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Essai International Histoire

Par-delà Tchernobyl
Aux sources des mobilisations écologistes en Russie


par Laurent Coumel , le 28 juin 2016


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Trente ans après la catastrophe de Tchernobyl, comment expliquer l’affaiblissement notable des mobilisations écologistes en Russie ? Une approche socio-historienne met en valeur, par-delà la seule explication par le nouvel autoritarisme, des facteurs de longue durée : l’élitisme et la technocratie éclairée.

En décembre 1991, l’Union soviétique s’effondrait sous la pression, entre autres causes, de mouvements associant revendication nationale et dénonciation des dégâts environnementaux dans plusieurs républiques, en particulier ceux liés à l’énergie nucléaire, y compris en Russie (Dawson, 1996). L’écologie était devenue un vecteur puissant du renouvellement politique des années de Glasnost  Transparence »), mot d’ordre choisi par Mikhaïl Gorbatchev pour appuyer sa tentative de Perestroïka Restructuration ») de l’économie. Aux élections semi-libres de 1989, les premières depuis 1918, un quart des candidats élus au Congrès des députés du peuple l’avaient mise en bonne place dans leurs professions de foi (Mandrillon, 2011). Il est vrai que le pays, alors l’une des deux superpuissances mondiales, sortait d’une expérience extrême visant tout à la fois à transformer l’homme et la nature : fleuves, paysages, sols et même climat (Josephson et alii, 2013) [1].

Un quart de siècle plus tard, le mouvement écologiste ne fait plus guère parler de lui en Russie. Certes, en 2013, l’annonce gouvernementale de la fermeture de l’usine de cellulose du lac Baïkal est venue clore une controverse de cinquante ans sur une des pires pollutions jamais infligées à des milieux naturels [2]. Mais elle s’adressait moins à la société russe qu’à la communauté internationale, quelques mois avant les Jeux Olympiques d’hiver à Sotchi. Alors que les écologistes d’Europe et d’ailleurs ont commémoré le trentième anniversaire de Tchernobyl sur fond de critiques du nucléaire, en Russie le nom de la centrale ukrainienne renvoie surtout aux « héros liquidateurs de l’accident et de ses conséquences », suivant la formule héritée du langage soviétique officiel. Nul vrai débat public n’a accompagné la relance de l’atome russe. Les experts de renom engagés dans le mouvement antinucléaire comme le biologiste Alekseï Iablokov, qui fut député en 1989 puis conseiller du président Boris Eltsine dans les années 1990, ne sont plus relayés que par les rares médias d’opposition.

Comment expliquer le succès des mobilisations des années 1986-1991, puis leur effacement spectaculaire ? L’irruption depuis 2000 d’un nouvel autoritarisme est un élément majeur d’explication, mais il n’épuise pas la question. L’approche socio-historienne, en s’attachant aux pratiques et aux répertoires d’action écologistes, fournit une autre grille d’analyse. Elle montre comment, à l’Est aussi, formes d’engagement et techniques de gouvernement se co-construisent et se répondent. Héritages de l’ex-URSS, deux traits du mouvement vert ont pu contribuer, aussi, à l’affaiblir : élitisme et technocratie.

L’environnement en Russie : une affaire d’élites

Dans un article pionnier sur l’histoire du mouvement vert en Russie, le biologiste Nikolaï Vorontsov, opposant au lyssenkisme devenu en 1989-1991 l’équivalent du ministre de l’écologie en URSS, associait étroitement protection de la nature et intelligentsia scientifique. Il remontait jusqu’aux zemstva, ces assemblées provinciales créées en 1864, supprimées en 1918, pour tracer l’origine du courant conservationniste [3]. C’est sur ces prémices que l’historien américain Douglas Weiner a exploré l’environnementalisme russe contemporain : la prise de conscience des dégâts du progrès technique et le souci de préserver écosystèmes et équilibres globaux. Weiner a parlé de « modèles de la nature » et de « petit coin de liberté » pour désigner les réserves naturelles (zapovednik, un terme renvoyant en russe aux commandements sacrés) et l’autonomie relative accordée à leurs défenseurs, même à l’époque stalinienne (Weiner, 1999). Mais il a aussi pointé les limites d’un courant « élitiste et de caste » qui, sous contrôle du Parti-État, incapable de se transformer en mouvement de masse, n’a pu remettre en cause le modèle productiviste qu’à la toute fin de la période soviétique (Weiner, 2006). Comment expliquer cette préemption de l’environnement par les élites ? Faut-il voir dans ce paradigme un simple effet d’optique lié aux sources, ou un élément crucial de l’échec des mobilisations écologistes en Russie avant comme après 1991 ?

Comme en Europe et aux États-Unis, la préoccupation environnementale y est née à la fin du XIXe siècle dans les milieux scientifiques et littéraires – qu’on pense aux mises en garde du docteur Astrov dans Oncle Vania sur la déforestation et ses incidences climatiques… Mais, à la différence des pays de démocratie libérale, où des mobilisations citoyennes ont saisi ces enjeux à partir des années 1920, l’intelligentsia russe puis soviétique est restée la source unique de toute contestation écologiste durant soixante-dix ans. L’intelligentsia, c’est-à-dire les différentes élites tenant leur position sociale d’une activité intellectuelle : avec la classe dirigeante il s’agit là d’un des groupes privilégiés en URSS, où la fortune individuelle était intransmissible. L’autoritarisme qui a marqué le régime politique en Russie jusqu’à la révolution gorbatchévienne explique en grande part cette spécificité : le capital culturel se substituant au capital politique en l’absence d’un débat démocratique, seuls ceux qui détenaient le premier pouvaient ouvertement discuter les décisions gouvernementales et leurs effets.

Vladimir Vernadski (1863-1945) fut l’exemple type de la figure du savant parlant d’autorité, sortant de son champ de compétences, aidant et critiquant les pouvoirs établis, s’impliquant dans la cité dans un cadre liberticide. L’historien des sciences Kendall Bailes lui a consacré un livre majeur, y voyant pour les sciences de la terre l’équivalent d’un Mikhaïl Bakhtine en littérature – même si le second subit sous Staline un exil intérieur auquel Vernadski a échappé (Bailes, 1988). Car l’inventeur de la géochimie moderne fut aussi dans l’entre-deux-guerres un des co-auteurs, avec le philosophe français Pierre Teilhard de Chardin, du concept de « biosphère » désignant « la vie terrestre conçue comme une totalité » (Deléage, 1991). C’est dire l’importance de l’apport russo-ukrainien (Vernadski a des origines binationales) dans l’invention philosophique et pratique de l’environnement global : le mot sert de titre à la conférence de l’UNESCO à Paris en 1968, laquelle a ouvert la voie au Programme des Nations Unies pour l’Environnement lancé en 1972.

Comme une controverse récente l’a montré, le mouvement vers la « modernité réflexive » environnementale – théorisée par Ulrich Beck et Anthony Giddens – ne saurait se réduire à une simple histoire des idées [4]. Les processus économiques, sociaux, techniques et géopolitiques sont au moins aussi importantes que la conceptualisation des penseurs de la nature, même si elles sont liées. Ces dernières années, des travaux ont montré l’interaction, à l’Ouest, entre enjeux de Guerre froide, y compris stratégiques, et prise de conscience des risques environnementaux (Hamblin, 2013). Cette piste de recherche peine à être ébauchée pour l’Est, faute d’accès à des archives encore sensibles en Russie, cœur de l’empire soviétique : militaires, spatiales, techniques et même parfois sanitaires. L’historien a donc intérêt, pour contourner l’obstacle, à considérer d’autres sources procédant des préoccupations écologiques dans feu l’Union soviétique : celles des milieux académiques et des instances économiques par exemple. En effet, le scientisme exacerbé de l’idéologie officielle a fait jouer à l’expertise un rôle de « creuset de l’environnement » (Mandrillon, 2012). C’est en particulier chez les scientifiques qu’ont pu s’exprimer avec le plus de vigueur les défenseurs de la nature : plus les répressions s’éloignaient ou s’atténuaient, le « Dégel » khrouchtchévien après la mort de Staline aidant, plus savants mais aussi écrivains, journalistes et artistes gagnaient en marge de manœuvre pour dénoncer certains dégâts du progrès, voire le critiquer. Il reste à faire une sociologie historique de ces mondes élitaires élargis, comprenant aussi ingénieurs, médecins et enseignants, et de la circulation des idées ou préoccupations écologistes qui s’y déploie à partir des années 1960 – au moment où, justement, les travaux de Vernadski sur la biosphère sont réédités et largement commentés en URSS.

L’« opinion publique scientifique » (naučnaâ obŝestvennost’), expression par laquelle ses propres représentants se désignaient, connaît son acte écologiste fondateur en 1958. Cette année-là, une tribune collective de chercheurs, d’ingénieurs et d’écrivains publiée dans le quotidien de l’Union des écrivains soviétiques met pour la première fois en cause l’institut d’aménagement hydraulique Gidroproekt, créé en 1930 dans le système du Goulag – ce que bien des lecteurs devaient savoir. La pétition dénonce un projet de barrage géant sur le Baïkal qui risque d’en affecter irrémédiablement les équilibres. Il est alors abandonné, mais le répit est de courte durée : quelques années plus tard est lancée la construction du combinat de cellulose, lié à l’industrie aéronautique, donc aux intérêts stratégiques de la puissance soviétique. En 1966, malgré les protestations publiques et débats qui se déroulent jusqu’au Gosplan, organe de planification du pays, il est mis en service et commence à rejeter ses eaux sales dans le lac. Les partisans d’une croissance « extensive », héritière de l’industrialisme stalinien, ont toutefois compris la leçon : pendant vingt ans, ils bloquent toute critique écologique ou plutôt la cantonnent, dans les publications à grand tirage, à la dénonciation de pratiques illicites émanant d’individus ou d’administrations locales (absence d’épuration aux normes, décharge sauvage en forêt, etc.).

Les grands choix techniques et économiques ne sont plus discutés publiquement, à la différence des années du Dégel. Les brèches dans le dogme productiviste sont rares : ainsi une tribune du physicien Piotr Kapitsa, fervent partisan de la liberté de discussion scientifique (et en cela aussi disciple de Vernadski), appelle en mai 1973 à prendre en compte les « limites de la croissance », citant pour la première fois en URSS le rapport du même nom publié quelques mois plus tôt par une équipe d’économistes américains pour le Club de Rome [5]. La censure se relâche au début des années 1980, et la discussion trouve des débouchés dans la sphère publique : les revues La Nature et l’Homme créée en 1981, année de la sortie de L’adieu à Matiora d’Elem Klimov. Ce film, tiré d’un roman de Valentin Raspoutine, raconte les derniers jours d’un village sibérien condamné à être submergé par la montée des eaux consécutive à la construction d’un barrage. Métaphore de la collectivisation stalinienne, il représente un thème central du groupe dit des « écrivains de village », qui depuis les années 1960 réaniment le nationalisme russe en y mêlant nostalgie pour le mode de vie rurale traditionnel et hymne à la nature.

Pourtant, un mouvement vert de masse existait bel et bien dans la Russie du Dégel khrouchtchévien puis de la stagnation brejnévienne, du moins sur le papier. Il comprenait la Société panrusse de protection de la nature (VOOP), née en 1924 de sociétés savantes actives dans cette sphère depuis l’époque tsariste, qui affichait 19 millions de membres à la fin des années 1960, le double en 1986 – mais ce chiffre incluait des inscriptions collectives d’office de kolkhoziens et sovkhoziens, d’ouvriers, d’employés et d’enseignants. Plus réel, l’activisme des Brigades de protection de la nature (DOP) attachait des étudiants dans les grandes villes du pays à des préoccupations environnementales d’échelle locale ou régionale. En décembre 1960, la première avait été créée à l’initiative d’enseignants membres de la VOOP à la faculté de biologie de l’université de Moscou (un an après une première de ce type à Tartu, en Estonie). Avec le soutien de l’organisation de la jeunesse communiste (Komsomol), cette association d’un type nouveau s’inscrivait dans le cadre fourni par la loi « sur la protection de la nature » adoptée la même année pour la république de Russie (et non pour toute l’URSS).

L’histoire des DOP reste largement à faire : elle se déploie à la croisée de l’annonce officielle de la disparition prochaine de l’État (confirmée dans le programme du Parti communiste d’Union soviétique adopté en 1961), et des aspirations sincères de la population, encouragées timidement par les autorités. Il s’agit de permettre à la future élite de protéger la nature, le terme « environnement », mot composé en russe, n’arrivant que plus tard, et n’atteignant jamais la même popularité dans les discours médiatique et vernaculaire. Mais dans un cadre précis et limité : la lutte contre le braconnage ou la coupe illégale de sapins du Nouvel An par les citadins et les kolkhoziens, plutôt qu’une réflexion critique sur les grands projets d’infrastructure. La volonté de contrôle social n’est jamais très loin dans les activités associatives officielles, et c’est aussi probablement le sens de l’invitation par le Komsomol du physicien Andreï Sakharov à participer à un « comité de défense du Baïkal » instauré par son Comité central, en 1967. Le père de la bombe H soviétique, alors déjà connu pour ses positions hostiles aux essais nucléaires dans l’atmosphère, raconte que c’est un étudiant du prestigieux Institut énergétique de Moscou qui l’avait contacté pour cela [6].

Sakharov devient une figure structurante de la dissidence après la publication dans le New York Times de l’article « Réflexions sur le progrès, la coexistence et la liberté intellectuelle », qui avait commencé à circuler clandestinement en russe – avec un paragraphe sur la pollution de l’environnement évoquant notamment les grands travaux hydrauliques, les pesticides, et le « triste destin du Baïkal » [7]. Paradoxalement, il faut attendre une décennie pour voir paraître, en RFA, sous le pseudonyme de Boris Komarov, le seul ouvrage clandestin consacré à « la destruction de la nature » et à la « crise écologique » en URSS, œuvre du biologiste Zeev Wolfson [8]. La contradiction entre l’expression même limitée et encadrée d’une vision écologique, d’une part, et la poursuite de l’exploitation maximale des ressources, au détriment des mesures les plus élémentaires de protection de l’environnement et de la santé des habitants d’autre part, éclate au grand jour lors de la catastrophe de Tchernobyl. Le printemps 1986 est un tournant car il accélère l’exécution de la Glasnost’, permettant à une critique de plus en plus profonde de s’exprimer via différents canaux : presse « informelle » (c’est-à-dire les périodiques régionaux qui ouvrent alors leurs colonnes aux collectifs de citoyens sur de nombreux sujets), mais aussi nationale, y compris audiovisuelle, clubs, meetings et bientôt manifestations non officielles. Une victoire spectaculaire sert alors de catalyseur à la cause écologiste : le gel en août 1986 du plan Sibaral de détournement des fleuves sibériens vers le sud du pays, destiné à alimenter les mers Caspienne et d’Aral. Cette fois, ce n’est pas dans la presse que les opposants ont pu s’exprimer, mais directement dans les bureaux et les salles de réunion des instances dirigeantes du pays, où ils ont eu gain de cause. Dans ces conditions, l’usage dans leur discours du terme « technocratie » qualifiant les projets incriminés pose question. Pour y répondre, un regard rétrospectif sur le mode opératoire de l’environnementalisme soviétique s’impose.

Un spectre hante l’écologie à l’Est : la technocratie

On a parlé d’antitechnocratisme pour qualifier la « culture écologique » russe des années 1960 à 1990 (Yanitsky, 2012). Mais c’est relayer le discours des acteurs plus que l’analyser : ici la distanciation socio-historienne mène à s’interroger aussi, simultanément, sur leur fascination pour un modèle de décision centralisé en matière d’environnement. Celle-ci hante le courant écologiste pendant toute la période soviétique. C’est à la fois un repoussoir associé à l’ordre ancien à détruire, et un idéal à atteindre, où les savants-experts seront rois. De cette ambiguïté résulte un des grands malentendus de la cause environnementale en Russie.

L’historien américain Kendall Bailes a souligné l’injonction contradictoire faite aux ingénieurs, dès les années 1920, d’intervenir dans la prise de décision politique (Bailes, 1978). Le procès du pseudo « parti industriel » en 1928 et ses suites sanglantes, dirigé contre des ingénieurs inspirés de modèles américains, eut raison de ce premier essor d’une démocratie technicienne qui risquait d’échapper au contrôle de l’appareil du Parti. Conséquence de cette attaque d’une violence sans précédent lancée contre une partie de l’élite scientifico-technique par Staline : la « technocratie » qui s’impose ensuite en URSS se distingue par la promotion en masse de dirigeants ayant une formation technique, voire un titre d’ingénieur, mais sans la culture scientifique élargie qui le caractérisait dans la période antérieure (Graham, 1993). Pour les écologistes, le modèle est encore une fois Vernadski : ce dernier avait été l’instigateur en 1915 de la Commission d’étude des forces productives naturelles ou KEPS. Instituée au sein de l’Académie des sciences impériale de Russie, puis soviétique, rebaptisée Conseil d’étude des forces productives, intégré au système du Gosplan en 1960. Dès cette date, une bataille d’opinion mi-interne, mi-publique voit s’affronter les tenants d’une institutionnalisation de la « protection de la nature » par le biais d’un comité gouvernemental indépendant, et les ministères sectoriels craignant de donner un trop grand pouvoir à leurs critiques. La « protection de la nature » a beau être qualifiée d’« affaire d’État » par le président de l’Académie des sciences d’URSS dans une tribune publiée par la Pravda en juillet 1957, cela ne suffit pas à faire de la loi de 1960, la première du genre en république de Russie, un réel tournant. L’environnement reste inféodé aux intérêts économiques, comme le regrette le géographe David Armand dans un premier essai vulgarisant les enjeux écologiques en 1964 : Pour nous et nos petits-enfants. Le tirage réduit de l’ouvrage, malgré ses rééditions, illustre son caractère élitaire – à la différence du Printemps silencieux de la biologiste américaine Rachel Carson, paru deux ans plus tôt aux États-Unis. À cette date, le courant écologiste russe a pourtant déjà remporté une première victoire contre l’administration.

Celle-ci a lieu en Sibérie en 1963 : l’abandon d’un projet de barrage géant sur le fleuve Ob. Dans les colonnes du quotidien de l’Union des Écrivains, pendant deux ans, le journaliste et écrivain Sergueï Zalyguine, ingénieur agricole de formation, dénonce le vedomstvo. Un détour linguistique s’impose pour saisir la portée de ce terme familier des milieux cultivés, voire sa polysémie. Assurément péjoratif, il pourrait se traduire par « instance administrative » ou « département », et sa déclinaison en substantif de qualité (vedomstvennost’) par « départementalite » voire « lobbying ». Il signifie une mainmise des intérêts sectoriels sur la décision publique, argument d’accusation déjà fréquent à la fin des années 1920, lors des purges du Grand tournant.

Mais en 1962, comme quatre ans auparavant la pétition en faveur du Baïkal, les textes de Zalyguine visent explicitement Gidroproekt. Dans cette mise en cause réside un message implicite que l’historien pourrait interpréter ainsi : « nous devons en finir avec les grands travaux et l’État répressif staliniens ». Bien sûr, les choses sont plus subtiles, car la censure veille encore – même si le corps de Staline est sorti du mausolée sur la place Rouge un an plus tôt. Notons aussi que Zalyguine se dit le porte-parole des « chasseurs, habitants des grandes villes… et savants » indignés par un projet prévoyant d’ennoyer un territoire grand comme la Belgique pour y produire de l’hydroélectricité. Qu’importe si la décision de la commission d’expertise du Gosplan prise en 1963 d’arrêter les travaux est surtout motivée par les arguments du secteur pétrolier et gazier : celui-ci veut préserver l’accès au gisement gigantesque découvert à cet endroit, qui fournit aujourd’hui à la Russie l’essentiel de sa production d’hydrocarbures. Les articles de Zalyguine ont une portée décisive dans l’opinion : ils montrent qu’il est possible de remettre en cause publiquement la puissance du vedomstvo.

Sous Brejnev, on l’a vu, cette possibilité disparaît et le pouvoir de décision économique se concentre entre les mains de techniciens soucieux de défendre des intérêts sectoriels (complexe militaro-industriel, industries, agriculture, etc.), en général peu sensibles à la question du renouvellement des ressources, comme à celle des dégâts causés par leur exploitation. Pourtant, la compétition Est-Ouest se reportant dans ces années de détente sur le niveau de vie et les réalisations sociales, l’environnement fait florès dans les discours, les intitulés et les lois en URSS (le mot, composé en russe, apparaît alors dans le langage officiel et médiatique, même s’il reste bien en retrait par rapport au syntagme « protéger la nature »). Sous la pression des scientifiques, qui ont gagné le soutien d’une partie des cadres du Gosplan, plusieurs décrets spécifiques sont adoptés au sommet du Parti-État pour améliorer le contrôle et la qualité de l’air, de l’eau et des sols dans les grandes villes et les régions agricoles. Cette législation des années 1970 est largement déclarative, mais elle peut donner le change face au monde capitaliste.

Sur le plan budgétaire, comme le révèlent les nombreux rapports internes des instances concernées qui déplorent sa faible application, elle peine à contrebalancer les grands travaux polluants qui reprennent grâce à la manne gazière, tels la voie ferrée Magistrale Baïkal-Amour, doublure du Transsibérien inaugurée en 1984, et surtout Sibaral. Ce chantier, l’un des plus ambitieux de l’ère industrielle, est lancé officiellement en 1971, et s’avère rapidement un gouffre financier dont le principal bénéficiaire est le ministère des Eaux. Nombreux sont les scientifiques qui le critiquent, pointant son coût pharaonique, ses incohérences scientifiques et ses impacts écologiques. En 1984, ils obtiennent un audit du projet : c’est un des vice-présidents de l’Académie des sciences, Aleksandr Ianchine, qui prend la tête de la contre-expertise, et dépose en juillet 1985 son rapport au nouveau secrétaire général du Parti, Gorbatchev. Ce dernier, à l’instar de son mentor Iouri Andropov, et avant lui du chef du gouvernement sous Brejnev, Alekseï Kossyguine, était personnellement hostile à cette aventure coûteuse et incertaine, alors que les nuages s’accumulaient à l’horizon. Ianchine, géologue spécialisé dans la prospection minière, a fait une partie de sa carrière à Novossibirsk, lieu de relative liberté de discussion et de publication – notamment pour les œuvres de Vernadski. Avec d’autres académiciens, ils obtiennent le gel de Sibaral sur décision conjointe du gouvernement et du Parti.

La bérézina du ministère des Eaux est totale : Zalyguine, encore lui, publie en janvier 1987 dans sa revue littéraire une charge cinglante contre les aménageurs avec un titre qui résume la défaite du vedomstvo : « Le tournant » [9]. Notons toutefois que cette campagne de presse suit, et non précède, la décision politique. Ianchine fonde alors avec Zalyguine l’association « Écologie et Paix », dont les membres sont cooptés dans les cercles scientifiques et littéraires [10]. L’un et l’autre continuent de s’en prendre à « l’approche administrative » et à la « technocratie », mais ils appellent aussi de leurs vœux un organe de décision écologique « indépendant » des ministères sectoriels, fortement adossé au pouvoir étatique et scientifique. Ils finirent par obtenir gain de cause en 1988 : après avoir été portée par l’agence hydrométéorologique, l’idée d’un organisme d’État indépendant des ministères sectoriels et dédié à la gestion des ressources naturelles aboutit à la création du comité d’État pour la Protection de la Nature (Goskompriroda).

Ainsi semblait instauré en Russie ce que le sociologue Pierre Lascoumes qualifiait au même moment, en France, d’éco-pouvoir : la confiscation par une expertise technicienne des questions soulevées par les écologistes (Lascoumes, 1994). Pendant douze ans, le Goskompriroda qui intègre un certain nombre d’activistes dans son appareil accomplit une tâche législative et réglementaire imposante ; mais comme l’avaient prévu ses responsables, y compris le manque de moyens et d’autorité pour peser sur les décisions. Parallèlement, le combat se reporte contre d’autres grands projets coûteux et écologiquement néfastes : canaux sur la Volga, digue dans le Golfe de Finlande au large de Leningrad, et surtout centrales nucléaires. Leur construction, après Tchernobyl, est stoppée provisoirement, voire annulée sous la pression de mobilisations régionales ou nationales : notamment en Crimée, au Tatarstan (une république autonome de Russie), dans la région de Kostroma et dans les villes de Gorki (Nijni Novgorod) et de Voronej (Peterson, 1993). Le bilan environnemental de la révolution gorbatchévienne est donc largement positif. Rien que pour le nucléaire, jusqu’au référendum régional qui en 1996 confirme le refus des habitants de Voronej d’accueillir un réacteur dans leur ville, l’opposition à l’atome a réussi à bloquer des dizaines de projets, avant la relance du secteur à la toute fin des années 1990 (Henry, 2010).

Mais ces succès masquent une crise de renouvellement et de légitimité démocratique des instances vertes du pays. Adossés à l’idéal vernadskien, les écologistes semblent incapables de dépasser son ambiguïté fondamentale : viscéralement attaché au culte du progrès, tout en en percevant les défauts. Surtout, ils peinent à maintenir un mouvement social qui s’effrite rapidement, alors que le pays s’enfonce dans la crise économique. « Écologie et Paix » devient une officine proche des services du Goskompriroda et autres instances du nouvel État russe, avant de disparaître au milieu de rivalités personnelles. Ce que le mouvement vert gagne en institutionnalisation, il le perd en force de contestation. VOOP, malgré ses 38 millions de membres, s’avère incapable de fédérer la mobilisation de l’opinion naissante, comme l’ont dénoncé dès septembre 1986 trois activistes de la DOP de l’université de Moscou dans une tribune accusatrice publié par l’organe du Komsomol [11].

Dans un conflit générationnel d’où les femmes sont absentes, ces jeunes hommes reprochent à leurs pères de s’être coupés des conflits environnementaux réels, au bénéfice d’une gestion lucrative et bureaucratique. Par la suite, ils deviennent les responsables des principales ONG écologistes des années 1990 : de ce point de vue, il y a une vraie continuité entre les structures associatives de l’époque soviétique et celles de la Russie de Boris Eltsine (Larin et alii, 2003). Prises entre une législation intérieure de plus en plus tatillonne, voire répressive avec la montée en puissance de l’ex-KGB, et le discrédit porté aux institutions occidentales, de par l’effet social désastreux des réformes économiques brutales de la décennie, les ONG russes perdent une grande partie de leur assise dans la population. Celle-ci se désintéresse rapidement des enjeux écologiques nationaux, y voyant des manœuvres politiciennes.

Après 2007, renaissance d’une contestation écologiste localisée en Russie

L’année 2000 est celle d’un échec cuisant pour le mouvement vert en Russie : une large coalition regroupant partis et organisations avait réclamé depuis des mois la tenue d’un référendum fédéral sur trois questions, dont l’autorisation d’importer des déchets nucléaires pour les retraiter – un projet porté par le ministère de l’Énergie atomique. Bien que la campagne de pétition ait rassemblé 2,5 millions de signatures, bien au-delà du seuil légal de deux millions, la Commission électorale centrale invalida plus de 600 000 d’entre elles, interdisant le scrutin. L’importation de déchets nucléaires étrangers commença quelques années plus tard. Parmi les questions prévues figurait celle-ci : « Êtes-vous pour l’existence d’un organe fédéral de protection de l’environnement qui soit indépendant aussi bien des organes d’exploitation que de gestion des ressources naturelles ? ». On reconnaissait là le Goskompriroda que le président Vladimir Poutine venait de supprimer quelques mois plus tôt.

On peut voir un lien direct entre la désillusion des écologistes russes suite à cet échec, l’adoption de répertoires d’action spectaculaires (campements illégaux, blocages de chantiers, etc.) et le repli des mobilisations aux échelles régionales ou locales, moins surveillées par l’État policier. Autre conséquence, le militantisme écologique est renvoyé aux marges de la société, à des minorités se qualifiant elles-mêmes parfois de « radicales » auxquelles le reste de la population peine à s’identifier. En juillet 2007, un camp de militants anarchistes opposés à l’installation d’une usine de retraitement des déchets nucléaires sur les rives du lac Baïkal, dans la ville d’Angarsk, est attaqué par des néofascistes : la mort sous leurs coups d’Ilya Borodaenko, jeune homme de 21 ans, ne semble pas émouvoir l’opinion publique, il est vrai très peu informée à ce sujet par les grands médias nationaux.

C’est aussi en 2007 que commence une mobilisation d’un type inédit : une coalition de riverains, de journalistes et de militants anti-corruption se crée contre la construction d’une autoroute traversant la forêt de Khimki, au Nord-Ouest de Moscou. On y trouve à la fois la continuité du paradigme élitaire et technocratique présent dans les mouvements de la Glasnost, et les innovations de la « démocratie en ligne » (Daucé, 2016). Un meeting commun est organisé en octobre 2010 par plusieurs organisations, au cours duquel l’activiste locale Evguenia Tchirikova et le biologiste Alekseï Iablokov dénoncent aussi la remise en service de l’usine de cellulose sur le Baïkal et la fermeture d’un zapovednik dans le sud du pays : une convergence des luttes géographique et temporelle. Malgré le succès d’un forum militant fédérant divers courants d’opposition, le tronçon autoroutier confié au groupe français Vinci est lancé ; bien des participants se retrouvent à l’hiver 2011-2012 dans les manifestations dénonçant la fraude électorale [12].

Parallèlement, la DOP de l’université d’État de Moscou se réactive : elle assiste les autorités dans la lutte anti-incendie après les feux de forêt de l’été 2010. C’est alors qu’un projet d’ennoiement des tourbières d’un espace protégé suscite l’indignation des étudiants : la construction d’une digue menace directement la zone humide. En janvier 2014, le ministre régional de l’écologie et des ressources naturelles écrit au recteur de l’université de Moscou afin de mieux contrôler ses étudiants. Ainsi, malgré les échecs de Khimki et de Sotchi, où la répression judiciaire est féroce contre les activistes dénonçant les dégâts occasionnés par les Jeux olympiques de 2014, un mouvement écologiste perdure. Les réseaux sociaux le favorisent, même si le hard power réagit par la force : peines d’emprisonnement, sanctions administratives au titre de la loi de 2012 sur les « agents de l’étranger » et autres formes de pression qui ont poussé plusieurs d’entre eux à quitter le pays.

Conclusion : les ambiguïtés de l’environnementalisme en Russie… et ailleurs ?

Une continuité forte semble se loger dans la traduction en expertise des mobilisations environnementales en Russie, dont les acteurs ont longtemps vu dans l’éco-pouvoir ou gouvernement technocratique de la nature un régime idéal. Une autre, matrice de la première, serait l’élitisme du mouvement écologiste, dont les répertoires d’action et les registres argumentatifs balancent entre deux modèles hérités : celui de l’intelligentsia tsariste et celui du scientisme comme idéologie de substitution au communisme révolutionnaire, incarné par Vernadski avant comme après sa mort, et toujours vivant aujourd’hui. Ces deux traits ont pesé durablement sur le mouvement écologiste russe.

Mais la situation est-elle si différente dans les autres pays industrialisés, y compris démocratiques ? L’air y est sans conteste plus respirable pour les activistes, comme le montre l’arrivée de plusieurs d’entre eux depuis la Russie, comme réfugiés politiques, dans l’Union européenne depuis quelques années. Mais on trouve aussi à l’Ouest, dans les bagages de l’écologie militante, la revendication du recours à l’expertise comme production d’évaluation par une communauté restreinte. Sur bien des questions, comme pour le nucléaire en France, l’éco-pouvoir jouit d’une forte autorité, et la technocratie éclairée semble être un idéal partagé par les élites. Il y a peut-être ici de quoi alimenter d’autres travaux sur la désinhibition et la fascination technologique des sociétés contemporaines, et sur les limites de la critique écologique aux XXe et XXIe siècles.

par Laurent Coumel, le 28 juin 2016

Aller plus loin

Bibliographie
Daucé Françoise, Être opposant dans la Russie contemporaine, Paris, Bord de l’eau, 2016
Dawson Jane I., Eco-Nationalism. Anti-Nuclear Activism and National Identity in Russia, Lithuania, and Ukraine. Durham, Duke University Press, 1996
Graham Loren R., The Ghost of the Executed Engineer : Technology and the Fall of the Soviet Union, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1993
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Henry Laura A., Red to Green : Environmental Activism in Post-Soviet Russia, Ithaca, Cornell University Press, 2010
Josephson Paul, et al., An Environmental History of Russia, Cambridge University Press, 2013
Larin, Vladislav et al., Ohrana prirody Rossii : ot Gorbačeva do Putina, Moscou, KMK, 2003
Lascoumes Pierre, L’éco-pouvoir. Environnements et politiques, Paris, La Découverte, 1994
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« L’écologie, vecteur de l’ouverture de l’espace public », dans Jean-Robert Raviot (dir.), URSS : fin de parti(e). Les années perestroïka, 2011, p. 60-69
« L’expertise d’État, creuset de l’environnement en URSS », Vingtième Siècle. Revue d’histoire n°113, 2012, p. 107-116
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Yanitsky Oleg N., « From nature protection to politics : the Russian environmental movement 1960–2010 », Environmental Politics 21/6, 2012 : 922 940

Pour citer cet article :

Laurent Coumel, « Par-delà Tchernobyl. Aux sources des mobilisations écologistes en Russie », La Vie des idées , 28 juin 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Par-dela-Tchernobyl

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Notes

[1Voir Étienne Forestier-Peyrat, « Pour une histoire environnementale de la Russie », La Vie des idées, 4 février 2014.

[2Pour une présentation de la controverse, voir le site du documentaire « Baïkal, miroir de la Russie » diffusé sur la chaîne de télévision Arte en juillet 2013 :.

[3Nikolai Nikolaevich Vorontsov, « Nature Protection and Government in the USSR », Journal of the History of Biology 25, no 3, 1992, p. 369 83.

[4Sur la « modernité réflexive », voir le débat entre Yannick Barthe et Jean-Baptiste Fressoz en octobre 2012 sur La Vie des Idées.

[5« Notre maison, la planète Terre », Pravda, 15 mai 1973.

[6Andreï Sakharov, Mémoires, Paris, Seuil, 1990, p. 308-311.

[7« Text of Essay by Russian Nuclear Physicist Urging Soviet-American Cooperation”, New York Times, 22 juillet 1968.

[8Traduit en français en 1981 sous le titre : Le rouge et le vert. La destruction de la nature en U.R.S.S..

[9Novyi Mir (Le Monde nouveau), n°1, 1987.

[10Comme le raconte alors la mathématicienne L. Zelikina citée dans Elizabeth Darby Junkin, « Green Cries from Red Square », Buzzworm : the Environmental Journal, vol. II, n°2, mars-avril 1990, p. 28-33.

[11« On ne trompe pas la nature », Komosmol’skaâ Pravda, 5 septembre 1986.

[12Désert Myriam, « Comment les ‘nouveaux citoyens’ russes ont inventé leur Printemps », P@ges Europe, 5 mars 2012 – La Documentation française

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