Recherche

Recension Politique

Les bons clients

À propos de : Daniel Corstange, The Price of a Vote in the Middle East. Clientelism and Communal Politics in Lebanon and Yemen, Cambridge University Press


par Max-Valentin Robert , le 5 janvier 2018


Télécharger l'article : PDF

Corruption, clientélisme, achat de votes... ces pratiques politiques illégales dans nos démocraties modernes sont toujours d’actualité, et structurent le fonctionnement politique de certains pays autoritaires. Le politiste David Corstange en propose une analyse à partir des cas du Yémen et du Liban.

Selon les données de l’Arab Barometer (2016-2017), les opinions publiques arabes percevraient la corruption comme un phénomène massif : 84,6 % des personnes interrogées pensent que les administrations publiques sont corrompues, et seulement 42,2 % estiment que le gouvernement essaye de réprimer ces pratiques. Par ailleurs, 66,9 % affirment que l’obtention d’un emploi par « piston » (wasta) est une pratique « extrêmement répandue ». Dans un tel contexte, la démarche initiée par Daniel Corstange ne manquera pas de susciter l’intérêt. Si les externalités économiques négatives de la corruption ont été fréquemment traitées par la littérature [1], ce professeur de science politique à l’Université Columbia suggère d’étudier la notion de clientélisme en la recontextualisant, via la mobilisation des variables suivantes : la nature concurrentielle ou non de la compétition électorale, ainsi que le degré d’homogénéité ou d’hétérogénéité confessionnelle. Les études de cas sur lesquelles il s’appuie se centrent sur deux communautés religieuses, les sunnites du Liban et les chiites zaïdites du Yémen, dont la particularité est d’être représentées par un acteur politique unique, a contrario de leurs compatriotes d’autres confessions qui bénéficient d’une plus grande pluralité en matière d’offre électorale.

La mécanique clientélaire

D. Corstange définit le clientélisme de la manière suivante :

À mesure que les États se démocratisent ou recourent à des mécanismes électoraux pour attribuer les ressources, les votes en viennent à représenter la ressource la plus habituelle que le client moyen peut offrir, même si les politiciens peuvent aussi apprécier d’autres formes de soutien […]. En contrepartie, les patrons offrent de l’argent, une gamme impressionnante de biens de consommation […]. (p. 5)

L’auteur rappelle à ce propos que, dans la plupart des pays en développement, la transaction électorale ne se structure pas autour d’enjeux programmatiques, mais de promesses d’octroi de biens à la population (p. 7-8). Toutefois, cette transaction ne relève pas d’un rapport égal entre les deux parties. Au contraire, 3 asymétries caractérisent l’échange clientélaire : le nombre beaucoup plus important de « clients » que de « patrons », le caractère inobservable de la rétribution électorale, du fait du vote à bulletin secret, ainsi que le poids des normes sociales qui condamnent l’achat de voix (p. 11). Ces asymétries contribuent à expliquer les tentatives de contrôle des élites politiques sur leur clientèle : l’utilisation de « machines d’encadrement » (p. 12) impliquées dans des réseaux de sociabilité relève donc de cet impératif stratégique, à travers l’entreprise de séduction des électeurs hésitants et la perpétuation des relations avec les partisans fidèles. Ainsi, dans le cadre d’une relation clientélaire, l’électeur peut sanctionner le politicien qui ne tient pas ses promesses, mais ce dernier peut également surveiller ses électeurs et ne pas récompenser ceux qui omettent de le soutenir (p. 29). D. Corstange souligne toutefois l’existence d’un paradoxe de la rémunération clientélaire dans le cadre du favoritisme ethnique. En effet, ce clientélisme se distingue par une maigre rémunération du client par rapport à d’autres formes de favoritisme (p. 1). Par conséquent, le politiste nous propose une théorisation originale de l’influence de l’ethnicité sur la relation clientélaire.

Quand le clientélisme rapporte

D. Corstange mobilise une analyse de type économique : l’instrumentalisation du facteur ethnique permet de diminuer les coûts, notamment ceux qui sont relatifs à l’information (p. 8, 12-13 et 35). Cette hypothèse n’est d’ailleurs pas sans rappeler la théorie proposée par J. K. Birnir, selon laquelle la politisation de l’ethnicité permettrait de diminuer les coûts d’information relatifs à la décision électorale [2]. De plus, la mobilisation de réseaux ethniques par le patron lui assure une clientèle stable (p. 41). Cependant, le politiste rappelle que, tout en favorisant l’échange, le clientélisme ethnique ne donne aucune garantie quant au contenu de l’échange (p. 8). Au début de son ouvrage par exemple, l’auteur relève le mécontentement des notables libanais sunnites et yéménites zaïdites face à la piètre qualité des infrastructures à leur disposition (p. 2-3).

Pour expliquer ce manque de ressources, l’auteur mobilise le concept économique de « monopsone », qui qualifie un marché où sont présents une multiplicité d’offreurs, mais un seul demandeur. Dans la perspective adoptée par D. Corstange, un « monopsone ethnique » désigne donc « une circonscription politique définie selon des lignes communautaires qui est dominée par un seul patron ou parti acheteur de voix » (p. 1). Or, de telles situations existent au Liban et au Yémen. Alors que les Libanais chiites et chrétiens bénéficient d’une pluralité de partis aspirant à les représenter, l’on assiste depuis le début des années 1990 au maintien d’un monopsone sunnite à travers le clan Hariri (p. 18 et 77). Les zaïdites du Yémen se trouvent dans une situation similaire, du fait de la collaboration de leurs chefs tribaux avec les autorités ; à l’inverse, la communauté sunnite locale bénéficie d’une offre électorale relativement pluraliste, en dépit de la domination autoritaire du Congrès général du Peuple (p. 18-19 et 93-95). L’auteur propose donc la théorie suivante :

Les politiciens récompensent leurs clients de même origine ethnique […] parce que les réseaux sociaux ethniques réduisent les coûts de transaction et font qu’il est plus efficace de cultiver les relations avec les membres de sa propre communauté ethnique qu’avec d’autres communautés. […] De plus, quand ils peuvent éliminer la compétition intraethnique […] ils peuvent se contenter de verser de modestes rémunérations à leurs clients, en l’absence d’incitations électorales à payer davantage. […] N’ayant pas d’autre option viable, [les clients] soutiennent leurs patrons de même origine ethnique parce que de petites rétributions valent toujours mieux que pas de récompense du tout. (p. 14-15)

Les circonscriptions étant constituées sur une base ethnique, la compétition politique interne contribue à accroître la valeur et le nombre de transactions clientélaires ; les électeurs reçoivent de meilleures récompenses lorsque la dimension compétitive du scrutin s’affirme, mais entrent en concurrence les uns avec les autres lorsqu’on assiste à un déclin de cette compétitivité. Par conséquent, les communautés qui subissent la domination d’un seul patron se verront attribuer de maigres rémunérations (p. 50-51). En effet, l’auteur relève que les communautés dominées bénéficient de services publics de moindre qualité : en zone urbaine, les sunnites du Liban et les zaïdites du Yémen subissent respectivement 22 % et 34 % de coupures d’électricité en plus que leurs compatriotes appartenant à d’autres communautés religieuses (p. 168). De même, les Libanais urbains de confession sunnite font face à 42 % de coupures d’eau supplémentaires, tandis que cette proportion d’interruptions s’élève à 34 % pour les Yéménites urbains d’obédience zaïdite (p. 170).

Les politiques tentent de maximiser leurs rétributions lorsqu’ils sont en mesure de distinguer leurs sympathisants parmi les électeurs (p. 175), afin de ne pas gaspiller leurs ressources en rémunérant des opposants potentiels (p. 160). Si les patrons optent pour des récompenses collectives dans les circonscriptions homogènes, ceux-ci privilégient les rémunérations individualisées dans les zones mixtes (p. 192-193), en direction des électeurs qui les soutiennent, à travers, par exemple, l’octroi d’emplois publics. Par conséquent, les habitants des districts mixtes ont accès à des infrastructures de moins bonne qualité que les résidents des circonscriptions homogènes (p. 184, 187 et 192). Toutefois, l’hétérogénéité influe positivement sur l’octroi d’emplois publics (p. 176) : les sunnites libanais vivant dans des circonscriptions diverses se voient attribuer plus d’emplois publics que ceux résidant dans des zones homogènes (p. 189-190). La diversité culturelle contribue donc à atténuer la situation de dépendance des électeurs (p. 184 et 187).

Ce qu’être dominé veut dire

Qu’est-ce qui motive un acte politique ? Cette question lancinante n’a cessé de traverser les travaux en science politique. Prenant l’exemple des sous-groupes au sein des partis, Giovanni Sartori expliquait dès 1976 combien il était difficile de distinguer les factions guidées par l’intérêt et les factions « idéologiques », du fait de la pratique du « camouflage » [3]. Il en va de même pour le vote : comment interpréter la participation électorale dans un contexte de domination électorale et, dans le cas yéménite, d’autoritarisme ? Si D. Corstange explique les motivations du vote en cas de domination politique (mieux vaut obtenir peu que rien du tout), ses recherches nous éclairent également sur la fonction des élections dans les régimes autoritaires : on ne vote alors pas pour un programme, mais pour obtenir des ressources. Ce constat est d’ailleurs partagé par d’autres analyses prenant pour cadre des pays arabes, comme la Jordanie [4] ou l’Algérie [5].

En outre, les conclusions de D. Corstange tendent à confirmer celles de la littérature, qui souligne les liens entre clientélisme et perpétuation des rapports de hiérarchie sociale. À partir d’une exploration du cas marseillais, le sociologue Cesare Mattina a démontré que, loin de profiter aux milieux les plus modestes, les pratiques clientélaires locales bénéficient plutôt aux classes moyennes et populaires en phase d’ascension sociale depuis les années Defferre, alors que les segments les plus défavorisés de la population restent à l’écart de ces réseaux [6]. Le politiste relève aussi que les mécanismes d’assignation identitaire peuvent conduire à des situations de domination au détriment les électeurs. D’où la distinction qu’il trace entre représentations « descriptive » et « substantielle » (p. 228) : le fait d’être administré par un élu membre de sa communauté n’implique pas nécessairement des retombées bénéfiques.

Rappelant que la compétition électorale sur des bases programmatiques demeure l’option la plus souhaitable pour contrecarrer les relations clientélaires, l’auteur plaide également, à la fin de son ouvrage, pour un appui des réformes de démocratisation sur les enseignements des travaux universitaires : effectivement, l’analyse des modalités de réalisation des transitions démocratiques, ou d’ailleurs des retours à l’autoritarisme, constitue un axe de recherche particulièrement fécond pour la science politique contemporaine [7].

Recensé : Daniel Corstange, The Price of a Vote in the Middle East. Clientelism and Communal Politics in Lebanon and Yemen, Cambridge, Cambridge University Press, 2016, 256 p.

par Max-Valentin Robert, le 5 janvier 2018

Pour citer cet article :

Max-Valentin Robert, « Les bons clients », La Vie des idées , 5 janvier 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Les-bons-clients

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

À lire aussi


Notes

[1ROBINSON James A., VERDIER Thierry, « The Political Economy of Clientelism », Scandinavian Journal of Economics, vol. 115, n° 2, 2013, p. 260-291.

[2BIRNIR Johanna Kristin, Ethnicity and electoral politics, Cambridge, Cambridge University Press, 2009 (1re éd. 2007).

[3SARTORI Giovanni, Partis et systèmes de partis. Un cadre d’analyse, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles (coll. « UB Lire/Fondamentaux »), 2011 (1re éd. : 1976), p. 126.

[4LUST-OKAR Ellen, « Elections under authoritarianism : Preliminary lessons from Jordan », Democratization, Vol. 13, N° 3, 2006, p. 456-471.

[5HACHEMAOUI Mohammed, « La représentation politique en Algérie entre médiation clientélaire et prédation », Revue française de science politique, vol. 53, n° 1, 2003, p. 35-72.

[6MATTINA Cesare, Clientélismes urbains. Gouvernement et hégémonie politique à Marseille, Paris, Presses de Sciences Po, 2016.

[7HAGGARD Stephan, KAUFMAN Robert F., Dictators and Democrats. Masses, Elites, and Regime Change, Princeton, Princeton University Press, 2016.

Partenaires


© laviedesidees.fr - Toute reproduction interdite sans autorisation explicite de la rédaction - Mentions légales - webdesign : Abel Poucet