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Permanence des empires
L’actualité de la souveraineté « feuilletée »


par Pauline Peretz , le 9 novembre 2010


L’empire n’est pas cette forme politique caduque que l’historiographie tend à mépriser à peu de frais. L’histoire globale de Jane Burbank et Frederick Cooper en montre toute l’actualité et la complexité. L’Union européenne n’aurait-elle pas intérêt à regarder du côté des formes impériales pour parvenir à définir sa souveraineté ?

Le 2 juin 2010, Jane Burbank et Frederick Cooper (historiens à New York University) présentaient à la Vie des idées leur ouvrage paru chez Princeton University Press, Empires in World History : Power and the Politics of Difference, traduit en septembre 2011 chez Payot par Christian Jeanmougin (Empires. De la Chine ancienne à nos jours, 685 p.).

Cette somme à laquelle peu d’historiens se sont risqués renouvelle tant l’historiographie sur les empires que les conclusions des colonial studies. Dans cette histoire mondiale et de long terme, s’affranchissant des frontières existant entre aires culturelles et grandes périodes historiques, Burbank et Cooper invitent à une rupture avec les récits politiques traditionnels centrés sur la nation et l’Europe, qui voient dans l’État-nation le nécessaire devenir de l’empire. Ils insistent au contraire sur la fluidité et la permanence de cette forme politique. Ils rejettent également la distinction entre anciens empires et empires coloniaux dits nouveaux ou « modernes » et s’intéressent aux formes d’administration de la diversité.

Le débat avec Clément Thibaud (maître de conférences en histoire à l’Université de Nantes) et Romain Bertrand (Directeur de recherche au CERI) fut l’occasion de réfléchir à la résilience de la forme impériale et à la multiplicité des formes de souveraineté dans l’histoire.

Nous publions ci-dessous :

La présentation de Jane Burbank et Frederick Cooper

Ce texte est la présentation que Jane Burbank et Frederick Cooper ont faite de leur ouvrage Empires in World History (Princeton University Press, 2010) le 2 juin 2010 à La Vie des idées.

L’origine de notre livre remonte à 1999, lorsque nous avons créé, à l’Université de Michigan, un séminaire intitulé « Empires, États, et imagination politique ». La création de ce cours a été motivée par notre insatisfaction à l’égard du grand récit de l’histoire mondiale comme mouvement inévitable d’un monde d’empires vers un monde d’États-nations. L’idée de cette transition nécessaire était une constante de l’historiographie quand nous étions étudiants dans les années soixante. Plus tard, nos étudiants ont été très influencés par le livre de Benedict Anderson paru en 1983, Imagined Communities ; ils acceptaient, en général, l’idée selon laquelle l’imagination politique aux XIXe et XXe siècles était nécessairement nationale – selon le triptyque un peuple, un gouvernement, un territoire – une perspective qui, à notre avis, ne correspond pas à la réalité historique.

Nous voulions aussi dépasser une autre perspective, plus récente, celle de l’histoire coloniale et des colonial studies. Ce type d’interprétation – fondée en grande partie sur la critique des approches euro-centriques – reproduit cet euro-centricisme, en en renversant les valeurs. Dans cette perspective, l’Europe n’est plus la source du progrès dans le monde, mais c’est toujours elle qui dirige – pour le pire – l’histoire du monde. Ou bien les études coloniales ignorent l’histoire précédant le XIXe siècle, ou bien elles se fondent sur l’entreprise coloniale européenne prétendument unitaire, qui aurait duré du XVe au XXe siècle, pour tenir des propos généraux sur la « colonialité ».

Notre livre propose une histoire plus englobante dans le temps et dans l’espace – une histoire de plus de 2000 ans qui commence avec l’empire romain et la Chine ancienne et continue jusqu’à nos jours. Nous n’utilisons pas les concepts douteux de modernité ou d’expansion européenne. Les anciens empires ne se sont pas transformés en États-nations, pour s’étendre ensuite outre-mer en quête de gloire et de prospérité nationale. L’idée d’une colonisation moderne réalisée par les « nouveaux empires » à la fin du XXe siècle – une colonisation plus rationnelle que celle des anciens empires – est intéressante en tant que construction des idéologues impérialistes de l’époque, mais contestable comme description de l’exercice du pouvoir européen sur le terrain en Afrique et en Asie. Si on adopte une perspective de longue durée, on voit que les empires occidentaux qui se pensaient les plus avancés de l’histoire – assurés de leur supériorité technologique, culturelle ou raciale – n’ont survécu que quelques décennies, tandis que l’empire ottoman a duré 600 ans et une succession de dynasties chinoises s’est réclamée de la tradition impériale pendant plus que 2000 ans.

Une perspective excessivement moderniste risque non seulement de masquer le pouvoir des anciens empires, mais aussi de nous empêcher de préciser le contexte dans lequel ont eut lieu les innovations des siècles derniers jusqu’à aujourd’hui. Dans notre ouvrage, le but a été de proposer une histoire plus globale et de plus long terme, une histoire expliquant comment les empires d’Asie et d’Eurasie tout comme les empires méditerranéens et américains ont structuré les possibilités et les contraintes politiques.

Nous allons présenter brièvement les principaux thèmes de notre ouvrage. Commençons par notre définition de l’empire : il s’agit pour nous d’une grande entité politique, expansionniste ou ayant une mémoire de l’expansion, maintenant les distinctions et les hiérarchies tout en incorporant de nouvelles populations. Il faut distinguer les empires des seigneuries, des tribus ou des villes États et des États-nations. Nous nous servons du mot « État » dans un sens général – faisant référence à l’institutionnalisation du pouvoir – pour permettre une discussion comparative des unités politiques. Dans ce sens, il y a des États-empires comme il y a des États-nations, et une forme de pouvoir peut se transformer en une autre.

Tant qu’il existe des ambitions politiques et des différences parmi les peuples, la tentation de l’empire reste forte. Et comme les empires perpétuent les différences, les possibilités de sécession, de division et de recombinaison des composantes d’un empire restent fortes elles aussi. On peut comprendre ainsi pourquoi la forme impériale a connu un si grand succès dans l’histoire, mais aussi pourquoi les empires se sont faits et défaits à travers les siècles.

Les répertoires impériaux

Il y a eu plusieurs manières de gouverner les empires, et plusieurs manières aussi de gouverner différentes régions d’un même empire. Nous utilisons le concept de « répertoires impériaux » pour désigner les mélanges, combinaisons et transformations des pratiques impériales. L’empire ottoman, par exemple, a réalisé un mélange de traditions venant d’Eurasie – des empires turc et mongol, de l’expérience byzantine – donc de l’empire romain – et des pratiques des califats islamiques. Pour administrer leur empire multi-confessionnel, les Ottomans se sont appuyés sur les élites des communautés religieuses sans avoir l’ambition de les assimiler ou de les détruire. En même temps que le sultan se proclamait gardien de l’islam, il recrutait ses serviteurs les plus proches dans les villages chrétiens des Balkans : convertis à l’islam et formés au palais, les jeunes devenaient des administrateurs et militaires coupés de tous liens sociaux à l’exception de ceux l’unissant avec le Sultan lui-même.

Un empire dit « moderne » comme la France a gouverné des populations ayant des statuts et des droits différents. Au XXe siècle, l’empire français englobait, outre la métropole, les vieilles colonies comme la Guadeloupe dont tous les habitants étaient citoyens depuis 1848, les nouvelles colonies d’Afrique ou d’Asie dont les ressortissants avaient le statut de sujet, les protectorats dans lesquels le roi ou le sultan restait souverain mais sous le contrôle des administrateurs français et dont les peuples gardaient leur propre nationalité, et l’Algérie, dont le territoire était intégré à la République française mais dont la population était divisée en citoyens et sujets.

La République française était donc confrontée au même défi que la Chine ancienne ou l’empire ottoman : la nécessité de faire obéir des personnes dans des régions différentes et de leur offrir une raison de coopérer avec le pouvoir impérial. Un répertoire varié offrait une vraie flexibilité au pouvoir.

La politique de la différence 

Nous utilisons cette expression dans un autre sens que les promoteurs du multiculturalisme. La revendication de reconnaissance par le pouvoir étatique des groupes ethniques ou confessionnels n’est qu’une manière de jouer sur la différence en politique. La diversité existant parmi les sujets des empires pouvait être un fait banal pour les populations et utile pour les administrateurs. Le centre pouvait tisser des rapports avec les élites de chaque collectivité. Les élites pouvaient être reliées au centre par des rapports verticaux, sans être liées à d’autres élites de l’empire par des rapports horizontaux. D’autres empires marquaient une distinction nette entre les sujets impériaux et les « barbares » jugés inférieurs ; ils pouvaient essayer d’éliminer les différences culturelles par l’assimilation forcée ou par l’extermination, l’expulsion, ou encore par une combinaison de ces stratégies.

Ainsi, l’empire romain a produit une culture impériale fondée sur la politique républicaine de la ville de Rome et sur les pratiques adoptées des régions méditerranéennes sur lesquelles régnait le pouvoir romain. Rome a créé une institution nouvelle : une citoyenneté extensible à ceux vivant au-delà des limites de la ville. La citoyenneté de l’empire romain, son système judiciaire, les avantages d’une économie à grande échelle, ses pratiques urbanistiques et ses productions artistiques ont attiré des élites d’origines diverses. Devenir romain était à la fois désirable et possible. Cette tendance à l’homogénéisation s’est accélérée avec la christianisation officielle à partir du IVe siècle. Cette idée d’un empire universel fondé sur la citoyenneté a influencé plus tard tous les empires en Europe et ailleurs dans le monde.

Les empires des Mongols des steppes eurasiennes offrent un cas bien différent. Ils n’avaient ni capitale fixe, ni culture centralisatrice et intégratrice. Ce qui comptait était la loyauté au Grand Khan et à ses serviteurs. Les empereurs mongols étaient tolérants à l’égard des différentes religions - le bouddhisme, l’islam, le confucianisme, le christianisme. Les Mongols devenaient mécènes des sciences et des arts des Arabes, des Perses, des Chinois. La diversité était considérée par les Mongols comme un atout, un signe de la grandeur de leurs royaumes.

En Chine, les dynasties successives ont donné naissance à un autre moyen de ménager élites et populations. Le personnel administratif était recruté sur la base de son mérite et récompensé par l’État. Cette politique permettait la mobilisation et l’incorporation d’élites de plusieurs confessions et même le contrôle d’en haut par des dynasties non-Han – les Mongols (Yuan) et les Manchus (Qing).

Aux XIXe et XXe siècles, les empires européens en Afrique et en Asie ont hésité entre une tendance assimilationniste – née de leur croyance en la supériorité culturelle occidentale – et une tendance à l’indirect rule (le gouvernement par des intermédiaires locaux), sans parvenir à choisir ou à trouver un juste milieu. Ce n’est que dans quelques régions des empires – les zones de peuplement européen, les régions minières, ou les grandes villes – que la systématisation de la domination coloniale ressembla à l’image qu’en donnaient les descriptions officielles ou les critiques des abus commis par les colonisateurs. Les administrateurs européens ne pouvaient admettre que leurs pratiques ressemblent à celles des conquérants du passé, tels les Mongols ; pour infliger la terreur, le soldat à la mitrailleuse avait remplacé le chevalier avec ses flèches.

L’importance des intermédiaires dans l’administration des empires

Nous arrivons à un thème central de notre ouvrage : l’importance des intermédiaires dans l’administration des empires. Aucun empire n’était capable de gouverner un domaine étendu et dont les territoires pouvaient être éparpillés comme il gouvernait à la maison. Les dirigeants impériaux avaient besoin d’intermédiaires ; ils les trouvaient de manières fort différentes. Les agents du centre impérial et les colons arrivaient avec les réseaux et les valeurs de la métropole – ce qui constituait en principe un atout pour l’empire – mais ceux-ci représentaient en réalité un double danger : le manque de connaissance des communautés locales et la tentation pour les nouveaux arrivants de créer une nouvelle version de leur société d’origine, indépendante de la puissance impériale. De tels cas de sécession ont bien eu lieu dans les Amériques britannique et espagnole.

Une autre démarche consistait à inciter les élites locales à coopérer avec la puissance impériale. Cette solution avait l’avantage de réduire les dépenses d’administration et d’incorporer les élites locales dans une structure de clientélisme liée au centre. Les inconvénients en étaient l’autonomie potentielle des ces élites, leur proximité avec leur propre base sociale et leur distance à l’égard des méthodes et des intérêts de la métropole. Une troisième possibilité était l’utilisation d’individus sélectionnés et extraits de leur milieu social – par asservissement, compétition ou d’une autre manière.

En théorie, les empires européens du XIXe et du XXe siècles auraient dû remplacer les structures d’intermédiation personnelle par un système bureaucratique. Mais dans les vastes espaces africains, la pratique était tout autre. L’administrateur français se considérait comme « le roi de la brousse », mais, comme pour beaucoup de rois, sa capacité à faire pénétrer son pouvoir dépendait de nombreux intermédiaires. Il avait besoin des chefs indigènes, des gardes, des traducteurs, toute une série d’intermédiaires qui cherchaient à exploiter le pouvoir colonial, en même temps que le pouvoir colonial exploitait leur aide.

Au moment où l’empire ottoman était contraint, par ses défaites militaires et économiques, à adopter les technologies des empires occidentaux, l’empire britannique en Inde s’ottomanisait, suivant la logique d’un empire fondé sur le revenu foncier, conscient des dangers représentés par un excès de mobilité ou de réformes, dépendant des élites capables de gérer les rapports sociaux locaux. Partout, les intermédiaires étaient essentiels, mais aussi dangereux pour leurs maîtres.

L’imaginaire politique

Les dirigeants des empires imaginaient chacun les possibilités et les défis qui se présentaient à eux dans un contexte spécifique. L’imaginaire politique n’était ni unique ni infini – mais il définissait, à un moment donné, les horizons des possibles. Les élites locales et les sujets avaient également leur propre imaginaire, qu’il convient de comprendre dans leur contexte, non dans le nôtre.

Les dirigeants des empires voulaient rendre visible et acceptable leur pouvoir et condamner toute alternative à celui-ci. Ainsi, le monothéisme a été adopté par les défenseurs et les constructeurs de plusieurs empires – l’empereur romain Constantin et plus tard Mahomet – et l’idée d’un seul empire, un seul dieu, un seul empereur agissait puissamment. Mais le schisme, revers du monothéisme, présentait un danger, en soutenant que l’empereur en place n’était pas le gardien de la vraie foi.

L’universalisme de la monarchie catholique des Habsbourg a facilité leur effort d’incorporation des peuples américains dans une communauté chrétienne, mais cette idée a également fondé la critique sévère par le prêtre Bartolomé de Las Casas des pratiques de colonisation. Les organisations anti-esclavagistes de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe ont poursuivi la ligne de Las Casas, en condamnant l’esclavage dans les termes idéologiques de leur temps. Pour beaucoup de Britanniques, la moralité de leur pays était discréditée par la misère des esclaves africains, avec lesquels ils n’avaient que très peu en commun et qui vivaient sur des îles que la plupart des anti-esclavagistes ne connaissaient pas.

Trajectoires impériales

Au lieu de présenter l’histoire comme une succession d’époques, se distinguant chacune de la précédente, il faut reconnaître que tout le monde ne danse pas au même rythme ou dans la même direction. Les empires ne sont pas des entités statiques ; ils émergent, se transforment et disparaissent.

L’expansion continentale des États-Unis offre l’exemple d’une trajectoire impériale caractérisée par l’homogénéisation des peuples incorporés par assimilation – c’est le cas des immigrés venant d’Europe – ou par extermination ou exclusion – les populations indigènes. La trajectoire est ici le chemin qui conduit – après une guerre civile meurtrière – à la création d’une structure uniforme – des États ayant des droits égaux – et à celle d’une idéologie nationale. Même en plein essor économique et militaire, l’empire américain n’a voulu ni gouverner des colonies ni octroyer à d’autres les droits associés à la citoyenneté américaine.

L’URSS offre, au contraire, l’exemple d’une réification de la notion de différence. Fondée sur la tradition impériale née des empires russes successifs qui la précédèrent, l’Union soviétique fut une entité composite faite de républiques nationales. Chaque république avait « son » élite, mais toutes les élites nationales étaient liées au centre par les réseaux communistes, eux-mêmes contrôlés par le pouvoir policier.

En Chine, une succession de dynasties – y compris celles issues des conquérants de l’extérieur, les Yuan et les Qing – a défendu la vision d’un empire unifié en modifiant les répertoires des pratiques. Les nationalistes de 1912 et les communistes de 1949 essayèrent de défendre les frontières des Mandchous. Les dirigeants de la Chine contemporaine sont obligés de faire face aux tensions très anciennes au Tibet et de trouver des moyens de contrôler les multiples confessions et ethnies sur leur territoire.

Ces différentes trajectoires impériales nous aident à mieux comprendre l’Union européenne. Le passé européen est riche d’efforts visant à incorporer les différents peuples et territoires du continent dans une seule entité politique, mais aussi rempli de luttes féroces visant à empêcher cette création. Les ambitions de Napoléon ou d’Hitler ont été contrées par d’autres empires, russe et britannique notamment. Après la Deuxième Guerre mondiale – qui fut une guerre d’empires – la perte de puissance des empires européens a rendu désormais impossible la conquête impériale et a permis d’imaginer de nouvelles institutions supranationales dans le cadre d’une union qui est, tout comme les empires, complexe et difficile à gérer.

Pour conclure, tournons-nous vers l’histoire du présent. Une histoire des empires rend plus visible et plus compréhensible l’instabilité – et les ouvertures – de la politique mondiale des deux derniers siècles. De nombreuses tensions entre visions et organisations politiques restent non résolues dans notre période dite moderne qui aime les certitudes.

Premièrement, la tension entre la conception devenue commune de l’État territorial, et le fait que les États les plus puissants – au XXe comme au XVIe siècle – n’ont pas été limités dans l’espace et ont bénéficié d’une souplesse considérable dans l’exercice de leur pouvoir à l’égard de nombreuses régions et de nombreux peuples.

Un deuxième phénomène de longue durée est la tension entre l’arrogance des conquérants – que ce soit celle de l’empire romain en Gaule ou de l’empire britannique en Afrique – de se penser comme maîtres du monde, et la nécessité qui se présentait à eux de rechercher la coopération d’intermédiaires parmi des populations qu’ils considéraient comme barbares. On voit bien aujourd’hui cette tension à l’œuvre en Iraq et en Afghanistan.

Une troisième tension existe entre le désir des élites politiques de contrôler leur destin et le fait qu’ils ne puissent échapper à des ambitions similaires de la part de leurs rivaux.

Quatrièmement, la situation impériale ouvre la possibilité, pour les élites locales ou pour les populations marginalisées, de dépasser le cadre limité de la politique locale et de rechercher la solidarité de groupes vivant dans d’autres régions du monde. Les réseaux anti-esclavagistes du XIXe siècle ou les réseaux communistes du XXe sont des exemples des connexions qui traversent les frontières des empires.

Cinquièmement, la question de savoir s’il faut s’emparer des structures étatiques ou les réformer est décisive pour les opposants des empires. Plusieurs grandes révolutions dites nationales – en Amérique du nord et en Amérique du sud, comme à Saint-Domingue ou en Afrique Occidentale Française – eurent lieu au sein même des empires, avant de devenir des révolutions contre l’empire.

Une dernière tension perdure aujourd’hui entre la théorie politique sur les États et la réalité du pouvoir dans le monde. La théorie dominante suppose que la souveraineté de chaque entité est indivisible et totale, et que la politique internationale est un jeu entre des entités juridiquement équivalentes. La réalité du pouvoir et l’organisation politique du monde contemporain rendent pourtant évidentes la non-équivalence des unités politiques et la divisibilité de la souveraineté de plusieurs manières : dans un empire où l’empereur est le roi des rois, dans des empires qui conservent des protectorats ou des dominions, dans une fédération qui partage ses fonctions souveraines avec des unités subordonnées ou dans une confédération comme l’Union européenne.

En prenant conscience de la non-résolution de ces tensions, peut-être pouvons-nous élargir notre réflexion à une réalité dont nous faisons l’expérience depuis des siècles : l’existence d’un monde à la fois connecté et inégal.

Les commentaires de Clément Thibaud, historien, Université de Nantes

Les commentaires de Romain Bertrand, politiste, CERI/FNSP
Note technique :

Vidéo : A. Williamson

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par Pauline Peretz, le 9 novembre 2010

Aller plus loin

 Présentation de l’ouvrage sur le site des presses universitaires de Princeton.

 Pour lire le premier chapitre (pdf)

Pour citer cet article :

Pauline Peretz, « Permanence des empires. L’actualité de la souveraineté « feuilletée » », La Vie des idées , 9 novembre 2010. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Permanence-des-empires

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