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Essai Politique

Russie

Mobilisations citoyennes en Russie
Le quotidien au cœur des protestations


par Karine Clément , le 11 décembre 2012


Dans un contexte de mécontentement social croissant et de crise économique, la Russie se serait-elle éveillée à la mobilisation collective ? Sur la base d’une vaste enquête réalisée dans les provinces russes, la sociologue Carine Clément insiste sur le potentiel d’auto-organisation de mobilisations venues d’« en bas », qui se multiplient sur le terrain de la vie quotidienne.

L’appareil de notes complet se trouve dans la version PDF de cet article

De nombreux commentateurs, tant étrangers que russes, ont découvert avec surprise fin 2011 que la société russe était capable de mobilisation, évoquant notamment un « réveil de la société civile russe » ou une montée de l’opposition « anti-Poutine ». Les mobilisations récentes, à l’inverse de celles qui les ont précédées, se concentrant surtout à Moscou, peut-être attirent-elles davantage l’attention, peut-être aussi satisfont-elles davantage le snobisme des intellectuels éclairés de la capitale russe, qui trouvent enfin dans les manifestations moscovites un public à leur goût. Pour les observateurs avertis, la nouveauté est ailleurs, non pas dans des mobilisations « grassroots » qui ont connu un développement dynamique depuis 2005, mais dans le caractère que certains qualifient de « politique », et que je dirais « citoyen », du mouvement en cours depuis le lendemain des élections législatives fédérales qui ont eu lieu le 4 décembre 2011.

Le propos n’est pas ici de retracer l’histoire des mobilisations sociales antérieures à décembre 2011, mais de s’interroger sur le caractère et la signification de celles-ci, notamment à la lumière de la dernière vague de mobilisations citoyennes. Et cela pour deux raisons, liées à des jugements que je pense erronés sur les mouvements sociaux n’appartenant pas directement à cette dernière vague. Opposant les revendications sociales et matérialistes, voire « paternalistes » [1] de ces mouvements, à celles, « morales » [2], des nouveaux mouvements citoyens de la capitale, certains analystes tendent à ranger les premières dans la catégorie des mouvements de type « NIMBY [3] », c’est-à-dire des mobilisations égoïstes et centrées sur la défense d’un intérêt catégoriel contraire à l’intérêt général. D’autre part, la plupart des commentateurs, évoquant les dernières mobilisations citoyennes, parlent de « retour du politique » [4] dans une société russe profondément apolitique, voire hostile au politique. Je discute ici successivement ces analyses, en me fondant principalement sur les données empiriques portant sur les mouvements sociaux que nous collectons depuis 2005 avec mes collègues de l’Institut de l’Action collective. [5]

La construction d’espaces de solidarité

Les mobilisations sociales qui se sont développées depuis 2005 sont relativement éparses, localisées, inscrites dans le monde du quotidien des acteurs mobilisés ; elles mettent en avant des problèmes sociaux relativement concrets. Sont-elles pour autant réductibles à des luttes égoïstes selon le principe du « NIMBY » ?

Sans doute certaines d’entre elles correspondent-elles quelque peu à ce schéma, mais les mouvements sociaux [6] que nous avons choisis comme objets d’étude indiquent au contraire une dynamique d’élargissement, d’agrandissement et d’ouverture. Élargissement vers d’autres thèmes ou problèmes liés à ceux qui ont donné naissance au groupe militant initial (iniciativnaâ gruppa en russe). Agrandissement d’échelle : d’un micro-territoire ou micro-local (par exemple, la cour commune à quelques immeubles) à d’autres territoires (d’autres cours d’immeuble, une place centrale dans la ville, etc.). Ouverture vers d’autres partenaires, groupes de lutte, mouvements sociaux, associations, syndicats ou organisations politiques. En d’autres termes, les études de cas que nous avons effectuées montrent l’existence de processus de généralisation, ou « montée en généralité », pour utiliser les termes de Laurent Thévenot [7], ainsi que la formation de liens de solidarité non limités à ceux des proches, du proche ou du familier.

La plupart des mobilisations que connaît la Russie contemporaine naissent de situations et de problèmes inscrits dans le monde du quotidien, du familier ou du proche qui, parce qu’ils émeuvent certains de ceux qui les éprouvent, entraînent une transformation des manières de voir, de penser et d’agir de certains protagonistes, les amenant à tester des pratiques de type militant, en rupture avec les schèmes socio-culturels les plus répandus dans la société russe, que de nombreuses études sociologiques décrivent comme marqués par le chacun pour soi, le subir, la méfiance (en dehors du cercle restreint des « siens »), le conformisme, les attentes paternalistes à l’égard des supérieurs et de l’État. Quoi que l’on pense de cette approche parfois caricaturale du contexte socio-culturel de la société russe contemporaine, elle permet d’apprécier l’importance pour la mise en action collective d’un ébranlement affectant l’individu « ordinaire » dans son monde quotidien et familier. Que la racine de la mobilisation se situe là, en-bas, dans l’ordinaire, le concret, le quotidien routinier bousculé, ne signifie pas qu’elle ne peut pas atteindre d’autres sphères, d’intérêts plus généraux, de valeurs plus universelles, de pratiques plus solidaires. J’évoquerai rapidement deux exemples pour démontrer la possibilité de cette montée en généralité et en esquisser les contours et les processus.

Hiver 2005 : coalescence de micro-conflits

Le mouvement de protestation de l’hiver 2005 offre le premier cas. Dirigé contre une réforme mettant en cause les garanties sociales catégorielles (la dite « monétisation des avantages sociaux en nature »), il touchait en fait une majorité de la population, à commencer par les retraités en passant par les écoliers et les étudiants jusqu’aux invalides, travailleurs du Grand Nord, victimes des répressions politiques, etc. Les actions de protestation ont démarré à très petite échelle et sur des problèmes très concrets : à partir des altercations dans des autobus et trolleybus, les retraités s’offusquant de se voir sommés de payer leur billet de transport (la gratuité des transports en commun pour la plupart des retraités ayant été décrétée par Eltsine comme compensation aux retraites misérables). D’arrêt d’autobus en arrêt d’autobus, l’indignation s’est propagée, les retraités la partageant entre eux, la propageant et l’amplifiant en discutant du problème dans tous les endroits publics qui leur étaient familiers : à la poste, dans la queue pour toucher la pension de retraite, dans les pharmacies, les transports en commun, dans la cage d’escalier ou la cour de l’immeuble, au téléphone aussi. La nouvelle s’est propagée comme une traînée de poudre, l’indignation, le sentiment d’injustice et de mépris l’accompagnant. Les entretiens le montrent : les avantages sociaux en nature (gratuité totale ou partielle des transports en commun, des soins et médicaments, du téléphone et des charges communales) dont ils bénéficiaient jusque-là en raison de leur appartenance à telle ou telle catégorie (vétérans de la guerre, travailleurs émérites, vétérans de Tchernobyl, victimes des répressions politiques, invalides, donneurs de sang...) étaient considérés par les intéressés comme une juste reconnaissance de leurs mérites envers l’Etat ou d’une dette de celui-ci à leur égard. Il en allait non seulement de leur porte-monnaie ou même de leur accès aux services publics, mais également de leur dignité. La plupart des gens s’offusquaient de n’avoir pas été consultés, d’avoir été mis devant le fait accompli. « C’est l’Etat qui nous crache à la figure », la formule, répétée un peu partout sous des modes différents, résume l’état d’esprit général.

Le mouvement a rapidement « pris » : il a suffi de quelques jours à partir de la mise en application de la loi, le 1er janvier 2005, pour que des milliers de personnes, retraités en tête, défilent dans la rue pour exiger le retrait de la loi sur la « monétisation ». Il a démarré de façon spontanée par des prises d’assaut de bâtiments publics et des blocages de rues, les manifestants exhortant les représentants des autorités locales à venir à leur rencontre. Il suffisait souvent que le maire de la ville ou gouverneur de la région, dont la présence était réclamée par les manifestants, ne donne pas signe de vie pour qu’au lancement d’un mot d’ordre mobilisateur, la foule en colère s’agglutine sur les routes ou entame le siège de la mairie ou du gouvernement régional. Les gens se rassemblaient grâce au « téléphone arabe », aux affichettes accrochées dans les immeubles, aux embouteillages produits par les blocages de rues, aux rendez-vous pris publiquement à la fin de chaque rassemblement, aux listes de contacts collectés lors des actions et que des bénévoles se partageaient le soin d’appeler à la veille de chaque nouveau rassemblement. La vague de protestation a ainsi pris de l’ampleur : pendant le seul mois de janvier 2005 (les actions étaient alors quasi-quotidiennes), le mouvement a mobilisé plus de 500 000 personnes dans 97 villes de 78 régions du pays. Peu à peu des coordinations locales se sont formées, souvent de façon ad hoc, lorsque les représentants des gouvernements locaux acceptaient de recevoir une « délégation » de protestataires qu’il fallait bien mettre en place. Des leaders ont émergé – ceux qui prenaient le plus la parole, avaient l’air le plus déterminé, les critères variaient, mais l’épreuve restait la même : être reconnu leader par les manifestants. De nombreux leaders apparus spontanément à l’époque jouent encore aujourd’hui un rôle important dans la sphère politico-sociale de leur ville. Certaines coordinations continuent de fonctionner, ayant depuis diversifié leur champ d’intervention (notamment en s’emparant des questions relatives au logement et à l’habitat). Avec du retard, les partis politiques d’opposition ou associations nationales (en particulier, représentant les victimes de la réforme : associations d’invalides, des anciens combattants, des liquidateurs de Tchernobyl...) se sont joints aux mobilisations, avec des incidences diverses sur ces mouvements au niveau local.

Mais l’essentiel tient à la dynamique de rassemblement qui s’est créée à partir de micro-conflits pour des histoires de tickets à payer dans les transports en commun. Commençant dans le milieu des retraités, le mouvement s’est élargi à d’autres victimes de la réforme, des jeunes qu’on dirait en France gauchistes, l’ont rejoint, des organisations politiques, des associations, certaines figures de l’élite intellectuelle locale, en particulier des journalistes. Le barrage de la censure a ainsi pu être surmonté, et l’information sur les actions de protestation a largement circulé. Un mouvement d’opinion s’est constitué, remarqué dans les sondages de l’époque qui témoignent d’un important soutien aux protestataires. Enfin, le mouvement a pris une dimension nationale, non seulement dans son écho médiatique et dans l’opinion publique, mais aussi dans ses modes d’action, ses objectifs et ses dynamiques internes de développement. Des journées nationales d’action ont ainsi été organisées, pour exiger du gouvernement fédéral et de V. Poutine le retrait de la loi. La campagne unitaire a finalement obtenu l’abandon partiel de la réforme – fait rare dans la Russie contemporaine. Au sein des organes locaux de coordination des luttes, se sont exprimées des aspirations à la mise en place de synergies et de liens interrégionaux, à des rencontres et des échanges, ce qui a abouti à la tenue du premier Forum social de Russie, qui a rassemblé à Moscou en avril 2005 un millier de militants, largement issus des régions. Ceci a également abouti à la formation d’un des premiers réseaux interrégionaux de mouvements sociaux locaux, le Sojuz Koordinacionnyh Sovetov (SKS – Union des conseils de coordination) , dont l’existence et les activités (notamment des campagnes unitaires sur les questions liées au logement et à l’habitat) ont largement survécu à la vague de protestation de l’hiver 2005.

Kaliningrad 2010 : La réappropriation du pouvoir d’en bas

La vaste mobilisation à Kaliningrad fin 2009-début 2010 offre un second cas d’étude. Elle avait pour cibles la hausse de la taxe routière et des charges communales, l’asphyxie économique et la « dictature politique ». Passant par la manifestation la plus massive de ces dernières années dans une ville moyenne de Russie – 12 000 personnes [8], le 30 janvier 2010 -, elle a abouti au limogeage du gouverneur régional alors en place Gueorgui Boss. Là aussi, le mouvement est parti de nombreux micro-foyers de luttes portant sur des problèmes sociaux spécifiques et mobilisant des catégories différentes de la population. Depuis la fin 2008, les automobilistes essayaient de s’opposer à la nouvelle politique des autorités régionales remettant d’abord en cause l’exonération des droits de douane sur les automobiles importées (régime préférentiel pour les habitants de cette enclave russe dans l’Union européenne), pour ensuite élever très fortement la taxe de transport due par chaque automobiliste. La mobilisation des automobilistes a commencé par des attroupements devant les postes de douane, facilités par les kilomètres d’attente provoqués par les nouvelles règles de dédouanement. Perdant patience, les petits importateurs de voitures (un « petit business » très répandu à Kaliningrad) s’énervaient, discutaient, se montaient les uns les autres. Des leaders d’opinion se sont imposés parmi eux, notamment Konstantin Doroshok, l’une des figures-clés de la vaste mobilisation de janvier 2010. Il a pris un jour l’initiative de bloquer la route fédérale passant à proximité des douanes, suivi par des dizaines de collègues. Ensuite, les actions de tous ordres se sont multipliées (pétition, piquets devant les douanes, rassemblements au centre-ville), rejointes à chaque fois par plus de sympathisants.

Les médecins et patients de l’hôpital dit « des pêcheurs » (réservé dans le passé aux salariés de la pêche), menacé de fermeture, se sont également mis en mouvement fin 2008. La campagne contre la fermeture de cet hôpital a bénéficié du soutien d’un groupe de militants politiques et syndicaux locaux qui a organisé chaque semaine pendant un an et demi un piquet de protestation devant le siège du gouvernement régional. Peu suivie au début, cette campagne pour la sauvegarde de l’hôpital « des pêcheurs » (qui consistait, outre le piquet, à des interventions dans les médias, des pétitions, du lobbying et des batailles parlementaires) s’est avec le temps transformée en mouvement pour la défense de la santé publique dans la région (pour l’augmentation du budget santé et l’amélioration de la qualité et de l’accès aux soins, qui s’étaient détériorés suite à une réforme pilote du financement des soins expérimentée dans la région). Elle a provoqué un réel mouvement d’opinion, impliqué un nombre croissant d’intéressés et abouti à la démission du Ministre de la santé ainsi qu’à une augmentation des dépenses budgétaires de santé (l’hôpital déclencheur de la campagne, quant à lui, n’a pas pu être sauvé). Cette montée en généralité et cet élargissement du soutien et de l’écho de la campagne ont été rendus possibles par la régularité de l’événement et la persévérance de ses organisateurs, par la dynamique de conflit et l’impulsion donnée par son chef de file, le syndicaliste et député régional (d’un parti régionalement dans l’opposition, Patrioty Rossii) Mikhail Tchessalin. S’attachant au début à mettre en cause les malversations financières du médecin-chef de l’hôpital « des pêcheurs », les participants au piquet ont peu à peu remonté dans la hiérarchie (dénonçant consécutivement le Ministre de la santé, puis le gouverneur de la région), pour désigner finalement le principal responsable : « Poutine responsable pour Boss », affirmait une pancarte apparue au piquet hebdomadaire un an après le début de la campagne et devenue par la suite ornement incontournable de toutes les manifestations. La campagne pour la défense de la santé publique a également fourni un lieu régulier de rencontre pour tous les militants ou apprentis militants de la ville. Le piquet hebdomadaire s’est transformé ainsi en lieu de réunion informelle où s’échangeait l’information, se planifiaient et se coordonnaient des actions, se nouaient des liens entre militants d’initiatives et mouvements différents. Doroshok, par exemple, et d’autres militants du mouvement des automobilistes, ont régulièrement participé au « piquet du vendredi ».

Les petits entrepreneurs du commerce de rue, malgré la rude concurrence en ce domaine, se sont unis pour faire face à une menace commune apparue fin 2008, quand les députés municipaux ont annoncé leur intention de retirer aux propriétaires des kiosques de vente leur droit d’occuper le terrain municipal. Face au risque de fermeture de leur commerce, source principale du revenu familial pour la plupart, les propriétaires des kiosques se sont réunis en association et sont entrés en lutte, d’abord par du lobbying et des communiqués de presse, puis par des actions de protestation publiques. Là aussi, il s’est produit une élévation d’échelle dans le choix de l’adversaire principal : d’abord la mairie et les députés municipaux, dont dépendent l’adoption ou non de la nouvelle loi, ensuite le gouverneur régional, suspecté d’être l’initiateur de ce qui était interprété comme un « raid » (de leur propre expression) sur les petits commerçants au profit d’un grand commerçant véreux aux relations haut placées, enfin le gouvernement fédéral en la personne de Poutine. Ce dernier a été mis en cause publiquement par l’orateur représentant le mouvement des petits commerçants lors du grand rassemblement du 30 janvier 2010, sans en avoir eu le mandat et sans préméditation : « X est monté à la tribune et a crié ’A bas Poutine’, comme ça, sans prévenir, parce que l’atmosphère était comme ça. Et, finalement, ça nous a plu », raconte l’un des leaders du mouvement des petits commerçants. Et effectivement, grâce à leur propre lutte – mais aussi à leur participation à la manifestation unitaire du 30 janvier – ceux-ci ont obtenu gain de cause : la municipalité leur a concédé le bail des terrains de leurs kiosques pour 25 ans.

Les retraités de la région menaient également leur campagne, contre une loi adoptée en juin 2009 par les députés régionaux et menaçant le maintien et l’indexation des aides sociales leur permettant l’accès aux services publics [9]. Surtout dans les petites villes de la région, où la question de l’accessibilité aux transports en commun est essentielle pour les retraités dépendant des infrastructures sociales de la capitale régionale, des actions de protestation furent organisées pendant tout l’été, des signatures récoltées par des volontaires pour une pétition exigeant le retrait de la loi. Sur ce terrain aussi, les protestataires ont en partie obtenu gain de cause.

A ces différents champs de lutte, ajoutons encore la mobilisation des salariés de la compagnie aérienne locale « KD-Avia » contre la fermeture de l’entreprise et pour le paiement des arriérés de salaire (leurs multiples débrayages et manifestations ont permis de résoudre le second problème, non le premier), les multiples luttes de quartier pour la sauvegarde des espaces verts menacés par des projets immobiliers contestés par les riverains, auxquelles est venue se greffer une campagne unitaire, à l’occasion de la révision du Plan de développement urbain, pour la défense d’une « Ville-jardin » et contre le « pouvoir vendu aux intérêts des firmes immobilières ».

Tous ces mouvements se développaient dans la période 2008-2010, sur fond de mécontentement social croissant et de crise économique, alors que le régime économique préférentiel dont bénéficiait du fait de son statut d’enclave la région de Kaliningrad s’effritait, que les prix des services publics, notamment des charges d’entretien des immeubles, grevaient toujours davantage le budget familial mensuel, que des entreprises fermaient et que le chômage allait croissant. De campagnes en campagnes et d’actions en actions, les différents secteurs de mobilisation ont fini par construire un réseau relativement dense de divers mouvements sociaux ainsi qu’un espace de communication et de mobilisation qui a permis aux luttes particulières et localisées de sortir de leur habituelle ghettoïsation et de gagner un certain impact sur la population non directement concernée par tel ou tel problème.

Des interconnections entre les différents mouvements se mettaient en place grâce à plusieurs facteurs, personnes, lieux et circonstances : des places communes pour faire connaissance, se retrouver, discuter, se coordonner (surtout l’espace du piquet hebdomadaire pour la défense de la santé publique) ; des leaders de mouvements recherchant du soutien, de l’écho, de la consolidation des forces, qui se sont rapidement mis à coopérer entre eux, participant aux actions des uns et des autres et testant des actions communes et solidaires ; des responsables qui sont nommés (les députés du parti au pouvoir « Russie unie », des ministres, le gouverneur Boss, Poutine) ; un mécontentement social diffus dans une grande partie de la population qui, pour une fois, grâce à la dynamique formée par la multiplication des fronts de mobilisation et des catégories mobilisées, avait accès à de l’information sur les luttes (retransmises par les médias indépendants, Internet et, surtout, par le bouche-à-oreille) et pouvait être sensibilisée à certains problèmes et, surtout, voir ébranlées certaines idées reçues répandues parmi les « gens ordinaires » du type « nous ne pouvons rien y faire, alors mieux vaut se tenir tranquille et ne pas se faire remarquer ». Car si des parents, des amis, des collègues, des connaissances dignes de confiance participaient à des actions de protestation, peut-être que... Et puis les figures de proue de ces mouvements détonnaient par rapport aux fonctionnaires, bureaucrates ou chefs de parti habituels, c’étaient des gens comme tout le monde, des hommes de terrain eux-mêmes concernés par le problème, vivant et luttant aux côtés de tout un chacun, et qui avaient l’air d’avoir des convictions, d’être déterminés. Je raconte ces ébranlements dans le rapport à l’action collective comme s’il s’agissait d’opérations mentales, mais ce sont en fait des émotions, des sensibilités, des rencontres, des scènes vues ou racontées, des discussions, des expériences.

Le mécontentement croissant, la mise en réseau des différents mouvements et leur expérience d’actions solidaires, la coopération entre leurs leaders et la dimension plus unitaire ainsi que la portée plus générale que ces derniers cherchaient à donner aux luttes sociales, l’anticipation d’une montée de la mobilisation, des habitudes de « se tenir tranquille » bousculées, le soutien actif ou passif de tous les partis d’opposition (sans pour autant qu’aucun d’entre eux ne puisse dominer ou imprimer une couleur partisane aux mobilisations), la sympathie d’une partie des journalistes et le soutien en coulisse d’une partie de l’élite politique et économique en conflit avec G.Boss, la popularité montante du nouveau leader des automobilistes Konstantin Doroshok, tout cela a conduit à un événement inattendu et sans précédent dans la Russie post-soviétique (au moins depuis la Perestroïka) : 12 000 personnes rassemblées sur une vaste place du centre-ville de Kaliningrad. Un écho dans tout le pays, un Kremlin s’empressant d’envoyer des émissaires sur place pour mater la rébellion, des certitudes de se rassembler la prochaine fois à des dizaines de milliers, et, pour finir, le limogeage du gouverneur de la région.

Mais en dehors de la communauté née dans la protestation, qu’est-ce qui a fait tenir toutes ces personnes ensemble, dans un froid glacial, à écouter solennellement les orateurs se succéder à la tribune, à scander activement les mots d’ordre du rassemblement et à lever le poing ? Quels ont été les fondements de cet espace de solidarité qui s’ouvrait dans une froide journée de janvier ? L’émotion, bien sûr, l’impression de vivre un événement historique, la fierté de se retrouver au milieu d’une foule si nombreuse, la colère, le sentiment de commettre un acte fort de réappropriation du pouvoir « d’en bas », dans un défi public et massif à la « verticale du pouvoir » vouée aux gémonies. Mais y avait-il un programme, une plate-forme commune dépassant l’agrégation des différentes revendications particulières ? Cela me semble incontestable : une contestation massive contre la monopolisation de la politique par le parti du pouvoir « Russie unie » s’exprimait, une protestation contre la politique antisociale des gouvernements régional et fédéral, contre la paupérisation d’une partie croissante de la population (opposée à l’enrichissement malhonnête des fonctionnaires et gros businessmen), une affirmation d’un pouvoir collectif à déterminer les grandes lignes de la politique de développement de la région. La revendication de la démission du gouverneur Boss, qui dominait dans les slogans et les interventions, n’était qu’une manière de personnifier le mécontentement plus général à l’égard du système politique dans son ensemble, avec d’autant plus de succès que Boss était perçu par une grande partie de la population comme un étranger, un « légionnaire de Moscou » [10], qui ne se souciait pas du développement de la région et sert les intérêts de Moscou. La figure de Poutine m’apparaît non centrale : les slogans réclamant sa démission étaient rares et surtout maniés par les leaders du mouvement, les sentiments « anti-Poutine » reflétaient davantage le rejet du système politique qu’il représentait (en premier lieu, la « verticale du pouvoir » qui se traduit par une subordination exclusive des fonctionnaires et responsables politiques à leurs supérieurs, les administrés et les électeurs ne comptant plus). Mais ces deux figures, Boss et Poutine (« responsable pour Boss »), ne résument pas les objectifs du mouvement de protestation, dont les protagonistes partageaient des points de vue que l’on peut qualifier de sociaux, politiques ou moraux. Cependant, ces prises de positions n’étaient pas abstraites, elles étaient ancrées dans des expériences sociales concrètes. Aussi peut-on dire que le mouvement social de Kaliningrad du début 2010 s’est développé à partir de micro-foyers de luttes sociales inscrites dans le monde du quotidien pour s’élargir à des enjeux sociaux, politiques et moraux plus généraux, à des solidarités allant au-delà de la communauté de lutte locale, mais composées elles aussi de micro-solidarités établies dans des expériences partagées sur le terrain du proche ou du familier, des solidarités plus larges qui se sont composées au fil des luttes et des relations composées de proche en proche.

Mouvement sociaux, citoyenneté et politique

A la différence des mouvements sociaux inscrits dans le monde du proche et du quotidien, portant sur des questions sociales, voire matérielles, le mouvement de mobilisation pour des « élections honnêtes » (mot d’ordre dominant dans les manifestations de décembre 2011 à mai 2012) semble inscrit dans l’espace des idées abstraites, des valeurs universelles et de la politique.

L’idée d’un « retour de la politique » ou d’une aspiration à une autre politique, ainsi que celle du caractère « moral » ou « désintéressé » des mobilisations de 2011-2012 sont émises par des sociologues et politologues russes de renom . Mais elles ne sont guère fondées sur des données empiriques autres que les propos de certains protagonistes, la concentration de ces mobilisations dans la capitale du pays, considérée comme plus « moderniste » et « avancée » que les régions, ainsi que le niveau d’éducation et de revenu relativement plus élevé des manifestants moscovites de « l’opposition ». Je voudrais, au contraire, à la suite de quelques collègues [11], indiquer le déficit de politique dans les mobilisations de « l’opposition » et proposer l’hypothèse selon laquelle les mouvements sociaux, apparemment plus « matérialistes » et plus réticents à s’afficher dans « l’opposition », contiendraient un potentiel politique plus important.

Le « politique » fait l’objet de bien des définitions, mais deux de ses caractéristiques centrales comprennent, selon moi, d’une part, les conflits et les différenciations sociales que le politique induit, et, d’autre part, la mise en avant d’un projet de société impliquant certaines idées relatives à l’agencement des relations de pouvoir dans la société. Cette conception du politique, inspirée par la pensée de Chantal Mouffe ou de Jacques Rancière, n’est certes pas conforme à la doxa libérale, mais elle est la seule à même de produire des transformations sociales profondes. Car ce que que montrent clairement les études empiriques consacrées à tel ou tel mouvement social en Russie, c’est l’insatisfaction, voire la déception de ses participants au regard des résultats obtenus par leurs luttes collectives, même lorsque celles-ci ont abouti à la confirmation d’un certain nombre de droits sociaux ou au limogeage de tel ou tel responsable politique. En effet, les relations sociales dans la société russe sont tellement empreintes du schéma dominant-dominé que de menus compromis sociaux ou des changements de personnes au pouvoir ne changent rien au système de pouvoir en lui-même. Seuls pourraient parvenir à ébranler ce système des mouvements ayant un caractère politique au sens explicité ci-dessus.

Je distingue divers types de mouvements (au sens d’idéaux-types et non de faits empiriques) : les mouvements sociaux, les mouvements citoyens et les mouvements politiques. Par mouvement « social », j’entends un mouvement mettant en avant des questions sociales, c’est-à-dire relatives aux besoins des hommes vivant en société, et, en cas de « montée en généralité » et d’élargissement des solidarités, défendant certains biens communs et introduisant de la différenciation sociale entre « nous » qui partageons les mêmes intérêts, opinions et valeurs, et « eux ». Par mouvement « citoyen », je comprends un mouvement visant à affirmer le contrôle des citoyens sur le pouvoir ainsi que la suprématie de la loi et du droit, devant lesquels tous les citoyens sont égaux.

Les mouvements que j’ai analysés dans ce texte sont plutôt à classer parmi les mouvements sociaux, alors que les mobilisations pour des élections « honnêtes », ou « de l’opposition », doivent plutôt être qualifiées de mouvements citoyens. Comme l’indiquent les entretiens et observations effectués par le groupe « Initiative indépendante de recherche des meetings » , les participants aux manifestations massives à Moscou 2011-2012 exigent des élections « honnêtes » et « non falsifiées », mettent surtout en avant la nécessité pour tous de respecter les lois et les procédures formelles existantes (notamment concernant les élections), s’insurgent contre le pouvoir des « escrocs » et des « voleurs » [12], aspirent à un pouvoir « honnête », propre (le blanc est la couleur symbole du mouvement), à l’écoute de ses citoyens. Après les élections présidentielles du 4 mars, et avec la montée des répressions contre les manifestants, le mécontentement se concentre sur la personne de Vladimir Poutine, et surtout à la tribune, le mot d’ordre devient « à bas le pouvoir-usurpé-par-le-mauvais-Poutine ». Ce qui domine et continue à dominer, malgré le début d’une certaine différenciation, c’est l’aspiration à l’unité et à la fraternité de tous, tous faisant preuve d’un même courage et d’une même dignité, en prenant le chemin de la rue et de l’affirmation publique de leur droit à être respectés en tant que citoyens. Dans sa grande majorité, le mouvement est réfractaire aux divisions politiques, sociales ou idéologiques, et s’affirme comme un mouvement pour la reconnaissance par le « pouvoir » (lui aussi assez monolithique) de la « citoyenneté » des « citoyens ».

Ces deux types de mouvement souffrent d’un déficit du politique, soit de conflictualité sociale et de projet de société. Ce déficit ne peut être mesuré à travers les propos des activistes : qu’ils participent à des mouvements plutôt « citoyens » ou plutôt « sociaux », ils rejettent en majorité la politique comme quelque chose de « sale », « corrompu », « manipulateur », « trompeur ». Il serait plus approprié de considérer les pratiques, les aspirations spontanément déclarées et les objectifs poursuivis par les uns ou les autres. Et de ce point de vue, les mouvements sociaux recèlent davantage de potentialité politique que les mouvements citoyens. En effet, alors que les mouvements « citoyens » dissolvent les identités sociales et les différents points de vue sur le monde dans un même élan unitaire pour affirmer une commune « citoyenneté » et condamner un pouvoir méprisant les citoyens, les mouvements sociaux introduisent des divisions sociales (entre partisans et opposants à telle option de résolution d’une question sociale), explorent d’autres manières d’agir ensemble et d’influer sur l’espace de vie, mettent en place des pratiques de solidarité et d’auto-organisation, qui contiennent en germe le politique. Non pas le politique « là-haut », mais le politique « en-bas », ce que « nous », ici, à notre niveau, collectivement, pouvons faire pour améliorer notre vie quotidienne.

De ce politique en germe à un mouvement politique au sens fort du terme (comme porteur d’un potentiel de bousculement des rapports sociaux de pouvoir), il y a un pas, qui est encore loin d’être franchi. Mais, de mon point de vue, les mouvements trop exclusivement citoyens réduisent plutôt le potentiel politique des mobilisations. C’est ainsi que je conçois le mouvement d’opposition actuel, qui se positionne contre un pouvoir perçu comme monolithique et extérieur, voire contre la personne de Vladimir Poutine, en négligeant les questions sociales, le potentiel d’auto-organisation de la population, ainsi que les expériences du pouvoir d’agir ensemble qui se multiplient à micro-échelle sur le terrain de la vie quotidienne. Ce positionnement, qui est surtout le fait des dirigeants du mouvement, explique en grande partie que les mouvements sociaux « grassroots », en particulier des régions, soient très peu actifs en tant que tels dans le mouvement d’une opposition dans laquelle ils ne se retrouvent pas.

par Karine Clément, le 11 décembre 2012

Aller plus loin

K. Kleman, O. Miryasova, A. Demidov. Ot obyvatelej k aktivistam : roždaûŝiesâ social’nye dviženiâ v nynešnej Rossii, Tri kvadrata, 2010, 688 p. [Des gens ordinaires aux activistes : les mouvements sociaux émergents en Russie contemporaine]

C. Clément, « The new social movements in Russia as potentially challenging the dominant model of power relationships », Journal of Communist Studies and Transition Politics, Volume 24 Issue 1, 68, 2008. P. 68-89

À paraître : K. Kleman, O. Miryasova, B. Gladarev. Gorodskie dvizhenija Rossii v 2009-2012 godah : na puti k politicheskomu [Les mouvements urbains dans la Russie des années 2009-2012 : sur le chemin du politique]

Pour citer cet article :

Karine Clément, « Mobilisations citoyennes en Russie. Le quotidien au cœur des protestations », La Vie des idées , 11 décembre 2012. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Mobilisations-citoyennes-en-Russie

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À lire aussi


Notes

[1L.Gudkov. Social’nyj kapital i ideologičeskie orientacii [Le capital social et les orientations idéologiques], in Pro et Contra, Tome 16, №3, mai-juin 2012, p.25 (consulté le 1.1.2012)

[2Ibid, p. 24

[3« Not in my backyard », pour « pas dans mon jardin » : expression venue des Etats-Unis pour qualifier les mobilisations de populations riveraines visant à ne pas tolérer de nuisances dans leur environnement proche.

[4Voir par exemple G.Ûdin. « Lovuška nelegitimnosti – 2. Ot fragmentacii k prezentacii » [Le piège de la non-légitimité : de la fragmentation à la présentation], in Russkij Žurnal, 16.01.2012, http://russ.ru/pole/Lovushka-nelegitimnosti-2 (consulté le 1.1.2012) ; S.Mitrofanov. « Stranicy našej istorii, zima-leto - 2012 » [Pages de notre histoire : hivers-été 2012] ; Russkij Žurnal, 18.06.2012 (avec cette citation notamment : « dans les rues de Moscou se rendaient des milliers de personnes appartenant à l’avant-garde politique de la Russie »), http://russ.ru/Mirovaya-povestka/Stranicy-nashej-istorii-zima-leto-2012 (consulté le 1.1.2012) ; K. Remčukov. « V 2011 godu politika vernulas’ v Rossiû » [En 2011 la politique est revenue en Russie], Nezavisimaâ Gazeta, 13.12.2011, http://www.ng.ru/itog/2011-12-30/1_red.html (consulté le 1.1.2012) ; V. Gel’man. « Režim, oppoziciâ i vyzovy èlektoral’nomu avtoritarizmu v Rossii » [Le régime, l’opposition et les défis à l’autoritarisme électoral en Russie], in Neprikosnovennyj Zapas, N 84, 4-2012, http://www.nlobooks.ru/node/2578 (consulté le 1.1.2012)

[5Il s’agit d’entretiens avec les participants aux actions collectives et mouvements sociaux de tous ordres, participants épisodiques, plus réguliers et leaders de mouvements (au moins 200 entretiens effectués dans le cadre de différentes recherches, dans plus d’une vingtaine de régions), d’observations extérieures ou participantes, de compte rendus d’actions collectives, de documents écrits, photos ou vidéos.

[6Nous entendons par « mouvements sociaux » tout groupement de personnes, de collectifs ou d’organisations réunis dans l’action collective pour défendre une même cause et tenter d’influer au moins sur leur environnement proche.

[7L.Thévenot. L’action au pluriel. Sociologie des régimes d’engagement, Paris, La Découverte, 2006

[8Entre parenthèses, en proportion de la population totale de la ville, le nombre de manifestants est plus important qu’à Moscou pendant les grandes mobilisations citoyennes de 2011-2012

[9Je parle des compensations financières reçues par les retraités à la suite de la « monétisation des avantages sociaux » (en nature), réforme dont les mobilisations massives de début 2005 ont obtenu la remise en cause, mais qui a tout de même été réalisée, à des rythmes différents et sous des modes variables selon les régions.

[10Gueorgui Boss est un homme d’affaires moscovite ayant fait toute sa carrière politique à Moscou avant son parachutage à Kaliningrad, en septembre 2005.

[11F. Daucé. Russie 2012 : la difficile incarnation politique de la société civile, Les dossiers du CERI, Fév. 2012, http://www.sciencespo.fr/ceri/fr/content/russie-2012-la-difficile-incarnation-politique-de-la-societe-civile (consulté le 1.1.2012) ; S. Erpyleva, M. Kulaev. Vernulas’ li politika na ulicy ? [La politique est-elle revenue dans les rues ?] Polit.ru, 20.04.2012, http://polit.ru/article/2012/04/20/politics/ (consulté le 1.1.2012)

[12Le parti du pouvoir « Russie unie » est couramment désigné comme « parti des escrocs et des voleurs » (ce slogan, devenu très populaire, a été lancé à la veille des législatives de 2011 par le blogger Alexeï Navalny)

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