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Nos vies comme elles se disent
Entretien avec Sylvain Bourmeau


par Pauline Peretz , le 30 décembre 2016


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Les médias, l’édition, la photographie, le théâtre, les discours politiques se tournent aujourd’hui vers la vie des gens ordinaires. Ce geste sert-il un besoin de comprendre la société contemporaine ? Sylvain Bourmeau, acteur et observateur de ces évolutions, propose des pistes d’explication.

Photographie : Hélène Borraz

Sylvain Bourmeau est professeur associé à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales ; ses séminaires portent sur les liens entre journalisme et sciences sociales. Il est également producteur de l’émission « La Suite dans les idées » sur France Culture, lieu de discussion des principaux ouvrages de sciences sociales et de critique littéraire. Il a été directeur adjoint de la rédaction et éditorialiste du quotidien Libération, après avoir été journaliste à Mediapart et directeur adjoint des Inrockuptibles. Sylvain Bourmeau réfléchit depuis longtemps aux liens existant entre journalisme, sciences sociales et littérature, trois champs généralement tenus pour séparés, et à la question de la représentation du monde social.

La Vie des Idées : Il existe aujourd’hui de nombreux projets ayant l’ambition de parler de la vie des gens – que ce soit à la radio (« Les pieds sur terre », « Sur les docks », « À ton âge »…), sur le web (Histoires vraies de Vendée, Dire le travail, La zep, etc.), dans l’édition (Plein jour), la photographie (projet « La France vue d’ici »), ou sur scène (Live Magazine, ou les spectacles de la Compagnie des hommes)… Comment expliquez-vous cette multiplicité d’initiatives ?

Sylvain Bourmeau : Si l’on voulait insister sur une raison, j’évoquerais d’abord la conscience de plus en plus partagée d’une difficulté à se représenter le monde dans lequel nous vivons. Les causes sont à chercher du côté d’évolutions extraordinairement rapides des pratiques sociales, elles-mêmes parfois le produit de changements dans les usages de nouvelles technologies. Mais aussi du côté des sciences sociales, du journalisme, de la littérature, où l’on a vu se mettre en œuvre des mécanismes de spécialisation : de moins en moins de journalistes étaient intéressés par « the big picture », de moins en moins d’écrivains se fixaient pour objectif de saisir les choses à une échelle macroscopique, et les chercheurs se sont mis à travailler sur des sujets de plus en plus microscopiques, perdant parfois de vue la manière dont leur sujet s’articulait à d’autres.

Il y a aussi des causes politiques. La politique fonctionne de manière hyper-professionnelle, elle s’est constituée en sphère de plus en plus autonome des autres sphères d’activité ; sa capacité à représenter l’ensemble de la société s’en est trouvée affaiblie. Le 21 avril 2002 a joué un rôle extrêmement important dans cette prise de conscience. Je me rappelle à ce moment-là avoir écrit dans Les Inrocks que les partis politiques étaient peuplés de porte-paroles mais qu’ils seraient bien inspirés d’avoir davantage de porte-oreilles. Le discours qu’ils tenaient était de plus en plus en décalage avec celui de gens qui habitaient dans ce pays. L’écart grandissant entre les représentations institutionnelles du monde contemporain et ce qu’on sentait être sa réalité autrement plus complexe, contrastée, a créé un malaise. Ce sentiment a pu être formulé de façon extrêmement naïve et maladroite dans le monde politique – je pense à l’expression de Jean-Pierre Raffarin sur « la France d’en bas », qui aggravait les choses au lieu de les arranger, mais partait de ce constat. Ce sentiment a été largement partagé par des personnes très différentes qui se sont senties investies d’un travail de représentation de la société, du Premier ministre à un artiste inconnu, en passant par les chercheurs en sciences sociales et les journalistes, dont c’est professionnellement la mission de saisir la société dans son ensemble, mais aussi par les écrivains.

La Vie des Idées : Quels dispositifs imaginer pour réduire cet écart ?

Sylvain Bourmeau : On ne peut pas se contenter de juxtaposer des regards microscopiques, il faut aussi savoir prendre le risque d’adopter un regard qui embrasse beaucoup plus largement. Il y a plusieurs manières de s’y prendre pour produire cette image large : soit on monte en généralité théorique, soit on est capable de faire ce que j’ai pu appeler, côté littérature, la « google earth literature » avec ses effets micro-macro très puissants (mais peu de gens le tentent car c’est très difficile), soit, encore, on invente des dispositifs de saisie qui se caractérisent par la systématicité des procédures. Ce type de dispositifs permet ensuite d’articuler les micro-prélèvements produits selon les mêmes méthodes ; on crée une manière de rendre possible l’addition en rendant plus homogènes des choses par nature hétérogènes.

Au moment de la Grande Dépression, l’administration américaine s’est trouvée incapable de se représenter les difficultés économiques et la pauvreté dans lesquelles se trouvait le pays. Elle a mis en œuvre un ensemble de programmes visant à objectiver ces réalités, depuis les enquêtes statistiques jusqu’à des démarches beaucoup plus qualitatives, relevant des politiques publiques, des sciences sociales, mais aussi des démarches personnelles d’artistes encouragées par l’État. Cette expérience américaine peut être un point de repère à creuser. Mais il y a des exemples bien antérieurs à la crise des années 1930. Je renvoie au livre de Luc Boltanski sur l’enquête, qui insiste sur ce moment où naissent simultanément différentes méthodes d’enquête policières, littéraires, en sciences sociales [1], mais aussi aux inventaires – ainsi le travail d’August Sander, central pour la photographie contemporaine, ou celui des Becher, qui vont influencer jusqu’à aujourd’hui Charles Fréger dans ses photos de majorettes, de sumos ou de bretonnes. Les séries, comme modes de saisie du réel, sont un dispositif assez rassurant, on comprend bien la logique scientifique qui préside au choix, le cadre, la régularité… On observe dans tous ces dispositifs les mêmes tentatives d’objectivation, qui procèdent d’un même type de rapport à la connaissance. On est aujourd’hui dans ce moment où l’art essaye de se détacher d’une subjectivation exacerbée pour mettre en œuvre des formes d’objectivation.

La Vie des Idées : Observe-t-on la même démarche d’objectivation en littérature ?

Sylvain Bourmeau : En France, la littérature a vécu longtemps dans un grand complexe par rapport à la littérature anglo-américaine. Il a beaucoup été écrit que le Nouveau roman, par des formes d’objectivation très particulières, avait cassé des choses dans la littérature française, qu’au fond on avait perdu une qualité première, celle de raconter des histoires. En même temps, on a stigmatisé un mode d’écriture qu’on a appelé de manière imprécise l’autofiction, on reprochait aux auteurs français d’être trop autocentrés. Sans s’apercevoir que les plus intéressants de ces auteurs procédaient par objectivation – je pense à Annie Ernaux, Hervé Guibert parmi les premiers, puis Didier Eribon, Christine Angot, qui est, pour moi, aujourd’hui l’une des romancières les plus sociales… Ce faux débat, ce reproche infondé a eu pour effet de nourrir un complexe qui a été réel et a conduit un certain nombre d’auteurs à se sentir requis d’aller y voir, de se colleter au réel. J’ai fait partie de ceux qui dans les années 1990 ont exhorté les auteurs français à écrire des livres avec des « vrais morceaux de réel dedans », de façon sans doute naïve. On a vu, plus tard, se développer ce type de projets. Le travail de Maylis de Kerangal offre probablement l’un des exemples les plus parlants de ce type de démarche, avec un très gros travail d’enquête, de préparation avant l’écriture.

La Vie des Idées : Y a-t-il aujourd’hui une plus grande attention de ces écrivains aux travaux des sciences sociales ou sont-ils engagés dans une démarche autonome ?

Sylvain Bourmeau : Je n’ai pas le sentiment que beaucoup d’écrivains lisent les sciences sociales. Il y en a quelques-uns : François Bégaudeau, Joy Sorman, Mathias Enard… Certains s’y mettent. Mais cette démarche n’est pas encore très naturelle. C’est très différent pour les documentaristes. Ainsi, aussi bien Fred Wiseman que Raymond Depardon ont lu beaucoup de sciences sociales, quitte parfois à s’en démarquer. Depardon a lu tout Erving Goffman, il a demandé au géographe Michel Lussault de préfacer son livre sur la France [2]. On voit davantage ce rapprochement de la part de chercheurs spécialistes de littérature, qui se sont mis à lire davantage de sciences sociales ou ont même bifurqué vers les sciences sociales – ainsi Marielle Macé ou Frédérique Aït-Touati, qui viennent des études littéraires. Les relations entre sciences sociales et études littéraires s’étaient un peu distendues dans les années 1980-1990, il y a eu alors beaucoup de méfiance à l’égard des « cultural studies » qui arrivaient dans le champ des sciences sociales avec insuffisamment de précautions ; elles sont en train de se rapprocher à nouveau, en particulier dans un lieu comme l’École des Hautes Études en Sciences Sociales.

La Vie des Idées : Les écrivains mettent parfois au jour des situations ou des types sociaux que les sciences sociales n’ont pas encore vus. La littérature doit-elle être considérée comme un lieu de connaissance privilégiée de la société ?

Sylvain Bourmeau : Cela n’a rien de nouveau. On peut trouver des notations sociologiques chez des auteurs classiques. Nombre d’auteurs ont fourni des exemples sur lesquels ont pu réfléchir des sociologues. On peut trouver de nombreuses citations de Proust ou de Balzac chez Goffman comme chez Bourdieu. Pour moi, l’auteur contemporain qui s’approche le plus d’une ambition vaste est Michel Houellebecq. Il se singularise par rapport à beaucoup d’autres auteurs par sa capacité à prendre en charge des grands récits d’évolution de la société. Il y a quelque chose de très tocquevillien dans sa démarche. Il est à mon sens le seul capable de pouvoir donner aujourd’hui une version littéraire de la grande fresque de l’histoire, de la lecture théorique que propose la philosophie politique. Au-delà de la fresque se pose le problème d’arriver à réfléchir à des questions sociales et de les aborder sous des facettes multiples. Là encore, j’ai envie d’évoquer le travail de Christine Angot, dont les livres sont traversés par deux questions : la position dans la hiérarchie sociale (et les implications quotidiennes de ces petites différences) et la question raciale qu’elle a mise au cœur de son travail à la faveur d’évolutions dans sa vie personnelle. Vivre aux côtés de Noirs lui a fait voir des choses qu’elle n’avait jamais vues auparavant dans la société française, et qu’elle s’est fixé comme objectif de faire apparaître dans ses livres. C’est indissolublement pour elle un objectif littéraire et politique.

La Vie des Idées : Quelles évolutions ont connues de leur côté les sciences sociales en France ? Peut-on parler d’un renouvellement de l’ethnographie ?

Sylvain Bourmeau : Je suis frappé par le fait que de très nombreux jeunes sociologues continuent d’aller sur le terrain. On ne s’en rend pas toujours compte car leurs recherches monographiques ne sont pas systématiquement publiées sous forme de livres, les éditeurs estimant que c’est moins vendeur que des livres plus théoriques. Il faut aussi se réjouir que certaines personnes occupant des positions très élevées dans le monde académique fassent encore du terrain. C’est le cas de Didier Fassin, en particulier dans ses enquêtes sur la police et sur la condition carcérale. Dans Juger, réprimer, accompagner [3], il contourne, dans un chapitre consacré à la discrimination raciale, la difficulté de comptabilisation raciale liée à l’impossibilité de produire en France des « statistiques ethniques » ; en produisant des statistiques sur une institution assez représentative des autres maisons d’arrêt, il arrive à des conclusions dont l’espace public français n’a pas pris la mesure. Quand il montre que la probabilité de se retrouver en prison pour un Noir est plus importante en France qu’aux États-Unis, il va à rebours de ce que la plupart d’entre nous pensons. Ce type de démarche, appuyé sur une ethnographie, rappelle la tradition sociologique de l’École de Chicago, initiée au début du XXe siècle par un ancien journaliste devenu sociologue, Robert E. Park, qui se comportait au département de sociologie de l’Université de Chicago un peu comme le rédac’ chef qu’il avait longtemps été dans de grandes villes américaines, envoyant sur le terrain ses doctorants comme autrefois ses reporters. Cela a donné lieu à un ensemble considérable de monographies sur la ville, dont certaines sont devenues des classiques de la sociologie comme The Gang de Frederic Thrasher (1927), Taxi-Dance Hall de Paul Cressey (1932) ou Street Corner Society de William F. Whyte (1943).

La Vie des Idées : Ne peut-on pas regretter que beaucoup de ces monographies restent inconnues du grand public ?

Sylvain Bourmeau : La difficulté vient effectivement de la faible publicisation de ces travaux. Parmi les grandes maisons généralistes qui publient des sciences sociales, il n’y a quasiment que La Découverte qui publie ce genre de recherche. Certaines maisons le font ponctuellement – ainsi Fayard a publié le livre de Paul Pasquali sur les classes préparatoires dans un grand lycée de province [4]. Mais la plupart des livres que ces maisons publient sont théoriques. Et lorsqu’ils sont issus d’enquêtes, celles-ci sont beaucoup plus vastes (voir le livre important sur le marché de Laurence Fontaine publié dans la collection d’Éric Vigne chez Gallimard [5]…), ce ne sont pas des monographies. Je ne remets bien évidemment pas en cause l’utilité de publier aussi ces ouvrages théoriques, car nous avons aussi besoin de big pictures. Mais cela ne peut se faire au détriment des enquêtes monographiques.

On a quelquefois l’impression que le seul modèle possible de littérarisation de l’enquête est Tristes tropiques

Un autre problème est que beaucoup de ces enquêtes sociologiques ou ethnographiques pêchent non par la qualité de la collecte des informations, mais par leur difficulté à traduire ces résultats par une forme d’écriture accessible, convaincante. À mon sens, les très grands sociologues sont aussi de très grands écrivains – je cite à nouveau Erving Goffman. On a quelquefois l’impression que le seul modèle possible de littérarisation de l’enquête est Tristes tropiques. C’est problématique, parce que c’est un modèle daté. Souvent les auteurs qui s’engagent dans une recherche littéraire se regardent écrire. S’ils lisaient la littérature contemporaine la plus récente, ils écriraient différemment, ils auraient recours à d’autres dispositifs. Il y a une vraie frilosité littéraire. Personnellement, j’aime avoir entre les mains des livres de sciences sociales qui sont des œuvres. Une œuvre, ce n’est pas seulement le style, c’est la construction du livre, l’articulation de différents registres, des techniques de montage – il suffit de lire le travail de Georges Didi-Huberman, Patrick Boucheron, Philippe Artières, ou Arlette Farge. Chez les historiens, cette tradition littéraire est plus ancienne, on continue de voir ce que la voie ouverte par Michel Foucault a pu produire.

La Vie des Idées : Quelles sont les principales différences entre les modes de connaissance proposés par la littérature et les sciences sociales d’une part, et le mode de connaissance journalistique de l’autre ?

Sylvain Bourmeau : Pour le journalisme, ce qui fait qu’une histoire va être perçue comme une information et non une autre (la « newsworthiness » en anglais), c’est son caractère exceptionnel, déviant, singulier. Des criminologues canadiens ont très bien montré cela il y a une vingtaine d’années dans Visualizing Deviance [6]. En travaillant sur la déviance, ils ont vu que le travail de visualisation que fait la presse est intrinsèquement biaisé par ce parti pris qui consiste à ne regarder que les trains qui arrivent en retard et pas ceux qui arrivent à l’heure. Un sociologue qui travaille sur la SNCF n’a aucune espèce de raison méthodologique ou scientifique de privilégier les uns par rapport aux autres. Le journalisme, lui, a ce biais. Un romancier, à mon sens, se rapproche plus du sociologue, même s’il peut être tenté par l’héroïsation, la singularisation. Aujourd’hui la littérature s’est en grande partie débarrassée de cette tentation picaresque. En revanche, le travail des médias en reste très prisonnier. Pour moi, ce biais médiatique a un rôle très important dans l’écart entre le monde tel qu’il est et le monde tel que nous nous le représentons. On est soumis de façon continue à des représentations qui sont biaisées par ce prisme. D’où la nécessité de leur opposer d’autres formes de représentation.

Dans les rédactions surgit régulièrement l’idée que, pour contrebalancer ce biais intrinsèque, il faut faire de l’information positive (ainsi l’expérience du « Libé des solutions »). Mais la question est mal posée, il ne s’agit pas d’être optimiste plutôt que pessimiste. Ce n’est pas une question de valeur, c’est une question de mode d’objectivation. L’autre façon de contrer ce biais est de se lancer dans des séries qui ont des prétentions à proposer une coupe du pays à un moment donné. À Mediapart, nous avions dessiné une diagonale sur la carte de France, sur laquelle nous avions lancé toute une série de reportages, nous avions aussi tracé une « route de la crise » pour lancer des reportages, ou une autre fois encore la rédaction s’était en partie installée dans une ville moyenne au sens de typique, Roanne. Nous étions à la recherche d’une espèce d’objectivité, mais le biais rentrait à nouveau par la fenêtre dans chaque histoire.

La Vie des Idées : Le journalisme n’accorde-t-il pas pourtant une place importante aux gens ordinaires ?

Il faudrait s’interroger sur la montée en puissance de la nouvelle figure héroïque de la victimeSylvain Bourmeau : Robert E. Park a montré en effet, par le concept de « human interest stories », que la presse avait pour fonction d’incarner, de représenter à travers des personnages. L’incarnation opère souvent sur le mode d’une forme d’héroïsation, l’héroïsation des coupables ou des victimes dans le cas d’un fait divers, par exemple. Park montre comment ces articles de presse contribuent puissamment à l’intégration sociale, en soulignant explicitement ou en creux les normes sociales. L’héroïsation, c’est, par exemple, la série de portraits consacrés par Le Monde aux victimes des attentats du 13 novembre et plus tard de Nice. Il faudrait d’ailleurs s’interroger sur la montée en puissance de cette nouvelle figure héroïque de victime. L’obsession actuelle pour les victimes me semble indiquer quelque chose de la société dans laquelle nous nous trouvons ; là où Foucault va chercher Pierre Rivière, beaucoup de journalistes (et d’auteurs) contemporains se focalisent sur les victimes.

La Vie des Idées : Ce biais intrinsèque du journalisme dont vous parlez est-il aggravé par les conditions actuelles de travail de la profession ?

Sylvain Bourmeau : Quand en 1984, comme pigiste dans la rédaction de Libération, j’ai eu à raconter un fait divers, j’ai éprouvé une sensation de vertige devant toutes les manières possibles de raconter cette histoire, sachant que mon choix allait avoir des effets pour les gens cités. L’organisation professionnelle d’une rédaction fait tout pour neutraliser ce vertige, sinon on ne pourrait pas produire un journal chaque jour. Ces questions de responsabilité sont mises sous le boisseau au nom de la colonne à remplir. De temps en temps, une crise surgit parce qu’il y a une erreur dans la procédure. S’ouvre alors un abîme de perplexité, mais il est très vite refermé. Contrairement aux médecins ou aux architectes, qui apprennent de leurs erreurs en prenant le temps de comprendre ce qui a pu mal se passer, les journalistes ont pour mauvaise habitude de foncer sans se retourner, de ne vivre qu’au présent.

À quelques exceptions près, les journalistes se caractérisent par un manque de réflexivité. Les savoir-faire acquis ont été automatisés. Ils sont devenus somnambuliques ; ils ne se posent plus les questions essentielles : à qui parlent-ils ? Que retenir de ce qu’on leur a dit ? La plupart d’entre eux ne voient plus que leur papier a été rendu possible par des choix de mise en scène, d’effets de narration, ou par des micro-fictions. Ils ne se demandent pas s’ils auraient pu raconter la chose différemment, voir autre chose, toutes questions que les sociologues comme les écrivains n’arrêtent pas de se poser. Les écrivains que je connais bien sont marqués par une grande réflexivité dans leur travail. Ce sont des gens qui passent la plupart de leur temps à réfléchir à leurs gestes, à leur positionnement.

Lorsqu’ils veulent casser ces automatismes, les journalistes passent par une recherche de style, sans voir les formes d’esthétisation du matériau brut qui posent problème. Ils n’ont aucun complexe par rapport aux sociologues, mais ils sont très complexés par rapport aux écrivains. Ils leur envient le style, ils ne voient pas leur réflexivité. Il y a bien évidemment des contre-exemples, le plus beau est Jean Hatzfeld qui a écrit des livres très importants tant au niveau de l’enquête que du travail sur la langue.

La Vie des Idées : Le journalisme narratif propose-t-il une alternative possible ? Quelles autres formes imaginer ?

Sylvain Bourmeau : Malheureusement, l’écosystème des médias n’a jamais été aussi peu favorable à des formes longues. Le seul moyen d’en publier, c’est de s’intégrer au circuit de l’édition, ce qu’a compris la revue XXI. Indéniablement, il y a une demande d’une partie du lectorat, qui est probablement celui de la littérature. Ces tentatives dans le champ éditorial français (je pense aussi aux livres de non-fiction publiés par les Éditions du Sous-sol) sont le signe qu’on a besoin de mettre à jour notre représentation du monde et de rattraper un certain retard, notamment par rapport à ce qui se passe aux États-Unis. « S’évader » en lisant de la fiction, c’est bien (même si ce n’est bien évidemment pas la seule vertu et le seul horizon de la bonne fiction !), mais on a aussi besoin de représentations réalistes, ce qui n’est pas contradictoire avec le fait que cela puisse être littérairement intéressant, comme le montrent ces formes de journalisme narratif. Il serait cependant tragique que la littérature en vienne à se résumer à, d’un côté, la fiction, et de l’autre la narrative non fiction. La littérature doit, et c’est de plus en plus difficile, s’efforcer de multiplier les formes, de transgresser celles qui existent déjà et d’inventer. Elle a beaucoup à gagner à regarder ce qui se passe dans le monde de l’art contemporain dont le référentiel esthétique me semble autrement plus riche et audacieux. De ce point de vue, l’un des enjeux de la littérature me semble se situer du côté de formes renouvelées et subverties de poésie, des gestes susceptibles de participer, autrement qu’en endossant (mal) les habits élimés du roman classique, à la connaissance critique du monde [7].

Dans l’univers médiatique dans lequel nous vivons, ce dont nous avons le plus besoin, ce sont des textes qui ne cherchent pas à se mettre dans le flux, mais tentent au contraire de l’arrêter. Des textes qui introduisent de la verticalité, qui arrêtent le temps. Il faut trouver un moyen de réaliser l’utopie magnifique qui est celle du héros de Nicholson Baker dans Le point d’orgue : être capable d’arrêter le temps en claquant des doigts. Il faudrait aussi pouvoir imposer les idées d’auteur et d’œuvre. Ne plus se poser la question de savoir si telle ou tel est journaliste ou chercheur(se) ou écrivain(e), mais recevoir son livre, son texte comme une œuvre. Les lieux qui mettent sur un même plan des auteurs venus d’horizons différents sont rares, quelques émissions de radio, quelques collections de livres comme « La Librairie du XXIe siècle » de Maurice Olender… Nous avons besoin de faire coexister dans les mêmes lieux des individus et des textes dont les trajectoires sont multiples, à l’image d’une assemblée démocratique idéale.

par Pauline Peretz, le 30 décembre 2016

Pour citer cet article :

Pauline Peretz, « Nos vies comme elles se disent. Entretien avec Sylvain Bourmeau », La Vie des idées , 30 décembre 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Nos-vies-comme-elles-se-disent

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Luc Boltanski, Énigmes et complots. Une enquête à propos d’enquêtes, Paris, Éditions Gallimard, coll. « NRF Essais », 2012, voir Nicolas Auray, « La sociologie en rouge et noir », La Vie des idées, 16 novembre 2012.

[2Raymond Depardon, Michel Lussault, La France, Pointdeux, 2012.

[3Didier Fassin et al., Juger, réprimer, accompagner. Essai sur la morale de l’État, Le Seuil, 2013.

[4Paul Pasquali, Passer les frontières sociales : Comment les « filières d’élite » entrouvrent leurs portes, Fayard, 2014. Voir Catherine Marry, « Les cloisons de l’ascenseur social » La Vie des idées, 17 juin 2015.

[5Laurence Fontaine, Le marché. Histoire et usages d’une conquête sociale, Gallimard, 2014. Voir Arnault Skornicki, « Le marché, entre domination et émancipation », La Vie des idées, 16 janvier 2015.

[6Patricia Baranek, Janet Chan et Richard Ericson, Visualizing Deviance, Open University Press, 1987.

[7Dans cet esprit, Sylvain Bourmeau publiera Bâtonnage, chez Stock le 4 janvier 2017.

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