Recherche

Recension International

Les crimes de guerre de la Wehrmacht en Italie
Histoire d’un procès qui n’eut jamais lieu


par Pierre-Yves Manchon , le 20 novembre 2008


Télécharger l'article : PDF

Pourquoi les crimes commis par les soldats allemands contre les civils italiens pendant la Seconde Guerre mondiale n’ont-ils jamais été jugés ? Alors qu’un projet de procès existait, l’historien Michele Battini explore les raisons de ce qu’il nomme un « oubli judiciaire ». Son enquête illustre les difficultés et les ambiguïtés de la justice internationale.

Recensé : Michele Battini, The Missing Italian Nuremberg. Cultural Amnesia and Postwar Politics, New York, Palgrave Macmillan, 2007, 178 p.

couverture du livre

Les difficultés rencontrées par le projet de film du réalisateur Brian Singer sur l’attentat manqué contre Hitler en juillet 1944 ont permis de révéler l’importance en Allemagne de la figure de Claus von Stauffenberg. Depuis 2007, c’est en effet le choix de l’acteur Tom Cruise pour incarner son personnage qui a suscité le plus de critiques du fait de l’affiliation revendiquée de l’acteur à l’Église de la scientologie.

Claus von Stauffenberg jouit en effet en Allemagne d’un statut de héros national en raison de son rôle clef dans la tentative d’attentat contre Hitler du 20 juillet 1944. Et de ce fait, le colonel Stauffenberg incarne à lui seul l’idée d’une Wehrmacht qui n’aurait été que le bras armé du régime nazi, limitant son champ d’action à celui de la bataille, livrant une guerre conventionnelle et distincte des massacres de masse et des opérations ayant mené au génocide des Juifs d’Europe. La force et l’enracinement de cette idée s’étaient révélés en 1995 à travers les vives réactions suscitées par l’ouverture d’une exposition organisée à Hambourg par l’Institut de Recherche Sociale (Hamburger Institut für Sozialforschung) sur « La Guerre d’anéantissement : les crimes de la Wehrmacht, 1941-1944 ». Documentant la participation active de la Wehrmacht dans les massacres de populations civiles en Europe orientale et dans les Balkans, l’exposition battait en brèche une conviction d’innocence et révélait ce que Michele Battini définit comme une « amnésie culturelle », un « péché de mémoire » dont l’origine serait à rechercher dans les hésitations de la justice internationale au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

La « guerre aux civils » de la Wehrmacht en Italie (1943-1945)

Professeur d’histoire de l’Europe contemporaine à l’université de Pise, Michele Battini revient avec The Missing Italian Nuremberg [1] sur les procès organisés en Italie au sortir de la Seconde Guerre mondiale et sur l’abandon d’un projet de grand procès sur l’ensemble des crimes de guerre commis en Italie par les forces allemandes entre septembre 1943 et avril 1945 [2]. Exploitant avec succès les archives britanniques de l’instruction de ce qui aurait dû être le « Nuremberg italien », Michele Battini parvient à établir le rôle clef et la responsabilité directe de l’armée allemande et de son commandant en chef, le général Kesselring, dans les massacres de civils en Italie. Dans la lignée d’autres travaux menés par Michele Battini et Paolo Pezzino sur la Toscane [3], l’auteur met ainsi en évidence l’organisation et la réalisation par la Wehrmacht, jusqu’à l’automne 1944 au moins, d’une véritable « guerre aux civils » qui accompagna la retraite lente des forces allemandes.

Michele Battini fournit des informations précieuses qui sont autant d’invitations à de nouvelles recherches. Le lien entre les massacres de civils et le phénomène d’accoutumance à la mort de masse par l’expérience du front est ainsi illustré par le général Kesselring lui-même. Lors de son procès en 1947, ce dernier justifiait l’ampleur des représailles qu’il avait ordonnées par son expérience du front, considérant « pour [sa] part, acceptable ou au moins pas du tout surprenante », la mort d’« une centaine ou plus » de civils, puisque « au front, malheureusement, j’avais été habitué à des nombres totalement différents » (p. 80). Dans son cas, il est d’ailleurs difficile de distinguer ce qui provient de son expérience de combattant de la Première Guerre mondiale de ce qu’il a pu tirer de ses cinq années de commandement durant la Seconde Guerre mondiale sur les fronts polonais, français, soviétique et finalement italien. De même, l’analyse des directives du général Kesselring permet de démontrer l’existence de processus d’importation des méthodes de guerre allemandes en matière d’anti-guérilla, depuis le front de l’Est vers le champ de bataille italien, en passant par l’Europe balkanique (Yougoslavie, Grèce), même si l’historien ne donne pas d’informations sur la provenance des troupes employées en Italie par le général allemand. Enfin, les changements stratégiques intervenus au cours de l’automne 1944 en matière de lutte contre la guérilla menée par la Résistance italienne, notamment le choix d’abandonner le système des exécutions massives et sommaires pour privilégier l’emploi de cours martiales, permettent de soulever la question des difficultés et tâtonnements de la Wehrmacht dans le champ spécifique de l’anti-guérilla.

Comprendre un « oubli judiciaire »

Mais l’objet de l’étude de Michele Battini est moins l’établissement de la responsabilité de la Wehrmacht que la décision finalement prise de ne pas organiser un « Nuremberg italien ». En effet, bien que les Britanniques, chargés de l’instruction du procès par la Commission des Nations Unies pour les crimes de guerre, aient travaillé rigoureusement à la préparation d’un grand procès, ils préférèrent abandonner le projet au cours de l’année 1946 pour lui substituer un nombre restreint de procès individuels, dont celui du général Kesselring de février à mai 1947. Puis, alors que la condamnation à mort du général allemand était immédiatement commuée en une peine de prison à vie (1947), réduite puis finalement écourtée par sa libération en 1952, les nouvelles autorités italiennes choisirent, pour leur part, d’enterrer bureaucratiquement les procès individuels qu’elles auraient pu organiser contre des criminels de guerre allemands.

En s’efforçant de recontextualiser au mieux la prise de décision, Michele Battini tente d’expliquer ce qu’il définit comme « un oubli judiciaire » (p. 95). Il met ainsi en évidence un faisceau de causes, allant des résultats aux élections italiennes de l’année 1946, marquées par les bons scores du bloc socialiste-communiste et par le référendum défavorable au maintien de la monarchie, aux tensions entre l’Italie et la Yougoslavie, cette dernière revendiquant le droit de juger les criminels de guerre italiens pour les exactions et massacres commis entre 1941 et 1943. L’auteur explique ainsi comment le gouvernement italien préféra enterrer toute poursuite contre les criminels de guerre allemands par peur d’un « effet boomerang », avec l’assentiment des Anglo-Américains.

Les différents éléments de ce faisceau de causes auraient cependant pu être davantage étudiés. L’explication de la décision britannique par l’invocation d’une proximité idéologique entre le « libéralisme conservateur » anglais et le « prussianisme » semble par ailleurs peu convaincante. La campagne menée en 1947 en faveur du général Kesselring par un groupe de Lords britanniques, et notamment par Winston Churchill, peut-elle se comprendre uniquement à l’aune de ce partage de valeurs qu’illustrerait selon l’auteur une condamnation commune de la guérilla, alors même que la Grande-Bretagne a pratiqué la guérilla durant la Seconde Guerre mondiale, comme durant la Première, sur les théâtres de guerre périphériques, y compris contre les Italiens [4] ?

Le rôle du précédent de Versailles dans la gestion de la sortie de guerre de 1945 pourrait être davantage souligné. L’idée de clore en 1945 la nouvelle « Guerre de Trente ans » était très présente chez nombre de décideurs européens qui avaient souvent vécu et combattu dans les deux guerres, de Churchill à de Gaulle et jusqu’au président du Conseil italien Ivanoe Bonomi. Corriger les erreurs commises en 1919 afin d’éviter le retour de la guerre était au cœur des préoccupations en 1945-1947. Dans ce contexte, le souci des Britanniques de ne pas humilier l’Allemagne (de même que la France ou l’Italie) a sans doute pesé sur la conduite des procès, en Italie comme en Allemagne où la Grande-Bretagne préférait déférer devant les tribunaux militaires américains les prisonniers de guerre allemands de sa zone d’occupation.

La guerre froide et l’abandon du « Nuremberg italien »

Par ailleurs, à ce souci de stabiliser l’Europe dans la paix succéda rapidement celui de préparer l’Europe occidentale à la guerre. La guerre froide est pourtant paradoxalement marginalisée dans l’argumentation de l’auteur, alors que les années d’instruction du « Nuremberg italien » sont justement celles d’un retour des menaces de guerre. Winston Churchill prononce son discours sur le « rideau de fer » le 5 mars 1946 et Michele Battini date de l’été 1946 l’abandon du projet d’un grand procès italien. L’arbitrage opéré par la Grande-Bretagne dans l’affaire du « Nuremberg italien » doit ainsi, sans doute, être davantage replacé dans le cadre de la politique étrangère britannique d’endiguement du communisme en Méditerranée. Dès avant 1946, le soutien britannique aux résistants royalistes grecs dans leur lutte contre les Allemands puis contre le maquis communiste procédait de la même logique qui, en Italie, poussa à la restauration d’un État italien indépendant plutôt qu’à une administration directe par les Alliés d’un simple territoire occupé.

La reconstruction immédiate d’une armée italienne (le Corps italien de Libération) sous uniforme britannique doit ainsi se comprendre comme un élément d’une politique de renforcement du nouvel État capable, une fois la guerre finie, d’affronter un nouveau maquis communiste ou une attaque soviétique. L’armée italienne, reconstituée rapidement au prix de l’économie d’une véritable épuration de ses cadres, ne cessera de se préparer au cours des années 1940 et 1950 à de telles éventualités [5]. Enfin, le choix de ne pas poursuivre systématiquement les criminels de guerre allemands en Italie ne permettait-il pas d’éviter d’avoir à soulever la question de la participation des forces italiennes de Salò à cette « guerre aux civils » afin de faciliter la reconstruction de l’armée nationale et d’œuvrer à la réconciliation des Italiens ?

Les missions plurielles de la justice internationale

Car peut-on parler, au sujet de la décision finalement prise de ne pas organiser de grand « Nuremberg italien », d’un « rôle insoupçonné » et d’« un changement dans le champ d’action » (p. 144) de la justice internationale des années 1945-1947 ? La mission d’établissement et de révélation des faits, de même que celle de légitimation et de stabilisation des États sortis de la guerre (y compris par une stratégie d’oblitération) que Michele Battini découvre au sujet du « Nuremberg italien » ne doivent sans doute pas être considérées comme des dérives pathologiques (une « amnésie culturelle ») ou moralement condamnables (« les péchés de la mémoire ») dès lors qu’elles étaient revendiquées par la justice internationale de 1945-1947. Telford Taylor, procureur du Tribunal américain de Nuremberg, retenait en 1949 que l’« on ne peut […] considérer les procès uniquement du point de vue juridique » [6]. Il insistait sur la nécessité de les replacer dans la politique internationale contemporaine, mais aussi sur la mission rééducatrice qui leur avait été donnée afin d’empêcher tout retour de la guerre.

L’abandon du projet de « Nuremberg italien » illustre donc moins une dérive quant au but (assurer la stabilité de la paix en Europe) qu’une évolution des moyens pour y parvenir, sous la pression du nouveau contexte international et dans la concurrence des conceptions des différents acteurs. Les diverses expériences américaine, soviétique, britannique et française en matière de justice internationale au sortir de la Seconde Guerre mondiale auraient d’ailleurs pu être davantage comparées. Ainsi, plutôt qu’à la cristallisation d’un « consensus de Nuremberg » qui aurait, selon Michele Battini, minimisé sciemment la responsabilité de la Wehrmacht dans les massacres de civils par une stratégie d’oblitération volontaire, on assiste davantage au cours de l’année 1946 à l’abandon précoce des moyens développés à Nuremberg (établissement de la vérité historique, sanction et révélation publique des culpabilités afin d’éduquer la nouvelle Europe) au profit d’un nouveau réalisme géopolitique. Telford Taylor écrivait avec regret en 1949 que l’« on entend cependant de plus en plus émettre l’opinion que ces paroles de rééducation et de démocratisation, opportunes en 1945, sont quelque peu vieillies en 1949 ; on nous dit que l’Allemagne ne sera plus jamais à même de menacer la paix dans le monde, et qu’une menace beaucoup plus redoutable et immédiate se dessine à l’Est » [7].

Ainsi, bien loin de l’image réductrice d’une simple « justice de vainqueurs », l’étude de Michele Battini révèle toute la complexité de la justice internationale de 1945-1947 et invite à une relecture historique en termes de gestion de sortie de guerre et de « justice transitionnelle » [8].

par Pierre-Yves Manchon, le 20 novembre 2008

Pour citer cet article :

Pierre-Yves Manchon, « Les crimes de guerre de la Wehrmacht en Italie. Histoire d’un procès qui n’eut jamais lieu », La Vie des idées , 20 novembre 2008. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Les-crimes-de-guerre-de-la

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.


Notes

[1Première édition italienne : I peccati di memoria. La mancata Norimberga italiana, Rome, Laterza, 2003.

[2Le 25 juillet 1943, après le débarquement des forces alliées en Sicile, une révolution de palais avait renversé Mussolini, mais le nouveau gouvernement du Maréchal Badoglio n’opta pas immédiatement pour un arrêt des hostilités. L’armistice ne fut signé que le 8 septembre 1943, ce qui entraîna l’invasion immédiate de la péninsule par les troupes allemandes. L’Italie fut alors divisée en deux États : au Nord la République Sociale Italienne de Salò, dirigée par Mussolini mais occupée par les troupes allemandes, et au Sud le Royaume d’Italie conservant à sa tête le roi Victor Emmanuel III.

[3Michele Battini, Paolo Pezzino, Guerra ai civili. Occupazione tedesca e politica del massacro : Toscana 1944, Venise, Marsilio, 1997.

[4L’expérience combattante de l’anthropologue Edward Evans-Pritchard, engagé en 1940 dans une guérilla contre les forces italiennes d’Éthiopie, en est une bonne illustration, voir Stéphane Audoin-Rouzeau, Combattre. Une anthropologie historique de la guerre moderne, XIXe- XXe siècle, Paris, Seuil, 2008, p. 123-136.

[5En témoignent les nombreux articles consacrés à la guérilla et à l’anti-guérilla publiés au cours des années 1950 dans la Rivista militare italiana.

[6Telford Taylor, « Les procès de Nuremberg : synthèse et vue d’avenir », Politique étrangère, 1949, vol. 14, n° 3, p. 208.

[7Telford Taylor, art. cit., p. 215.

[8Niel Kritz, Transitional Justice : How Emerging Democracies Reckon with Former Regimes, Washington, United States Institute of Peace Press, 1995, 3 vol.

Partenaires


© laviedesidees.fr - Toute reproduction interdite sans autorisation explicite de la rédaction - Mentions légales - webdesign : Abel Poucet