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Essai Politique

Penser le populisme


par Pierre Rosanvallon , le 27 septembre 2011


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Pour faire contrepoids aux tentations réductrices du populisme qui se développe dans les démocraties européennes, Pierre Rosanvallon nous invite à compliquer notre conception de la démocratie et à la rendre polyphonique, car le peuple ne parle pas d’une seule voix.

Ce texte est tiré de la leçon inaugurale prononcée lors des 26es Rencontres de Pétrarque 2011, organisées autour du thème : le peuple a-t-il un avenir ? Une version fortement abrégée a été publiée dans Le Monde du 21 juillet 2011.

Il y a aujourd’hui en Europe deux mots qui se regardent en chien de faïence : ceux de peuple et de populisme. Avec le paradoxe d’un terme négatif et péjoratif qui dérive de ce qui fonde positivement la vie démocratique. On exècre le populisme alors que l’on exalte le principe de la souveraineté du peuple. Que recèle ce paradoxe ? Comment le comprendre ? Y aurait-il une bonne et une mauvaise façon d’être démocrate ? Une bonne et une mauvaise façon d’être près du peuple ? Il faut lever ces ambiguïtés. Pour éclairer cette question, on ne peut pas en rester à la reconnaissance diffuse du fait que le peuple est le principe actif, moteur du régime démocratique ; qu’il est la puissance indiscutable de légitimation de celui-ci. Le problème est en effet que c’est une puissance indéterminée. Il y a ainsi un écart entre l’évidence d’un principe, la souveraineté du peuple, le pouvoir au peuple, et le caractère problématique de ce peuple comme sujet social et politique.

Le peuple introuvable

Il faut d’abord partir du caractère problématique du peuple comme fait social. Quand on fait référence à Michelet, à Vallès, ou à tous ceux qui ont été les chantres du peuple dans l’histoire ou dans la littérature, ils ne parlent pas simplement d’un fait sociologique. Sous leur plume, le peuple est d’abord une force historique active. Parler du peuple c’est pour eux faire référence à une foule qui avance dans la rue, à un groupe qui intervient pour rompre l’ordre des choses. C’est toujours parler d’une action qui est en train de se faire, d’une révolution qui est en train de s’opérer et pas simplement d’un groupe social. C’est pour eux un peuple-évènement, une force qui infléchit le cours de l’histoire, un concept qui se fait chair dans l’action et s’abîme en elle. Point n’est alors besoin de le décrire et de recourir à l’analyse sociologique pour l’appréhender. Mais dans la vie ordinaire des démocraties, il faut à l’inverse déterminer positivement qui est ce peuple-sujet et savoir comment le faire parler, comment le représenter. Il y a donc là une première forme d’indétermination concernant le sujet de la démocratie, ce qui m’a conduit à employer l’expression de « peuple introuvable ». La distance avec le peuple de 1789 est d’autant plus forte qu’on voyait encore à ce moment-là le peuple à partir de son inscription dans des corporations, des groupes, des paroisses. Il était toujours en quelque sorte lié à une forme d’institution. Parler du peuple, c’était alors se référer à un fait social qui était inscrit dans une institution et qui faisait donc immédiatement sens et image.

Avec la révolution démocratique, cette lisibilité immédiate du social devient problématique. L’impératif d’égalité conduit en effet à abstractiser le social en érigeant l’individu en principe constitutif de celui-ci. En témoigne à sa façon l’iconographie de la Révolution française. Alors qu’elle regorge de multiples allégories de l’égalité, de la liberté ou de la justice, elle ne fait presque aucune place au peuple. Et lorsqu’il est représenté, c’est fort abstraitement, sous les espèces d’un Hercule, sorte de puissance polaire, ou encore identifié à un œil, c’est-à-dire à une force de surveillance, là aussi indistincte. Le peuple principe se détache de la sorte du peuple sensible ; sa consécration politique rend plus incertaine son appréhension sociologique.

Dans la démocratie, le peuple n’a en effet plus de forme : il devient positivement nombre, c’est-à-dire force composée d’égaux, d’individualités purement équivalentes sous le règne de la loi. C’est ce qu’exprime à sa façon radicale le suffrage universel. Avec lui, la société n’est plus constituée que de voix identiques, totalement substituables, réduites dans le moment fondateur du vote à des unités de compte qui s’amassent dans l’urne. La substance s’efface dans ce cas derrière le nombre, redoublant les effets de l’abstraction liée à la constitution purement procédurale du social.

Représenter le peuple

Pour résoudre cette aporie, le travail de la représentation démocratique va impliquer la constitution d’un peuple fictif, au sens juridique du terme, en lieu et place d’un peuple réel devenu introuvable et infigurable. La contradiction entre la nature de la société démocratique (la société sans corps) et les présupposés de la politique démocratique (la constitution d’une personne fictive représentée) va donc entraîner une quête permanente de figuration qui ne pourra jamais complètement aboutir. Sauf lorsqu’il se fait évènement, action directe, le peuple se dérobe aux évidences dans la démocratie. Il va donc devoir en permanence être « approché » avec le double secours d’une vision politique et d’une élaboration intellectuelle.

Caractère problématique en second lieu des institutions et des procédures pour faire parler le peuple. Car quelle est au fond la justification du système représentatif ? Est-ce qu’il existe parce que la représentation directe est impossible dans une grande forme de société ? Ou le système représentatif a-t-il des vertus propres, par l’obligation qu’il entraîne de délibérer, de s’expliquer en public ? Tout cela n’a jamais été véritablement résolu.

Il faut ainsi partir du fait que l’histoire de la démocratie est celle d’une double indétermination, comme le montre la difficulté qu’il y a à situer exactement la place du référendum dans les moyens d’expression démocratiques. C’est à partir de là qu’il faut appréhender les rapports équivoques entre une référence positive au peuple et une référence beaucoup plus négative ou, en tout cas, empreinte de suspicion, à la notion de populisme. L’histoire de la démocratie est confondue avec celle d’un flottement entre une idéalisation liée à des définitions abstraites et des conditions de mises en forme conflictuelles, soumises à manipulation, à détournement, à confiscation, à minimisation. L’enjeu du débat sur la démocratie n’est pas en outre simplement d’ordre intellectuel, c’est aussi un enjeu social, car il y a aussi controverse permanente pour savoir ce que la démocratie veut dire, pour savoir à qui elle doit donner la parole, et comment les individus peuvent peser sur les gouvernants.

Mais il y a aussi une troisième indétermination qui trouble le langage. Elle tient au fait que le peuple n’est pas simplement un principe commandant mais qu’il est aussi substance et forme sociale de la démocratie. Il est la figure du commun, la forme d’une société d’égaux ; c’est-à-dire une façon cohérente de faire société. Il n’existe donc là que sous la forme d’une promesse ou d’un problème, d’un projet à réaliser.

Penser le populisme pour mieux accomplir la démocratie

Ces trois formes d’indétermination sont constituantes de la démocratie moderne. Mais elles ont pris aujourd’hui un caractère particulièrement aigu. Du fait de l’exigence démocratique croissante des citoyens, d’abord. L’inachèvement démocratique est d’autant plus vivement ressenti que les formes d’interventions des citoyens se sont élargies et développées. Mais plus encore du fait de la croissance des inégalités et des phénomènes de séparatisme qui minent de façon croissante le social. C’est la panne de la démocratie-société qui redouble l’inachèvement structurel de la démocratie-régime et qui pose avec acuité la question de la figuration du sujet collectif de la démocratie.

Il faut partir de là, et non pas de définitions a priori, pour penser le populisme. On peut dire en première approximation de lui ce que Marx disait : il est à la fois le symptôme d’une détresse réelle et l’expression d’une illusion. Il naît sur le terrain d’une crise. Il ne fait pas qu’exprimer un mal intrinsèque. Il est le point de rencontre entre un désenchantement politique, tenant à la mal-représentation, aux dysfonctionnements du régime démocratique, ainsi qu’au point de jonction de ce désenchantement avec un désarroi social, liée à la non-résolution de la question sociale aujourd’hui, avec le double sentiment d’impuissance, d’absence d’alternatives et d’opacité du monde qui en découle.

Dans cette perspective, le populisme peut être compris comme une forme de réponse simplificatrice et perverse à ces difficultés. C’est pour cela qu’on ne peut pas seulement l’appréhender comme un « style » politique, comme certains le disent, en le réduisant à sa dimension démagogique.

Si nous voulons mieux comprendre la démocratie, il nous faut donc aussi mieux saisir ce qu’est le populisme. Car l’intelligence de la démocratie est inséparable d’une intelligence de ses perversions. Approfondir la question du populisme conduit à mieux comprendre la démocratie avec ses risques de détournement, de confiscation, ses ambiguïtés, son inachèvement aussi. S’il y a parfois de l’indignation ou de l’inquiétude en Europe devant le développement du populisme, il s’agit aussi d’avoir l’intelligence de son inquiétude, la science de son indignation et rejeter aussi bien le moralisme flou que le mépris hautain. Ne pas se limiter à une condamnation pavlovienne pour faire du mot « populisme » un épouvantail qui ne serait pas théorisé, qui ne serait pas pensé. La question du populisme est en effet interne à celle de la démocratie. Ce n’est pas un parasitage extérieur, sa présence oblige à penser la démocratie pour mieux l’accomplir.

De ce point de vue un parallèle avec le phénomène totalitaire s’impose à nous. Il y a en effet dans les deux cas une appréhension perverse de l’idéal représentatif et des formes démocratiques, autant qu’une même façon de réduire la question de la division du social sous les espèces d’une exaltation de l’Un et de l’homogène, qu’il s’agisse du peuple-classe ou du peuple-nation construit dans un rejet de l’autre. Avec certes une différence considérable : le totalitarisme a défini une forme de pouvoir, construit des institutions d’État, alors que le populisme structure plus vaguement et de façon moins immédiatement dirigeante une culture politique de décomposition démocratique. Mais le populisme s’avère bien en même temps comme la forme prise au XXIe siècle par le retournement contre elle-même de la démocratie comme l’avait été au XXe le totalitarisme. Il est donc aujourd’hui aussi urgent de penser le second qu’il l’avait été des années 1950 aux années 1970 de penser le premier. Même si faire ce rapprochement invite en même temps à souligner les ambiguïtés que ce terme véhicule aussi, et doit donc conduire à ne pas absolutiser en la globalisant cette catégorie de populisme.

L’historien se trouve d’ailleurs là conduit à souligner que cette catégorie a une histoire plus longue, et plus composite, que celle du totalitarisme. Pour mener à bien son entreprise en la matière, il lui faudrait partir de loin. Commencer avec évidence par l’étude des sycophantes dans la Grèce ancienne, lorsque s’érigeant en « chiens du démos », fiers de mordre les mollets des puissants, ils pervertissaient sur un mode démagogique et antipolitique l’œuvre des institutions d’accusation publique des pouvoirs en place (en l’absence de ministère public). Parler aussi du People’s party américain de la fin du XIXe siècle ou du Narodnichestvo russe de la même époque qui idéalisaient de façon parallèle la démocratie directe et le bon peuple paysan. Faire mention bien sûr des prétentions de Napoléon III à exercer un pouvoir plébiscitaire sans intermédiaires, exaltant l’unité du peuple sain contre des « diviseurs » incarnés pour lui par les partis et les groupes d’opposition. Considérer aussi l’histoire des régimes sud-américains qui de Perón hier à Chavez aujourd’hui ont également exalté le face à face des masses et du pouvoir, prétendant s’ériger en pouvoir incarnant adéquatement la société. On pourrait ainsi distinguer des populismes de gouvernement, des populismes d’opposition ou encore des populismes de dénonciation.

Mais il ne s’agissait là que de cas particuliers. Alors que le populisme contemporain constitue un fait globalement structurant des démocraties contemporaines. La liste des mouvements qui peuvent être définis de cette façon est en effet bien longue. Jobbik en Hongrie, Front national en France, la Ligue du Nord en Italie, UDC en Suisse, Parti du Peuple au Danemark, du Progrès en Norvège, de la Liberté (celui de Geert Wilders) aux Pays-Bas, « Vrais Finlandais » de Timo Soini, Vlaams Belang en Belgique. Fait même le plus inquiétant : les partis populistes ont conquis des positions électorales extrêmement puissantes dans les pays qui étaient des symboles de la social-démocratie et des bastions de la démocratie tout court, à savoir les pays scandinaves. Il y a donc pour cela urgence à penser aujourd’hui le populisme, comme un fait constituant de la vie de nos démocraties et non pas simplement comme une sorte d’embardée momentanée ou localisée.

La triple simplification populiste

Il faut bien sûr le penser comme un phénomène pluriel et diversifié. Mais il y a cependant des traits communs au langage, à la doctrine et à la pratique de ces mouvements que l’on peut décrire. Lesquels ? On peut résumer les propos en considérant que la doctrine de l’ensemble de ces partis et des mouvements que l’on qualifie de populistes repose sur une triple simplification. Une simplification politique et sociologique : considérer le peuple comme un sujet évident, défini par sa différence avec les « élites ». Comme si le peuple était la partie saine et unifiée d’une société qui ferait naturellement bloc dès lors que l’on aurait donné congé aux groupes cosmopolites et aux oligarchies. Nous vivons certes dans des sociétés qui sont marquées par une sécession des riches. Mais l’existence d’une oligarchie, le fait de la sécession des riches ne suffisent pas à définir le peuple et à le considérer comme une masse unie. Ce n’est pas simplement un principe négatif qui peut définir cette société.

C’est en second lieu une simplification procédurale et institutionnelle. Le populisme considère que le système représentatif et la démocratie en général sont structurellement corrompus par les politiciens et que la seule forme réelle de démocratie serait l’appel au peuple, c’est-à-dire le référendum. Il suspecte aussi les corps intermédiaires, comme la justice, d’être indifférents aux souffrances du peuple ; ou encore voue aux gémonies comme étant non-démocratiques et corporatistes toutes les autorités de régulations légitimées par un principe d’impartialité. Une des premières choses qu’a faite le gouvernement Orban sous la pression du Jobbik en Hongrie, a ainsi été de réduire le pouvoir de la cour constitutionnelle, la traitant de corps « aristocratique ». Ce qui nous permet d’ailleurs de souligner que s’il y a des mouvements populistes, il y a aussi à l’intérieur de certains gouvernements conservateurs au pouvoir des tendances qui vont dans cette même direction.

La troisième simplification – et elle n’est pas la moindre –, est une simplification dans la conception du lien social. Le populisme pense que ce qui fait la cohésion d’une société, c’est son identité et non pas la qualité interne des rapports sociaux. Une identité qui est toujours définie négativement. À partir d’une stigmatisation de ceux qu’il faut rejeter : les immigrés, ou ceux qui ont d’autres religions (d’où la centralité de la question de l’Islam aujourd’hui, par exemple). Cette question n’est pas nouvelle. À la fin du XIXe siècle, au moment de la première mondialisation, dans les années 1890, alors qu’il y avait déjà en Europe une crise du gouvernement représentatif et aussi une crise de l’égalité liée à la première mondialisation, cette façon de penser le social s’était déjà fait jour. Aux élections de 1893, un Maurice Barrès avait ainsi publié un manifeste électoral qui avait pour titre Contre les étrangers. L’égalité, telle qu’il la voyait, était nécessairement sœur de la xénophobie, liée à une forme de national-protectionnisme (il aimait à dire qu’il était le fervent défenseur d’un « protectionnisme ouvrier »).

Compliquer la démocratie pour l’accomplir

Si l’on estime que le populisme est fondé sur une simplification de la démocratie, une simplification de la compréhension de ce que veut dire le peuple, une simplification de la vision des procédures susceptibles de faire vivre la démocratie, une simplification de ce qui fait le commun, surmonter la dérive populiste invite à réfléchir à la façon de mieux accomplir la démocratie. Nul ne peut en effet prétendre combattre ou stopper le populisme en se contentant de défendre l’état existant des choses, en se contentant de défendre la démocratie telle qu’elle existe aujourd’hui. Pour critiquer le populisme, il est ainsi nécessaire d’avoir un projet de réinvention et de reconstruction de la démocratie. Dans quelle direction ? J’en donnerai rapidement quelques éléments.

Tout d’abord, partir du principe qu’au lieu de simplifier la démocratie, il faut la compliquer pour l’accomplir. Parce que nul ne peut prétendre posséder le peuple, nul ne peut prétendre être son unique haut-parleur. Car le peuple n’existe que sous des espèces et des manifestations partielles. Il existe d’abord un peuple arithmétique : le peuple électoral. C’est le peuple qui est le plus fondamental car tout le monde peut faire parler le peuple en disant « la société pense que », « le peuple pense que », mais personne ne peut dire que 51 est inférieur à 49. Il y a une espèce d’évidence et de puissance du peuple arithmétique. Le peuple arithmétique est à la fois une force dirigeante et une force de pacification dans la démocratie car il est le pouvoir du dernier mot. Le fait majoritaire est un pouvoir du dernier mot. Il est décisif pour cela. Mais le problème est que la définition du peuple ou de l’intérêt général doit englober l’immense majorité de la société et pas simplement sa majorité. La démocratie repose à cet égard sur une forme de fiction, la fiction que la majorité représenterait toute la société. Ce qui n’est pas le cas. C’est pour cela qu’il faut faire appel à d’autres figures du peuple. Lesquelles ?

D’abord ce que l’on pourrait appeler le peuple social, qui existe à travers des revendications liées à des conflits, à travers la formation de communautés d’épreuves, à partir de morceaux d’histoire vécus en commun. Cela peut être aussi celui de se référer à cette opinion indistincte et confuse qui existe à travers Internet (car Internet n’est pas un média, mais une forme sociale, sorte de matérialité directe et mouvante d’une opinion publique qui n’existait autrefois que représentée par des institutions, des médias, des techniques de sondage).

Mais il y a encore un troisième peuple qui joue un rôle essentiel : le peuple-principe. C’est le peuple qui est défini par ce qui fait les fondements de la vie commune. Ce qui représente ce peuple, c’est alors le droit, les règles fondatrices du contrat social, c’est la Constitution. Et si les cours constitutionnelles sont amenées à jouer un rôle de plus en plus important dans les sociétés modernes, c’est pour cela. Elles représentent ce peuple-principe qui ne se confond pas avec le peuple majoritaire (une cour constitutionnelle peut ainsi avoir un pouvoir de révision de lois votées par un Parlement).

Il y a enfin un quatrième type de peuple, que l’on pourrait appeler un peuple aléatoire. Dans certains cas, il est tellement difficile de le figurer que l’on utilise le tirage au sort pour en constituer une image. C’est le tirage au sort d’un jury d’assises ou celui des participants à une conférence de consensus. L’important est de donner sa place à ces différents peuples : le peuple électoral arithmétique, le peuple social, le peuple principe et le peuple aléatoire. Car le peuple est toujours approché. Pour faire parler le peuple, il faut donc multiplier les voix, multiplier ses modes d’expression. Il n’y a pas un peuple qui parle d’une seule voix. Il faut qu’il y ait une polyphonie.

D’un autre côté, il faut démultiplier la souveraineté. Car il n’y a pas non plus une façon unique d’exprimer et, de faire vivre la volonté générale. L’expression électorale n’est d’abord qu’intermittente. Et il y a une demande de démocratie permanente. Mais cela ne peut prendre la forme d’une démocratie presse-bouton même s’il y en aurait aujourd’hui techniquement la possibilité. Car la démocratie ne se réduit pas à un régime de la décision. La démocratie est un régime de la volonté générale, ce qui se construit dans le temps. C’est le fait d’élaborer un projet, une histoire collective et pas simplement de dire oui ou non, ou de choisir une personne. La démocratie n’est pas simplement un régime de la décision instantanée, mais elle est l’expression d’une volonté dans l’histoire. C’est pour cela qu’il faut aussi démultiplier ses modes d’expression et ses voix et qu’il faut en faire quelque chose de permanent. Mais pas sur le seul mode de la multiplication des votes ; sur celui de l’implication citoyenne aussi. En multipliant les modalités d’une démocratie permanente. Par exemple en soumettant les gouvernants à une surveillance accrue, à des redditions de comptes plus fréquentes, à des formes de contrôle, à des formes de jugement. Le citoyen ne peut pas espérer être derrière chaque décision, mais il peut participer à une puissance collective de contrôle, de surveillance, de jugement, d’évaluation permanente des pouvoirs établis.

La démocratie : délibération, interaction et production d’une vie commune

Compliquer donc la démocratie pour l’accomplir. Mettre aussi en place pour cela des institutions de l’intérêt général au-delà de ce qu’est le pouvoir élu. Qu’un pouvoir puisse dire : « puisque je suis élu, j’ai tous les droits », ce pouvoir ne participe pas d’une définition adéquate de la démocratie. L’élection confère la légitimité, mais pas le fait de pouvoir prendre n’importe quelle décision. Le pouvoir en place doit accepter de voir ses décisions soumises à discussion, à interrogation. La démocratie est un régime de la délibération. Un régime qui met en discussion de façon permanente ce qui fait l’objet des décisions publiques.

La démocratie se définit enfin comme une qualité. Il y a de plus en plus une demande citoyenne de qualité démocratique, au-delà des procédures électorales-représentatives. Qu’est-ce que cette qualité démocratique ? C’est la façon dont un gouvernement se comporte, en rendant des comptes, en donnant des explications, en impliquant des associations, des groupes intermédiaires concernés. C’est ce que j’ai appelé une « démocratie d’interaction ». Une démocratie dans laquelle il y a une interaction permanente entre pouvoir et société, et pas simplement une démocratie d’autorisation. Or, beaucoup de gouvernants pensent que la démocratie n’est qu’un régime de l’autorisation.

Compliquer la démocratie, c’est enfin une troisième chose essentielle : trouver les moyens de produire un commun qui fait sens ; produire une société qui ne soit pas une simple collection d’individus. Aujourd’hui, c’est un des problèmes essentiels auquel nous sommes confrontés. La démocratie est un régime de production d’une vie commune. Cette vie commune n’est pas simplement celle des grands moments solennels de l’effervescence électorale, même si on a pu dire, à juste titre, que les élections peuvent être considérées comme la fête de la démocratie. Elle ne se limite pas à ces grands mouvements de liesse populaire ou aux mouvements de protestation collective, même si lorsque des millions de participants à des manifestations se répandent dans les rues d’un pays, il existe quelque chose de très fort qui est en train de se passer. Ce n’est pas simplement le commun festif, ce n’est pas simplement le commun de la manifestation, mais c’est le commun de ce qui fait qu’une société démocratique se définit par le fait d’une confiance commune, d’une redistribution, du fait que l’on accepte de partager un certain nombre de choses ensemble. C’est pour cela que dans l’histoire de la démocratie, l’histoire de l’État-providence a été inséparable de celle du régime démocratique.

Les leçons de la fin du XIXe siècle

À la fin du XIXe siècle d’ailleurs – c’est pour nous une leçon essentielle –, au moment où l’on voyait partout en Europe monter en puissance les forces sociales qui tenaient un langage xénophobe, la réponse socialiste et républicaine avait été de considérer que la question n’était pas celle de l’identité et de l’homogénéité, mais celle de la redéfinition de la question sociale et de l’instauration d’un État social. La vraie réponse à la crise du gouvernement représentatif et à la crise de l’égalité à la fin du XIXe siècle, au moment de la première mondialisation, a consisté dans le développement d’une démocratie plus soucieuse de l’intérêt général avec l’organisation de partis politiques dans lesquels chacun pouvait trouver sa place et s’intégrer, et également dans le développement de l’État-providence.

Aujourd’hui, au moment de la deuxième mondialisation, nous sommes exactement dans la même conjoncture. Nous sommes à un moment où il nous faut également redéfinir et enrichir la vie de la démocratie à travers une démocratie plus interactive, et non pas simplement une démocratie d’autorisation, mais où il nous faut aussi redéfinir le contrat social. Cette dimension, c’est celle d’une démocratie qui se définit à partir de ce qui était au cœur des révolutions américaine et française au XIXe siècle : la recherche d’une société plus égale.

Aujourd’hui, un mot triomphe partout, celui de justice. Dans le sentiment populaire général, mais également en philosophie politique, avec toutes les théories de la justice. Mais nous avons aussi besoin de reparler un véritable langage de l’égalité. Non pas seulement l’égalité au sens économique, mais l’égalité au sens d’une société dans laquelle il y a véritablement une production du commun. C’est cette tâche qui, me semble-t-il, est devant nous aujourd’hui. Si nous reconstruisons ce commun, si nous essayons de mieux approfondir l’idée démocratique, alors la question du populisme pourra trouver une forme de réponse qui ne sera pas simplement celle d’un rejet pavlovien mais celle d’une vie démocratique élargie et approfondie.

par Pierre Rosanvallon, le 27 septembre 2011

Pour citer cet article :

Pierre Rosanvallon, « Penser le populisme », La Vie des idées , 27 septembre 2011. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Penser-le-populisme

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