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Recension Philosophie

Naissance de la théorie critique

A propos de : Jean-Marc Durand-Gasselin, L’École de Francfort, Gallimard


par Agnès Gayraud , le 14 septembre 2012


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Il y a bien une École de Francfort, en dépit de la variété, dans le style comme dans la pensée, des auteurs qui s’en sont réclamés ou qu’on y a rattachés. Son unité, souligne J.- M. Durand-Gasselin, réside moins dans un ensemble de thèses communes que dans un type de théorie, mise au service de l’émancipation des masses.

Recensé : Jean-Marc Durand-Gasselin, L’École de Francfort, Gallimard, Tel, 2012, 568 p., 18 €.

Forgé dans les années 1950 à propos d’un courant intellectuel né trente ans plus tôt, le vocable « École de Francfort » évoque les grands noms de Max Horkheimer, de Theodor Adorno, de Jürgen Habermas ou d’Axel Honneth. Il désigne une pensée germanique moderne, ancrée dans la recherche sociale et soucieuse de dégager les moyens théoriques d’une critique du capitalisme et des pathologies sociales qui en découlent. C’est cette pensée, développée sur trois générations, complexifiée par l’apport conceptuel de toute une nébuleuse de penseurs, parmi lesquels il faut aussi compter Walter Benjamin, Herbert Marcuse, Erich Fromm, Friedrich Pollock, Franz Neumann ou Leo Löwenthal, que l’ouvrage de Jean-Marc Durand-Gasselin entreprend de cartographier. Si L’Imagination dialectique. L’École de Francfort (1989) de Martin Jay ou L’École de Francfort : histoire, développement, signification (1993) de Rolf Wiggershaus nous ont fourni en leur temps la version historienne plus ou moins exhaustive de l’aventure théorique francfortoise, la nouvelle somme ici proposée se distingue par son tour résolument philosophique. Parfaitement informée des déterminations historiques essentielles, elle choisit d’affronter avant tout les problèmes théoriques constitutifs de cette mouvance sans se noyer dans le détail des circonstances.

L’unité plastique de l’École et son « bord » benjaminien

L’auteur en convient dès l’introduction, l’unité de l’École de Francfort est problématique. La variété de ses acteurs, « la dynamique centrifuge des trajectoires individuelles » qui s’y croisent et ses élans constants de « dégermanisation » (l’exil en Amérique de la première génération, les échanges de l’Institut avec des chercheurs locaux comme Lazarsfeld dans les années cinquante, l’ouverture au linguistic turn chez Habermas...), en font déjà plus qu’une école « francfortoise ». L’idée même de « faire école », c’est-à-dire d’entretenir une tradition théorique, pour une ligne de pensée qui s’est construite contre l’autorité de la tradition est en outre paradoxale. Y « ranger » un auteur comme Adorno, ouvertement hostile à toute logique de descendance et qui se félicitait même dans une lettre à Benjamin de n’avoir pas de disciples, ne l’est pas moins ; sans parler de Benjamin lui-même, une intelligence idiosyncrasique, hostile aux codes académiques de la vie universitaire, bien plus curieuse de Goethe, de Proust et de Schlegel que de Hegel, de Freud et de Weber dont l’Institut francfortois de Recherches Sociales fit pourtant ses grandes références théoriques.

Conscient du danger de « l’étiquetage qui enveloppe et qui neutralise et (de) l’identité trop réduite et trop forte qui ouvre la porte aux querelles de légitimité » (p. 11), Jean-Marc Durand-Gasselin convainc néanmoins de la pertinence philosophique de cette notion d’école et de l’intégration de ses acteurs les plus hétérodoxes. S’il faut utiliser le terme avec « un peu de la prudence du nominaliste », « l’École de Francfort » recouvre bel et bien une production intellectuelle, de la Dialectique de la Raison (1944) d’Adorno et Horkheimer à La Société du mépris (2004) de Honneth, en passant par la décisive Théorie de l’Agir Communicationnel (1981) de Habermas. Sans être le résultat d’une théorie unifiée, une telle production procède d’un « type de théorie » identifiable, dont Horkheimer donna la lettre au début des années 1930, lorsqu’il définit les tâches de l’Institut. La Théorie critique se présentait alors comme le projet postmétaphysique d’une élaboration pluridisciplinaire et réflexive de la critique de toutes les forces contraires à l’émancipation des individus dans la société moderne. Convoquant aussi bien l’histoire, l’anthropologie, l’économie, que la sociologie et la psychanalyse, elle témoignait dès le départ, bien qu’orientée par une proposition critique d’inspiration freudo-marxiste, d’une remarquable plasticité.

Certes, l’ésotérisme et les court-circuits théoriques de Benjamin semblent bien éloignés de l’exigence de conceptualité systématique invoquée par Horkheimer. Mais le mépris total des cloisonnements disciplinaires, la lecture hétérodoxe du marxisme et enfin l’« impulsion fondamentale », présente aussi bien chez Bloch et Kracauer, « d’une critique idéologique élargie de la vie urbaine à l’époque capitaliste » (p. 95), font de l’œuvre de Benjamin une sorte de « bord » de l’École de Francfort indispensable à l’identification de cette dernière. Loin d’inféoder l’originalité du penseur à la rigidité d’un programme commun, l’intégration à la marge de ce dernier fait moins de l’École un territoire de pensée pacifié et clos qu’une véritable zone de tension, entre son cœur horkheimerien et sa marge benjaminienne. L’œuvre d’Adorno, à la fois orthodoxe et rebelle, peut être conçue comme le fruit de ce tiraillement.

Transformations

Adaptée à un tel objet, dans sa souplesse et son attention rigoureuse à chaque œuvre abordée, la présentation de Jean-Marc Durand-Gasselin reste très pédagogique. Tout en ressaisissant les enjeux critiques de façon toujours stimulante, elle suit en trois grandes parties la chronologie des contextes historiques auxquels fut confrontée chacune des générations.

La première génération de Horkheimer et Adorno connut d’abord, avant l’exil en Amérique, l’avènement du nazisme et la barbarie antisémite qui confronta la théorie au « défi de la catastrophe ». Pour Habermas, après eux, dans un contexte de stabilisation de l’Allemagne fédérale des années soixante-dix, le défi consista plutôt dans le « réajustement démocratique » de la Théorie, par une réflexion plurielle sur les conditions d’une démocratie communicationnelle. La crise mondiale du capitalisme et la résurgence d’une protestation anticapitaliste marquant la troisième génération, dominée par la gauche habermassienne et à sa tête, Honneth, choisit d’orienter la théorie vers une réévaluation des dommages induits par la réification sociale des individus, et encouragea une « réintroduction de la conflictualité » dans l’analyse critique de la société.

Au fil des générations et des pages, on assiste à la transformation continue des présupposés théoriques fondateurs du projet et notamment de l’ancrage marxiste, structurel pour la Théorie. On saisit dans la première partie l’écart qui sépare les branches initiales d’un marxisme austro-hongrois, plus centré sur les questions économiques, chez Horkheimer lui-même, Pollock ou Fromm, du « marxisme esthétique » inspiré du jeune Lukács, focalisé sur l’art et la culture, donnant une place inédite à la sensibilité et à l’imagination et nourri d’idéalisme allemand, chez Bloch, Benjamin ou Adorno. Plus profondément encore, on comprend l’impact souterrain, jusque dans la reconstruction habermassienne du marxisme et sa critique de gauche, de l’opposition entre le « révisionnisme » ou réformisme optimiste d’Eduard Bernstein à la fin du XIXe siècle et le « style pessimiste de combat » de Rosa Luxemburg et de Lénine. Largement marquée par ce pessimisme discréditant le jeu politique parlementaire ordinaire au point de se draper dans un pathos de la catastrophe finalement ambigu, la première génération de l’École s’est révélée stérile aux yeux de Habermas. Mais réciproquement, l’ambition habermassienne d’une rationalisation de l’espace public, son identification à la « cause » de la démocratie, a semblé émousser l’impact critique de la Théorie, neutraliser sa conscience des luttes sociales, justifiant l’attaque d’un marxisme plus radical.

Indissociable de ce fond marxiste, la transdisciplinarité, caractéristique du type de pensée promu par l’Ecole de Francfort, fut, elle aussi, diversement appréhendée chez les auteurs. Réquisit méthodologique chez Horkheimer, elle relève, dans le « marxisme esthétique » de Benjamin, de Bloch ou d’Adorno, d’un « affect » de la pensée plutôt que d’une méthode comparatiste formalisé : moins soucieux de confronter des données expérimentales issues de différentes approches que de laisser la pensée fonctionner librement selon divers régimes (esthétique, philosophique, politique), ces derniers firent de l’essai leur forme philosophique de prédilection. Chez Habermas, en revanche, la transdisciplinarité prend à nouveau un sens plus technique : elle intègre les avancées les plus décisives des sciences humaines au vingtième siècle (la philosophie du langage du second Wittgenstein, la sociologie fonctionnelle de Parsons, la psychologie intégrative de Piaget et de Kohlberg, la pragmatique transcendantale d’Apel, entre autres). Guidé par le principe wébérien de la pluralité des voix de la raison, le décloisonnement disciplinaire habermassien présente une ambition quasi encyclopédique, apparenté à terme à une « version post-métaphysique de la convergence des savoirs chez Leibniz » (p. 383). Enfin, chez Honneth, la transdisciplinarité opère comme ouverture à des régimes infra-rationnels et infra-langagiers de la communication, par la réintroduction de la dimension empathique (déjà présente chez Adorno) et par l’analyse des paramètres psychologiques et affectifs engagés dans le processus de reconnaissance.

Élaboré au croisement de cette transdisciplinarité et du fond critique marxiste, l’idiome conceptuel mis en évidence au cours de ces transformations révèle ce faisant sa pertinence durable : les notions d’intégration, d’administration, d’Industrie culturelle, d’appauvrissement du moi, de standardisation, fournissent un « arsenal théorique vivant, prêt à pointer dans le monde comme il va les tendances régressives, réactionnaires, plébiscitaires » (p. 454), démontrant encore l’actualité du projet.

Une rétrospective équitable

Étude rétrospective, L’École de Francfort ne présente pas un tout spéculatif dont les moments se dépasseraient les uns les autres, neutralisant les résidus problématiques, les tensions. Habermassien de formation, l’auteur sait reconnaître l’« importance historique décisive » des représentants du marxisme esthétique, marginalisé depuis au sein de l’École, pour nous qui « sommes encore dans un monde de la contradiction sociale, de l’industrie culturelle et de la culture publicitaire » (p. 91). Parmi les représentants de ce dernier marxisme, Siegfried Kracauer eut pu certes occuper une place plus importante notamment pour son ouvrage anticipant sur les recherches expérimentales de l’École, Les Employés (1929), et pour son influence sur la « micrologie » adornienne des Minima moralia, mais l’auteur a du faire des choix.

À terme, la grande force de cette somme est peut-être l’intensité inédite de son portrait de Habermas, pris en étau entre la première génération avec laquelle il a fait l’immense effort théorique de rompre, et la nouvelle critique qui lui fait payer le prix de son réalisme un peu terne. Figure du philosophe bâtisseur rendue presque tragique par l’ingratitude de l’histoire qui redonne voix à des postures intellectuelles plus provocatrices et moins humblement responsables, Habermas est finalement replacé ici dans une perspective historique qui révèle sa grandeur. Si la tâche que se donna l’École de Francfort fut de rendre les hommes plus libres au moyen d’une critique éclairée de la culture et de la société, l’ampleur et le relatif échec mêmes de la tentative habermassienne en illustrent, peut-être plus éloquemment que jamais, l’insondable difficulté.

par Agnès Gayraud, le 14 septembre 2012

Pour citer cet article :

Agnès Gayraud, « Naissance de la théorie critique », La Vie des idées , 14 septembre 2012. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Naissance-de-la-theorie-critique

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