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Passion du collectionneur


par Philippe Simay , le 26 septembre 2008


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Qu’est-ce qui anime les collectionneurs d’art primitif ? D’après l’enquête de deux ethnologues, ce n’est pas le goût de la spéculation ni même de

l’appropriation mais une passion intuitive pour les objets et un sentiment profond d’obligation à leur égard.

Recensé : Brigitte Derlon et Monique Jeudy-Ballini, La passion de l’art primitif. Enquête sur les collectionneurs, NRF, Gallimard, Paris, 2008, 322 p. 20€.

Laissant les tribus de la Papouasie-Nouvelle-Guinée, dont elles sont spécialistes, Brigitte Derlon et Monique Jeudy-Ballini ont mené une enquête dans le monde parisien des collectionneurs d’art primitif. Disons d’emblée que leur livre vient combler un vide marquant au sein de l’anthropologie de l’art et du rapport aux objets. En dépit de la place centrale qu’occupent les collectionneurs dans la formation des collections publiques et, plus largement, du goût pour l’art primitif, ceux-ci n’ont quasi pas retenu l’attention des ethnologues. Comment expliquer un tel désintérêt ? Peut-être avant tout parce que de nombreux travaux, issus du post-modernisme et du post-colonialisme, portant sur les violences liées aux modalités de la collecte, la marchandisation des biens culturels ou les stéréotypes du primitivisme, ont fait du collectionneur le représentant d’une forme de domination liée au discours occidental sur l’altérité. Sans préjuger de la légitimité de cette perspective, force est cependant de constater qu’elle a trop souvent conduit à imputer aux collectionneurs des intentions prédatrices et mercantiles. Le mérite de B. Derlon et M. Jeudy-Ballini est d’avoir porté attention, sans a priori, aux pratiques et aux représentations qui sous-tendent l’imaginaire des collectionneurs d’art primitif. Leur livre, nourri de références philosophiques, historiques et anthropologiques sur les collections, donne véritablement la parole aux collectionneurs dont la passion pour les objets est restituée avec une saveur ethnographique toute particulière.

L’émotion première

Car c’est bien de passion dont il s’agit : une passion minutieusement entretenue par les collectionneurs et qui les pousse souvent à considérer leur activité comme étant incompatible avec des préoccupations spéculatives, notamment celles d’ordre financier. Contrairement à l’idée selon laquelle l’achat d’œuvres d’art traduit une volonté de distinction sociale et demeure liée à des motivations purement économiques, les collectionneurs d’art primitif affichent un mépris ostensible pour l’argent. Si celui-ci permet indéniablement d’acquérir et de sauvegarder des pièces de valeur, il dégrade et pervertit aussi la relation aux objets. Pour le « vrai » collectionneur, l’argent est « le langage des autres » (p. 231) : celui des marchands et de tous ceux qui ne sont pas animés par l’amour des objets. Le désintéressement est ainsi présenté comme un pré-requis sans lequel l’émotion et le transport esthétique ne sauraient avoir lieu.

Ce qui importe en effet aux collectionneurs d’art primitifs, c’est l’émotion esthétique. Nombre d’entre eux évoquent la capacité singulière des objets à susciter des sensations et des sentiments dont la gamme affective varie considérablement en tonalité et en intensité (trouble, sidération, peur, jubilation, réconfort, etc.). La qualité d’une pièce ne dépend donc pas exclusivement de ses propriétés intrinsèques (matières et formes) ou de ses qualités sociales (intérêt financier, rareté, prestige) mais, bien plutôt, de sa puissance affective. Cette dimension affective, présente dans toutes les collections, trouve très certainement son expression la plus aiguë dans l’art primitif puisque les collectionneurs en viennent parfois à considérer leurs objets comme des quasi-personnes, dotées d’affects et d’intentions. Ce sont elles, par exemple, qui choisissent le collectionneur et entrent en dialogue avec lui – non l’inverse. La relation d’asymétrie entre l’homme et l’artefact s’en trouve d’un coup inversée : les objets ont leur autonomie et se tiennent à distance dans leur altérité, d’autant plus grande qu’ils sont porteurs d’un ailleurs, aussi bien spatial que temporel, qui résiste largement aux effractions cognitives. L’anthropologue Alfred Gell, à la suite de Simmel, remarque très justement que le désir et la valeur des objets sont proportionnels à la résistance qu’ils nous opposent. Cette part insondable permet au collectionneur d’art primitif de s’approprier l’objet sur un mode imaginaire, en y projetant ses propres fantasmes : ceux d’une société proche des origines, préservée des effets corrosifs du métissage culturel et dont l’authenticité serait en quelque sorte préservée et contenue dans ses artefacts.

La collection comme mode de connaissance

On peut toutefois s’étonner que ces collectionneurs qui vouent à leurs objets une véritable dévotion ne connaissent souvent rien des sociétés dont ils proviennent, des significations relatives à leurs usages ni même des conditions de leur production. Sur ce point, les analyses de B. Derlon et M. Jeudy-Ballini permettent de comprendre que cette ignorance est tout sauf une simple posture. Elle renvoie en fait aux modalités d’une expérience esthétique qui s’oppose aux approches analytiques et discursives des choses. « Libérée du savoir et des significations autochtones qu’il véhicule, l’expérience esthétique joue du clivage entre l’émotif et le cognitif pour devenir en soi un mode de connaissance » (p. 100-101). C’est donc intuitivement, dans l’immédiateté de l’expérience sensible, que le collectionneur comprend son objet. Cette expérience esthétique ne doit pas être réduite à la seule contemplation où, dans la vision immobile, l’objet vient dire sa vérité. Elle renvoie aussi, plus spécifiquement, à un mode de connaissance par habitude résultant des interactions entre les pièces d’une collection et leur propriétaire. Le véritable privilège du collectionneur est en effet de faire l’expérience quotidienne de sa collection : lui seul l’habite, au point d’être habité par elle, développant ainsi une connaissance qu’il cherche souvent à partager.

L’ouvrage présente plusieurs cas de collectionneurs nouant ainsi une relation intime avec leurs objets : certains se conçoivent comme des créateurs, voire des géniteurs, donnant vie et signification à des objets comme si leur acquisition était une renaissance ; d’autres s’identifient littéralement à leur collection, considérant chacune des pièces comme un prolongement de leur personne, au point que la perte de l’une d’entre elles peut être vécue comme une mutilation. Cette relation narcissique a une portée heuristique évidente. Ainsi que le soulignent bien les auteures, « le sens ultime que les collectionneurs assignent à leur activité fait de l’objet l’instrument par excellence de la compréhension et de l’estime de soi » (p. 183). Elle n’est pas non plus dépourvue d’un véritable sentiment de responsabilité. L’attitude du collectionneur prend en effet sa source dans le sentiment d’obligation du propriétaire envers ses possessions. Il doit d’une part prendre soin des choses dont il n’est que le dépositaire et qui sont appelées à passer dans d’autres mains. D’autre part, former une collection n’est pas une opération neutre. Elle vise toujours à conférer un sens à la réunion des objets qui la constituent. L’ajout ou le retrait d’un élément en modifie donc la perception et la signification d’ensemble, faisant courir à la collection le risque d’être incohérente ou incompréhensible. Dans le cas de l’art primitif, cette responsabilité se trouve accrue du fait que le collectionneur crédite ses objets d’intentions, parfois malveillantes, et dont le pouvoir de nuisance peut s’étendre à tout l’environnement. Ce souci d’unité et de lisibilité indique suffisamment que le but du collectionneur n’est pas de posséder mais de transmettre. Il inscrit sa collection dans une filiation complexe, discontinue, non généalogique où, même dispersées, ses pièces gardent encore quelque chose de son testament.

Si l’enquête de B. Derlon et M. Jeudy-Ballini porte exclusivement sur l’art primitif, dont la collection renvoie à des représentations spécifiques (dimension magique de l’objet, obsession de l’ancestralité, refus de l’hybridation, etc.), chacun conviendra de la portée générale de leur livre. En s’attachant à la façon dont les collectionneurs se réapproprient intellectuellement des objets, les investissent de leur imaginaire et vivent avec eux un rapport intime, il nous montre que l’acte de collectionner consiste moins à acquérir qu’à rassembler ce qui est épars, en arrachant au monde de l’ustensilité et de la valeur marchande les choses dont on veut retrouver l’accès, jusqu’à entrer en leur possession.

par Philippe Simay, le 26 septembre 2008

Aller plus loin

 Débat autour de l’ouvrage de Brigitte Derlon et Monique Jeudy-Ballini en présence des deux auteures anthropologues et de la sociologue Nathalie Heinich (CNRS).

Vendredi 3 octobre 2008 de 18h30 à 20h30. Salon de lecture Jacques Kerchache, musée du quai Branly

Pour citer cet article :

Philippe Simay, « Passion du collectionneur », La Vie des idées , 26 septembre 2008. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Passion-du-collectionneur

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