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Recension Philosophie

Peuple et démocratie

À propos de : C. Colliot-Thélène, La Démocratie sans « Demos », PUF.


par Norbert Lenoir , le 5 janvier 2012


La démocratie n’est pas le gouvernement du peuple par le peuple, mais un processus permanent de conquête de nouveaux droits. C’est ce que l’ouvrage de C. Colliot-Thélène souligne, montrant la tension qui traverse l’histoire de la démocratie, entre l’émancipation de l’individu et l’appartenance à un corps politique.

Recensé : C. Colliot-Thélène, La Démocratie sans « Demos », PUF, 2011, 256 pages, 27 euros.

Il n’est pas de grand livre de philosophie et notamment de philosophie politique qui ne s’accompagne d’une entreprise de désillusion. Ce livre salutaire de Catherine Colliot-Thélène souhaite nous déprendre de deux définitions consacrées de la démocratie : celle qui l’identifie au gouvernement du peuple et celle qui la fait reposer sur un peuple à l’identité définie et stable. Pour l’auteur, ces deux illusions ne possèdent pas le même statut philosophique ni historique. L’intérêt de cette critique est de nous « libérer de l’utopie d’un démos unitaire » (p. 196) et de proposer une détermination de la citoyenneté correspondant à la mondialisation, qui a pour effet de multiplier les pouvoirs avec lesquels les citoyens entrent en relation.

La démocratie et le mythe de l’autogouvernement

La première illusion, en cultivant la définition de la démocratie comme le pouvoir du peuple, crée le mythe de l’autogouvernement selon lequel le peuple s’émanciperait enfin du règne de la domination et de la sphère oppressive du pouvoir. Pour l’auteur cette illusion est bien un mythe qui n’a jamais correspondu à la réalité de la démocratie. Loin d’être un régime dans lequel le peuple en personne gouverne, la démocratie n’est qu’un certain aménagement de l’asymétrie entre gouvernants et gouvernés, asymétrie propre à tout pouvoir. La démocratie n’est donc pas un régime qui aurait le don exceptionnel d’échapper au pouvoir et à la domination. La démocratie conçue comme autogouvernement n’a jamais existé. Elle ne doit pas être non plus un idéal politique, celui d’une société enfin transparente à elle-même et vidée de tout rapport de pouvoir, vers lequel il faudrait tendre. Notre expérience concrète de la démocratie, loin de confirmer la définition de la démocratie comme autogouvernement, l’invalide : nous, le peuple, nous ne gouvernons pas, nous consentons à déléguer notre pouvoir à des représentants. C’est pour cette raison que l’auteur écrit : « c’est une vérité d’évidence que la participation du citoyen à l’élaboration des lois, par le biais indirect ordinaire de l’élection de ses représentants, pèse de peu de poids dans la détermination du contenu de ces lois ». (p. 8)

Derrière ce concept d’autogouvernement, C. Colliot-Thèlène critique donc cette illusion qui consiste à croire que la démocratie est un type tout à fait exceptionnel de régime politique car il serait le seul capable de dissoudre définitivement le pouvoir dans une participation pleine des citoyens aux décisions législatives.

Pour penser la nature de la démocratie, il faut bien plutôt s’interroger sur les relations que les individus peuvent entretenir avec le pouvoir. La démocratie n’est pas une société où le pouvoir serait enfin absent, mais la création d’une certaine logique de pouvoir dans laquelle les individus ne seraient pas seulement pris dans une dynamique du face à face et de la soumission mais des parties prenantes d’une puissance collective de revendication.

Le peuple, sujet de la démocratie ?

La deuxième illusion n’est pas un mythe car elle appartient bien à l’histoire réelle de la démocratie ; mais ses effets politiques s’essoufflent au contact de la mondialisation qui modifie les lieux et les stratégies de pouvoir. Ce qui est donc illusoire c’est de maintenir une représentation du peuple qui n’a eu d’efficacité politique qu’à un certain moment de l’histoire. Il ne s’agit donc pas de faire totalement disparaître cette figure du peuple mais de la revisiter.

Il faut évidemment tout de suite écarter une interprétation que le titre de l’ouvrage (La démocratie sans démos) pourrait suggérer. Ce titre ne veut bien évidemment pas signifier que la démocratie se porterait mieux en rendant le peuple absent de tout pouvoir. L’auteur ne participe pas à ce que Rancière appelle « la haine de la démocratie », haine qui veut purger la démocratie de cet inconvénient majeur, l’existence du peuple, en remettant le pouvoir aux seuls experts.

Ce titre ne peut se comprendre qu’en replaçant la démocratie dans son histoire : elle est avant tout un processus de démocratisation reposant sur l’invention de droits et sur leur extension. C. Colliot-Thélène montre que la constitution de ce processus crée une tension entre deux sujets politiques : le peuple comme sujet national et l’individu comme sujet de droit, compris comme pouvoir d’arrachement à toute appartenance. Cette tension est apparue pendant la Révolution française. Celle-ci est à la fois ce moment où « le peuple politique n’a pas d’autre choix que de se couler dans la structure territoriale du pouvoir étatique » (p. 96) et celui où l’individu se définit, à travers la Déclaration des droits de l’homme, comme le porteur d’un droit à la revendication de nouveaux droits politiques contenant en eux la potentialité de dépasser la structure étatique. Cette tension se trouve bien dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen car celle-ci se réfère d’une part aux droits du citoyen, qui n’ont d’existence que dans un cadre national, et d’autre part aux droits de l’homme, qui dépassent la nation puisqu’ils appartiennent à l’humanité même. Nous sommes donc en présence d’une tension entre l’universel et le particulier où, si « les droits de l’homme sont universels, les droits du citoyen sont toujours conditionnés par l’appartenance nationale » (p. 99). Comprendre l’histoire de la démocratie à partir de cette tension éclaire notre compréhension de la démocratie.

La démocratie et son histoire

C. Colliot-Thélène nous propose ainsi de revisiter le concept de peuple en tenant compte de cette tension, inhérente à l’histoire de la démocratie et du droit, entre d’une part la territorialisation du peuple et du citoyen, et d’autre part leur dénationalisation.

Le surgissement du peuple politique correspond à son inclusion dans le cadre de la structure du pouvoir étatique. Cette définition propose une détermination fermée de la citoyenneté : c’est l’appartenance à la nation qui en décide. Seul le cadre territorial permet l’exercice de la citoyenneté. Trois inconvénients majeurs caractérisent cette détermination

  • 1 - Cette définition inclusive de la citoyenneté présuppose l’exclusion des non citoyens de la vie politique.
  • 2 - Si l’individu exerce son pouvoir politique uniquement du fait de son appartenance politique à une nation, ce pouvoir lui est donc conféré. Il ne lui appartient pas en propre, en tant qu’individu.
  • 3 - Notre époque est caractérisée par l’existence de pouvoirs supranationaux. Ces pouvoirs ont pour effet de restreindre la puissance du peuple, alors cantonnée aux limites du territoire national. Leur multiplication rend donc le peuple national non seulement inassignable mais en perte de puissance politique.

Pour sortir de ces impasses, il faut dénationaliser la citoyenneté, la déterritorialiser. Pour ce faire il n’est pas nécessaire de scruter le ciel intelligible du politique pour tenter de saisir une nouvelle Idée du citoyen mais d’être sensible à l’histoire réelle de la démocratie.

Son histoire ne coïncide pas seulement avec l’histoire des institutions mais aussi avec celle du sujet. L’histoire du sujet, souligne à juste titre l’auteur, privilégie beaucoup trop la métaphysique au détriment de la politique. Or le concept moderne de sujet se structure peut-être moins à partir d’une conception métaphysique de la subjectivité qu’à partir de la notion juridique de la personne. La démocratie est ainsi une conquête de l’individualisation de la personne : si la démocratie a une histoire, celle-ci lui est conférée par la réalisation de la personne juridique à travers la conquête de ses droits.

Le point de départ de cette histoire se trouve chez Hobbes. C’est lui qui promeut le sujet de droit à travers sa distinction entre droit et loi qui, nous dit l’auteur, « anticipe la différence entre droit subjectif et droit objectif » (p. 39). Le droit subjectif repose sur un processus d’individualisation qui manifeste une capacité à avoir et à revendiquer des prétentions juridiques. Cette capacité de revendication est liée à une autre faculté : celle de s’abstraire des appartenances communautaires. Il faut alors moins penser le droit dans une logique de l’appartenance que dans celle de l’émancipation et de la revendication du droit à avoir des droits. Pour C. Colliot-Thélène, c’est à Kant que l’on doit une telle conception du droit, contrairement à ce que prétend une interprétation trop stricte de sa pensée.

Avec lui, l’histoire reçoit sa dynamique à travers le développement « d’un devenir sujet » (p. 141). Ce devenir est celui qui correspond à la constitution du sujet juridique à la fois comme porteurs de droits et comme parole revendiquant l’extension de ses droits. La référence kantienne permet alors à l’auteur de dégager cet enjeu : le sujet politique moderne repose sur un processus de subjectivation particulier qui dynamise la démocratie. Ainsi, il y a un parallèle à relever entre ces deux dynamiques : s’il ne peut exister de démocratie sans une logique constante de démocratisation, il n’y a de sujet politique que dans cette subjectivation permanente par laquelle l’individu devient citoyen en revendiquant ses droits. Ce devenir sujet est donc bien celui de la liberté comme arrachement aux tutelles spirituelles ou politiques.

La démocratie correspond ainsi à l’espace politique qui permet non seulement cet arrachement aux tutelles, mais aussi la revendication de nouveaux droits. C’est la solidarité de ce double mouvement d’arrachement à des conditions liberticides et d’ouverture à la revendication de droits favorables à l’égalité et la liberté qui explique la dynamique de démocratisation.

Kant donne ainsi la définition moderne du sujet. Ou plutôt le sujet n’est moderne que parce qu’il devient un acteur historique d’un processus particulier de subjectivation : celui de s’arracher à ce qui le cantonne à des appartenances limitatives.

Droit et participation politique

Ce bel ouvrage nous livre donc une réflexion stimulante sur la démocratie et sur son histoire. Il reste que son utilisation du droit peut poser un problème. En effet celui-ci doit aussi se comprendre dans une dynamique de l’interpellation. Autrement dit, il n’y a de droit démocratique que si les citoyens possèdent des moyens institutionnels pour interpeller le pouvoir. Cette puissance de l’interpellation démocratique a donc une double face. Il y a, d’une part, le sujet qui interpelle le pouvoir au nom de ses droits. Sur ce versant, le livre de C. Colliot-Thélène est parfaitement éclairant : le sujet de l’interpellation correspond à la constitution du sujet de droit. Mais il y a, d’autre part, l’instance institutionnelle qui est interpellée par les citoyens pour la reconnaissance de leurs nouveaux droits. Cette détermination pose le rapport entre les citoyens, auteurs de l’interpellation et les institutions politiques, sociales, juridiques qui sont interpellées.

C’est sur ce versant que l’ouvrage reste trop évasif. L’auteur fait bien allusion « aux nouvelles scènes de l’inventivité citoyenne » (p. 181), mais on aurait aimé qu’elle définisse aussi la nouvelle forme des institutions politiques que « ces nouvelles scènes » demandent. La démocratie se saisit aussi dans la tension qu’elle instaure : entre le pouvoir constituant du peuple et son organisation dans des pouvoirs constitués. Ainsi la prise en compte de la nécessité des médiations politiques pour donner forme et vie réelle au pouvoir du peuple produit le problème même de la démocratie. Problème que l’on peut esquiver et refuser de cette façon. On peut effectivement affirmer que le pouvoir constituant du peuple doit rester pur, à distance de toutes médiations et institutions car ces intermédiaires ne peuvent être que des dégénérescences abâtardies de la puissance du peuple. On concentre alors la définition de la démocratie sur ce seul moment constituant du politique qui serait viscéralement incompatible avec toutes les formes d’institutionnalisation du pouvoir. Mais en faisant de l’institué une nécessaire pétrification du pouvoir du peuple, la démocratie n’est qu’une irruption politique sans durée.

La démocratie n’est réelle que dans cette tension qu’elle instaure entre la puissance effective du peuple et les moyens institutionnels qui permettent la revendication de ses droits. Penser la démocratie ce n’est pas alors fuir cette tension mais s’y installer. Et c’est cette tension qui éclaire aussi le processus de démocratisation : la conquête de nouveaux droits s’effectue par la création de nouvelles institutions permettant la participation étendue des citoyens. Prêter attention à cette double dynamique aurait alors permis de problématiser l’exigence démocratique de la participation et de la représentation politiques. La démocratie participative n’est pas seulement un concept réactif, qui se construirait contre les limites de la représentation, mais elle incarne une certaine dimension de la radicalité du droit démocratique. Cette radicalité fait reposer le droit sur cette logique de l’égalité : pas seulement celle de l’égalité des droits mais aussi celle du droit d’accéder à tous les lieux de la décision politique. C’est aussi au nom de cette radicalité que la notion d’un peuple national peut être subvertie : l’égalité politique signifie l’égalité de pouvoir dans la prise de décision, quel que soit le lieu institutionnel, national ou pas.

La démocratie ne peut pas signifier seulement la garantie des droits individuels. Car ce qui constitue la démocratie n’est pas seulement l’individu porteur de droits, mais la création de collectifs qui politisent l’espace social et économique. La démocratie n’existe donc que dans des mouvements de subjectivation au sein desquels des groupes sociaux se forment pour politiser l’ensemble de la société. Dire cela, c’est refuser de concevoir la démocratie comme une grande notion éternelle qui actualiserait son concept des Grecs jusqu’à nos jours. Ce sont bien plutôt des pratiques qui créent la démocratie. La démocratie renvoie moins au problème de l’unité et de l’identité du peuple qu’à celui des pratiques de participations politiques mises en œuvre par les citoyens pour politiser la société et créer de nouvelles institutions politiques. Pour analyser la démocratie, on ne peut pas se dispenser de déterminer les principales formes de collectifs qui se créent dans la société comme la foule, le public, les groupes, la multitude, les classes sociales, etc. C’est ce que l’ouvrage de C. Colliot-Thélène n’évoque pas : si le collectif politique formé par le peuple tend à s’essouffler, quelle est alors la nouvelle forme de collectif pouvant augmenter la puissance de politisation des citoyens ?

Ainsi, si face aux nouveaux lieux et stratégies des pouvoirs économique et politique, il est nécessaire de dénationaliser la citoyenneté, n’est-il pas également nécessaire de revisiter le concept de représentation politique pour le problématiser à partir d’une participation citoyenne de plus en plus revendiquée ? Cette question est l’épreuve à laquelle la démocratie semble aujourd’hui confrontée.

Ces questions n’enlèvent rien à la haute tenue philosophique de cet ouvrage qui est une aide précieuse pour tous ceux qui s’intéressent l’histoire de la démocratie.

par Norbert Lenoir, le 5 janvier 2012

Pour citer cet article :

Norbert Lenoir, « Peuple et démocratie », La Vie des idées , 5 janvier 2012. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Peuple-et-democratie

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