite la mise en place d’autorités de régulation. En Hongrie, l’application des directives environnement de l’Union conduit au développement de services publics communaux en matière de traitement des eaux, gestion des déchets, assainissement. Comme le notent les chercheurs, les coûts de ces programmes et investissements seront bientôt difficilement supportables pour les usagers : ils conduiront à des adaptations des principes communautaires par un arbitrage entre la qualité et les tarifs, arbitrage auquel les citoyens eux-mêmes devront être associés.

Autre exemple : l’introduction de la concurrence régulée dans les services de transports italiens a permis d’augmenter l’efficacité des services, mais ces gains d’efficience sont de moins en moins importants, les acteurs publics locaux préférant la régie publique aux opérateurs privés. Un recours plus généralisé à des procédures d’appel d’offre renouerait probablement avec les gains d’efficience ; or cela exige que les citoyens fassent plus confiance aux forces du marché. Sans quoi, l’arbitrage actuel – préservation du monopole plutôt que gains d’efficience – restera en vigueur.

Enfin, la transformation du mode de gouvernance des grands réseaux de service public en France montre un mouvement d’hybridation entre deux traditions d’intervention : celle des collectivités territoriales qui montent en puissance, et celle de l’État jacobin qui cherche à recadrer les premières dans les politiques définies à l’échelle communautaire et nationale.

Ces différents exemples montrent que les réformes en cours accordent une place plus grande aux citoyens concernés par les services en question. Mais le chemin vers une véritable démocratie participative reste à parcourir : à condition de distinguer plusieurs niveaux d’implication des élus dans leurs rapports aux citoyens (information, consultation, concertation, participation) et différents lieux d’intervention possibles pour les citoyens (prospective et stratégie d’agglomération, politiques sectorielles, services de proximité, projets d’aménagement ou de développement.

Les apports de la troisième partie du livre montrent comment les différentes logiques sectorielles structurent la régulation des services publics et empêchent de concevoir un mode universel de régulation. Dans le secteur des télécommunications, l’ouverture à la concurrence et la création d’autorités de régulation (plus ou moins) indépendantes ont permis de baisser le coût mais s’avèrent insuffisante pour inciter à l’innovation. Le secteur des déchets offre l’exemple d’un secteur où la mise en concurrence ne peut s’appliquer que dans certains segments de la chaîne de valeur (la collecte et le tri), tandis que les partenariats publics privés sont plus adaptés à l’organisation de monopoles locaux dédiés à l’incinération. Le secteur de l’eau, lui, suppose de coupler trois dimensions : la dimension contractuelle qui fixe les incitations à l’opérateur, la dimension institutionnelle qui porte sur les dispositifs de pilotage dans le temps du contrat passé, et la dimension participative qui renvoie à la place des usagers dans la gestion d’un service. Par exemple, la logique d’appel d’offre risque de réduire le poids du maire dans la gestion des contrats ; une plus grande place accordée aux usagers dans l’évaluation du service rendu pourrait rétablir l’équilibre.

Les pistes à poursuivre

Le dernier chapitre aborde le devenir de la régulation au regard des défis et des difficultés rencontrées. Une première piste, assez radicale, part du constat que les prix des services d’intérêt généraux doivent être fixés indépendamment du marché : parce qu’ils ont une fonction de régulation et d’optimisation de leur utilisation sociale, affirme un des auteurs, les services d’intérêt généraux doivent garder un statut économique particulier qui les place hors d’un système concurrentiel. L’aiguillon de la concurrence disparaissant, il faudra alors donner un pouvoir de régulateur aux « usagers citoyens » pour évaluer et faire évoluer leur efficacité. L’auteur l’appelle de ses vœux mais n’en définit pas les modalités, ce qui affaiblit la portée de sa démonstration.

Sans aller jusqu’à refuser toute introduction de concurrence par les prix, il est indispensable de dissocier les prix des coûts, ne serait-ce que pour financer des services universels qui ne sont pas directement solvables. Un point très précis est fait sur l’état des lieux actuel de la politique communautaire en matière d’aides d’État et sur les marges de manœuvre laissées aux pouvoirs publics nationaux ou locaux.

Pour les industries de réseaux, il semble qu’un modèle européen de régulation émerge progressivement des réformes mises en œuvre depuis vingt ans, après des phases successives de dérégularisation puis de re-régularisation par des agences et les accès de tiers aux réseaux. Les auteurs dégagent trois scénarios possibles dans ces secteurs : la création de régulateurs européens, pour régler l’accès à l’infrastructure, contrôler les innovations techniques et garantir la sécurité ; l’autorégulation par les opérateurs du marché (cette idée repose sur le postulat que les institutions européennes n’auront jamais la connaissance suffisante et l’expertise pour gérer des systèmes techniques complexes, et délégueront ces tâches aux principaux opérateurs du marché) ; enfin, la « différentiation de la régulation », résultat d’un processus graduel fondé sur l’intégration physique et technique de réseaux et l’harmonisation progressive des règles sectorielles spécifiques.

A la fin de l’ouvrage, les auteurs étudient l’hypothèse – qui traîne dans les tiroirs de la commission – d’une régulation fondée sur l’obligation généralisée, pour toute autorité publique, de procéder tous les cinq ans à un appel d’offre et de retenir le moins disant. Cette idée est réfutée de façon pertinente sur la base des différents points de vue abordés tout au long de l’ouvrage : difficulté à procéder à des appels d’offre complets, impossibilité de définir à l’avance toutes les obligations de service public, danger d’une oligopolisation de l’offre, aggravation du déséquilibre structurel d’information et d’expertise entre l’autorité publique et les grands groupes de service, marchandisation systématique de toutes les activités d’intérêt général. L’alternative avancée consiste à conjuguer unité et diversité : unité de certaines règles sur lesquelles repose notre communauté de vies, liées à un intérêt commun, à un intérêt général ; diversité dans la mise en œuvre de ces règles, en fonction des réalités économiques, sociales, territoriales et des choix politiques de chaque collectivité.

Au total, cet ouvrage permet de saisir les principaux enjeux qui se posent en matière de régulation des services publics en Europe et de montrer la complexité des évolutions en cours. On peut regretter toutefois que la plupart des contributions se situent plutôt dans une approche défensive vis-à-vis des enjeux et des évolutions engagées. Les méfaits de la libéralisation sont davantage redoutés que la sclérose des monopoles. Par ailleurs, collectivement, les propositions mises en avant ne sont pas toutes cohérentes. C’est au lecteur de se construire sa propre vision à partir de la diversité des angles de vue abordés. La question de la régulation démocratique qui fait le titre de l’ouvrage reste à l’état de promesse. Elle est davantage une clé de lecture des politiques menées et des enjeux discernés qu’une perspective crédible émergeant de propositions concrètes. Peut-être sommes-nous encore trop nostalgiques des anciennes régulations qui s’évanouissent sous nos yeux, sans que les futures aient acquises toutes leurs forces. C’est pourtant dans ce moment précis que des conquêtes démocratiques sont possibles.

par Marc Deluzet, le 8 juillet 2008

Pour citer cet article :

Marc Deluzet, « Peut-on espérer un « modèle européen » de service public ? », La Vie des idées , 8 juillet 2008. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Peut-on-esperer-un-modele-europeen

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