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Essai Politique

Les faux-semblants de la révision constitutionnelle
Réponse à Sébastien Bénétullière


, le 12 juin 2009


La révision constitutionnelle de juillet 2008 n’inverse en rien les tendances profondes de la Ve République, bien au contraire elle les conforte. C’est la position que le politiste Bastien François a tenu à préciser, en réponse au compte rendu que Sébastien Bénétullière a récemment proposé de son livre sur La Constitution Sarkozy.

C’est le lot de tous les auteurs, surtout quand ils cherchent à toucher un vaste public, que de voir leur ouvrage leur échapper. Philip Roth le dit bien mieux que je ne saurais le faire : « J’ai appris que ce que j’écris avec une intention particulière ne signifie pas la même chose pour moi et pour les autres. Quand vous publiez un livre, il devient le livre de tous. Chacun en devient l’éditeur » [1]. Aussi, je ne saurais reprocher à Sébastien Bénétullière d’avoir lu mon livre différemment de ce que l’ai écrit, et encore moins d’avoir fait l’effort d’en proposer un long compte rendu à La Vie des idées. Mais, parce qu’il ne s’agit plus, alors, d’une lecture singulière, mais d’une interprétation publiquement proposée à d’autres, je tiens à rétablir ce que j’ai voulu dire.

Je ne discuterai pas ici du sens général que donne Sébastien Bénétullière à mon travail, « une conception politique du droit constitutionnel » qu’il rattache à la pensée de feu le doyen Georges Vedel, filiation à vrai dire assez cocasse quand on sait la science politique que je pratique quand je n’enfile pas l’habit de l’essayiste [2]. Je ne reprocherai pas non plus à Sébastien Bénétullière d’avoir lu mon ouvrage avec les yeux de l’universitaire, alors qu’il a été écrit comme un essai politique, à destination d’un vaste public, même si l’universitaire que je suis ne renie en rien l’essayiste que je peux être, sauf à remarquer d’emblée que nombre des reproches qui me sont faits renvoient, en fait, à la nature de l’écriture qu’implique ce type d’ouvrage. Enfin, je comprends que Sébastien Bénétullière n’ait discuté que l’introduction de l’ouvrage – qui donne une certaine unité, il est vrai, au projet qui le fonde –, alors que l’essentiel de mon propos (et de mon labeur d’auteur) a consisté en une analyse article par article du changement constitutionnel, étude souvent « technique », mais aussi à vocation didactique (je ne pouvais m’empêcher de penser à mes étudiants qui allaient avoir bientôt à leur programme la « Constitution Sarkozy »), cherchant à en décortiquer les subtilités, les avancées parfois, malheureusement presque toujours agrémentées de reculs.

Je prendrai donc, dans l’ordre où ils apparaissent dans le compte rendu de Sébastien Bénétullière, les reproches qui me sont faits ou les interprétations que je juge contestables de ce que j’ai voulu dire.

De la responsabilité

Il m’est fait le reproche d’avoir une conception restrictive de la responsabilité politique – dans le sens où je définirais principalement cette dernière « comme étant l’obligation pour les gouvernants de démissionner en cas de censure parlementaire (spontanée ou provoquée) » – dès lors que je critique la possibilité désormais offerte au président de la République de venir s’exprimer devant le Parlement réuni en Congrès. Je dois dire que la critique m’a un peu surpris dans la mesure où cela fait des années, justement, que je conteste une telle conception, à mes yeux archaïque, de la responsabilité politique [3]. Que l’éventualité de la « censure » soit l’une des marques d’un régime parlementaire, nul ne le contestera. Mais, comme bien d’autres, je milite pour une conception de la responsabilité proche de ce que les anglo-saxons dénomment « accountability  », seule adaptée aux régimes politiques modernes, mais qui suppose de penser à nouveaux frais nombre de mécanismes institutionnels. Ce que je conteste c’est que certains – qu’il s’agisse du président de la République, du comité dit « Balladur » ou des parlementaires de la majorité – aient osé baptiser du beau terme de « responsabilité » ce qui ne sera jamais autre chose qu’une opération de communication du président de la République. La responsabilité politique suppose que la confiance qui est son pendant puisse être contestée d’une façon ou d’une autre, autrement dit que les gouvernants « responsables » prennent le risque de la critique et de la contestation, Or la novation introduite dans la Constitution conforte de façon symboliquement perverse le découplage caractéristique de la Ve République entre l’exercice du pouvoir gouvernant et la responsabilité parlementaire : le Président, de fait, gouverne, mais n’est jamais tenu à rendre des comptes, si ce n’est selon son bon plaisir, et alors sans grand risque.

Comme je l’ai écrit, il n’y a en fait aucune solution à ce problème (du moins dans le cadre maintenu de la Ve République telle qu’elle se pratique depuis cinquante ans) sauf à basculer franchement vers un régime de type présidentiel – ce qui n’a pas du tout été le choix des constituants de l’été 2008 –, ou à « normaliser » notre système politique sur le modèle des démocraties dites « primo-ministérielles » de l’Union européenne [4] – ce à quoi se refusent les principales forces politiques obnubilées par la conquête obsessionnelle et délétère dans ses effets du trophée présidentiel. À ma critique, qui porte en réalité sur le dévoiement du terme de responsabilité sous la Ve République, Sébastien Bénétullière me rétorque que l’intervention présidentielle devant le Parlement aura au moins l’effet que s’y forme un « Tribunal de l’opinion publique cher à Necker ou à Jeremy Bentham ». On peut rêver, en effet, d’un Parlement qui, débarrassé du corset majoritaire et de la logique disciplinaire de la bipolarisation des forces politiques, serait le lieu d’une délibération vivante, jouant ce rôle de catalyseur de l’opinion publique…

De l’opposition

Cette objection n’a pas échappé bien sûr à Sébastien Bénétullière, qui souligne alors avec raison combien cette promesse d’un Parlement conçu comme un tribunal de l’opinion suppose qu’une place importante soit accordée aux forces d’opposition. Autrement dit, qu’une véritable possibilité de critique et de contestation soit organisée au profit de ceux qui, par définition, s’opposent au pouvoir en place. Mais, à l’inverse de la thèse que je défends dans mon livre, il souligne que « la révision constitutionnelle offre des promesses qu’il lui sera difficile de ne pas tenir » et, plus loin, que le Conseil constitutionnel veillera, en tout état de cause, qu’il en soit ainsi. Je ne vais pas reprendre ici une démonstration menée en détail, notamment dans le commentaire des articles 4 et 51-1. Des promesses, il y en a eues, certes, dans le rapport du comité Balladur en premier lieu (qui avait bien vu combien l’enjeu était moins de renforcer les pouvoirs du Parlement que de renforcer, en son sein, ceux de l’opposition parlementaire), dans les différentes rapports parlementaires [5], et bien sûr dans la bouche du président de la République lui-même, disposé à beaucoup de concessions pour atteindre la majorité des 3/5e nécessaire à l’adoption de son projet. Mais depuis ? Rien, ou pas grand-chose. La loi organique n° 2009-403 du 15 avril 2009, déclarée pour l’essentiel conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel [6], a surtout été l’occasion d’organiser une restriction du droit d’amendement, et le nouveau règlement de l’Assemblée nationale (qui n’en est qu’une déclinaison [7]) ne fait pour l’essentiel (et au mieux), s’agissant des droits de l’opposition, qu’entériner des pratiques coutumières, à tel point que le président de l’Assemblée nationale, qui n’avait pourtant proposé qu’un projet minimal sur cette question [8], a dû en appeler à l’arbitrage du président de la République pour essayer de contrer, en vain, l’offensive anti-opposition du groupe UMP conduit par Jean-François Copé [9].

Et si, comme il était prévisible, nous sommes loin du compte des promesses des uns et des autres, c’est justement que la réforme constitutionnelle de 2008 n’a pas placé en son cœur cet enjeu-là. Si la réforme donne une existence constitutionnelle à la notion d’opposition – sans la définir toutefois et sans imaginer qu’elle puisse être plurielle –, elle n’en fait rien de concret, ou presque. Pour l’essentiel, elle accorde à l’opposition parlementaire « un jour de séance par mois » de l’ordre du jour, qu’elle devra partager avec les « groupes minoritaires »… de la majorité. L’« avancée » est un peu ridicule. Surtout, elle ne porte pas sur l’essentiel, c’est-à-dire sur le contrôle que doit exercer le Parlement sur l’action du gouvernement. Si l’on voulait vraiment dynamiser le travail parlementaire, il faudrait systématiquement ouvrir aux parlementaires de l’opposition un véritable droit d’initiative sur les différentes mécanismes de contrôle qui existent généralement dans les systèmes politiques modernes ; il faudrait reprendre l’ensemble des voies d’intervention du Parlement sur la politique gouvernementale et instaurer des procédures qui, sans le mettre nécessairement en danger, obligeraient le gouvernement à s’expliquer ou à rendre des comptes. La réforme de 2008 n’a pas avancé d’un iota dans cette direction. Mais le président de la République voulait-il vraiment d’un Parlement en mesure de contrôler l’action du gouvernement et, ne serait-ce que très indirectement, la sienne ?

Du « Constituant »

Sébastien Bénétullière me reproche également, à travers le titre que j’ai donné à cet ouvrage – La Constitution Sarkozy –, de surdéterminer « de façon volontairement polémique » le rôle constituant joué par le président de la République (il ne s’agit certes pas d’un livre à la gloire du président de la République, et le rôle prépondérant qu’il a tenu dans cette affaire me semble relativement bien documenté), mais aussi, et surtout, de sous-estimer « les effets qu’une telle doxa est amenée à jouer ». Si l’on ne doit pas méconnaître le rôle légitimant essentiel des fictions juridiques [10] – ici la figure du « Constituant » –, on ne peut toutefois pas s’en satisfaire totalement quand il s’agit de comprendre comment un texte a été élaboré. Et n’en déplaise au constitutionnellement correct, ce texte a bien été produit dans une économie des rapports de force structurée par le fait majoritaire, qui peut être effectivement assimilé, sous la Ve République, au « fait du Prince » (pour reprendre l’expression de Sébastien Bénétullière), ce qui n’interdit pas les compromis (au sein du même camp…) mais en limite singulièrement l’amplitude possible. Oui, ce texte, pour moi, a été celui d’un camp, avec la complicité passive d’une partie du camp adverse (qui n’a pas osé exprimer dans un vote, alors trop compromettant, son accord profond avec la révision). Si l’expression « Constitution Sarkozy » est fausse, je veux bien en convenir, c’est seulement parce qu’en réalité une partie de la gauche (socialiste) voyait là se réaliser une partie de son programme institutionnel.

Cette révision constitutionnelle est celle d’élites politiques tellement saisies par la « logique » de la Ve République qu’elles s’avèrent incapables de penser un modèle constitutionnel alternatif, inspiré en particulier des leçons de l’analyse politique comparée. Il en va ainsi, par exemple, du rôle prééminent joué par le président de la République. Cette situation ne saurait s’expliquer principalement par l’élection du président de la République au suffrage universel direct, dans laquelle nos élites voient tout à la fois la raison première de la captation présidentielle du pouvoir gouvernant et l’explication de l’impossibilité d’établir en France un régime de type de primo-ministériel. Une forte proportion (12/27) des systèmes politiques européens sont des régimes « parlementaires bi-représentatifs » – caractérisés par l’existence d’un double circuit de légitimation et d’attribution du pouvoir gouvernant reposant sur le suffrage universel direct – sans que cela conduise pour autant à une pratique « présidentialiste » du pouvoir gouvernant, y compris dans les pays où le Président dispose d’importants pouvoirs de gouvernant qui lui sont « propres », c’est-à-dire dont la mise en œuvre n’est pas subordonnée à un contreseing ministériel. Certes, dans certains cas, l’élection présidentielle a été « neutralisée » par les partis politiques (comme en Autriche ou au Portugal), dans d’autres il a fallu une réforme constitutionnelle pour limiter l’emprise gouvernante du président de la République (comme en Finlande), dans d’autres encore, comme en Pologne ou en Roumanie, des tensions endémiques existent entre le président de la République et le Premier ministre, mais même lorsque le président de la République pèse fortement sur la vie politique ou joue un rôle particulier en matière de politique étrangère, aucun des homologues européens du Président français ne joue un rôle comparable.

L’analyse que j’ai proposée de la révision de la Constitution vaut en fait tout autant (voire plus) pour l’élaboration des textes pris pour son application. Car la contrainte d’une majorité qualifiée n’existait plus alors, et le rapport de force majorité/opposition a pu s’y exprimer plus brutalement encore Il suffisait de suivre les débats parlementaires relatifs à la nouvelle loi organique sur le fonctionnement du Parlement ou ceux sur les règlements des assemblées pour s’en rendre compte. Devant mes inquiétudes devant « les chèques en blanc » offerts à la majorité parlementaire pour mettre en musique la réforme, risquant d’annihiler les rares promesses démocratiques contenues dans le texte de la Constitution révisée – inquiétudes que la mise en œuvre de la réforme et les textes pris en son application ne font qu’aggraver (mon texte a été remis à l’éditeur début décembre 2008) –, Sébastien Bénétullière croit me mettre en contradiction en évoquant la sagesse du Conseil constitutionnel, qui dans son rôle de gardien des promesses démocratique de la Constitution saurait bien protéger la minorité contre l’emprise étouffante de la majorité, car (selon l’opinion qu’il me prête) le Conseil « a profondément modifié le jeu démocratique en s’affirmant comme l’organe réflexif assurant la promotion de la délibération au sein du processus politique ». Sébastien Bénétullière me fait peut-être ici l’honneur de me confondre avec Pierre Rosanvallon – avec qui je ne partage pourtant pas l’enthousiasme pour le contrôle de constitutionnalité [11] –, mais néglige ma critique sévère d’un élargissement des attributions du Conseil constitutionnel sans réforme de sa composition ni des règles procédurales qui gouvernent le contrôle de constitutionnalité (et, en particulier, le fait qu’ait été évacuée la question essentielle des « opinions dissidentes »), et ne tient malheureusement pas compte d’une jurisprudence récente dont le moins qu’on puisse dire, s’agissant de la procédure parlementaire, est qu’elle s’en tient à une lecture restrictive de la Constitution révisée.

De l’interprétation

Mais le plus grave sans doute, aux yeux de Sébastien Bénétullière, est que je « néglige les apports de la théorie générale du droit ». Je méconnaîtrais en effet le fait que « toute constitution, matériellement, n’est rien d’autre qu’un ensemble de mots » et que, pour cette raison, le sens d’une constitution dépend de son interprétation. Je ne crois pas ignorer cette question ; en toute modestie, c’est ainsi qu’avec une formulation un brin plus sophistiquée je concluais la dernière page de mon premier livre… [12] En revanche, je comprends mal le reproche. Devais-je me taire en attendant les « interprétations » qui seraient faites de ce texte constitutionnel ? N’avais-je pas le droit, comme simple citoyen, d’en proposer une ? D’autant que je m’étais efforcé, de revenir point par point, sans exception, sur toutes les modifications introduites en juillet 2008, de les mettre en perspective, de les confronter à la jurisprudence et aux pratiques antérieures, d’essayer d’en penser les interactions et la cohérence systémique. J’ajoute encore que dans l’espace public, certes restreint, où se joue l’interprétation d’une constitution, la mienne n’est pas solitaire et, je l’espère, pourrait avoir un certain poids. Ce serait alors Nicolas Sarkozy qui aurait à souffrir du syndrome de l’auteur à qui échappe son texte…

Photo : Congrés du Parlement (juillet 2008) | Assemblée nationale

, le 12 juin 2009

Aller plus loin

 La recension de Sébastien Bénétullière sur le livre de Bastien François.

 L’article de Dominique Rousseau, « Constitutionnalisme et démocratie », 19 septembre 2008.

Pour citer cet article :

, « Les faux-semblants de la révision constitutionnelle. Réponse à Sébastien Bénétullière », La Vie des idées , 12 juin 2009. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Les-faux-semblants-de-la-revision

Nota bene :

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Notes

[1In Georges J. Searles (ed.), Conversations with Philip Roth, Jackson, University Press of Mississippi, 1992, p. 110-111 (traduit par moi).

[2Cette conception, le lecteur en trouvera l’expression la plus générale dans Jacques Lagroye, Bastien François, Frédéric Sawicki, Sociologie politique, Paris, Dalloz et Presses de Sciences po, 5e éd., 2006.

[3Par exemple, Bastien François, Misère de la Ve République, Paris, Seuil, coll. « Points », 2e éd. 2007, p. 205.

[4C’est la proposition, bien peu « révolutionnaire » en réalité, que j’ai formulée sous la forme d’une « Constitution de la 6e République » avec le député socialiste Arnaud Montebourg (La Constitution de la 6e République, Paris, Odile Jacob, 2005), dont on trouve parfois la trace, paradoxalement, dans la révision de 2008 qui en ignore, bien sûr, la logique intellectuelle et politique.

[5En particulier celui de Jean-Luc Warsmann, au nom de la commission des lois (rapport n° 892, 15 mai 2008).

[6Décision n° 2009-579 DC du 9 avril 2009.

[7Le lecteur intéressé trouvera facilement sur le site de l’Assemblée nationale le compte rendu in extenso des débats devant la commission des lois et en séance plénière, qui donnent bien le ton…

[8Bernard Accoyer, Proposition de résolution tendant à modifier le règlement de l’Assemblée nationale, n° 1546, 20 mars 2009.

[9Le Monde, 15 mai 2009. Que le président de la République se mêle de la rédaction du règlement de l’Assemblée nationale dit beaucoup de chose sur la nature de notre régime…

[10Voir par exemple le passionnant numéro de la revue Droits (21/1995) consacré à « la fiction ».

[11Pierre Rosanvallon, La Légitimité démocratique : impartialité, réflexivité, proximité, Paris, Seuil, 2008.

[12Bastien François, Naissance d’une constitution : la Ve République, 1958-1962, Paris, Presses de Sciences Po, 1996, p. 258.

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