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Les absolus du pouvoir

À propos de : Arlette Jouanna, Le Pouvoir absolu. Naissance de l’imaginaire politique de la royauté, Gallimard


par Laurie Catteeuw , le 11 juillet 2013


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Les guerres qui ont opposé catholiques et protestants ont constitué une inflexion décisive dans l’histoire de la monarchie française. Ce sont elles, montre A. Jouanna, qui ont poussé le pouvoir royal à devenir absolu – faisant du droit d’exception un régime ordinaire.

Recensé : Arlette Jouanna, Le Pouvoir absolu. Naissance de l’imaginaire politique de la royauté, Paris, Gallimard, coll. L’esprit de la Cité, 2013, 436 p., 27,50 €.

À quoi ressemblait la monarchie de la Renaissance, celle du tout début du XVIe siècle ? Pour Arlette Jouanna, elle ne peut être dite absolue  : « si le roi est délié des lois, il n’en est pas moins lié par la raison » (p. 13). Cet équilibre entre les raisons juridique et gouvernementale apparaît comme un héritage du Moyen Âge, conservé jusqu’au seuil des guerres de Religion. Ces conflits, en effet, portent avec eux une véritable transformation des relations entre la loi divine et l’ordre de la cité terrestre. C’est le temps de la raison devenue partisane, le temps où cette figure rassurante ne saurait encore servir de « guide fiable » au gouvernement des hommes par eux-mêmes.

La thèse défendue est la suivante : le pouvoir absolu ne saurait se confondre, sur la longue durée, avec l’histoire de la monarchie. Contre cette prétendue continuité, l’ouvrage met en scène la rupture radicale, située au moment des guerres de Religion, qui sépare monarchie de la Renaissance et absolutisme. La première fait usage d’un pouvoir certes absolu, mais exceptionnel, de manière à répondre aux situations d’urgence qui s’imposent aux princes : c’est un pouvoir extraordinaire. Avec la seconde, c’est le sens de l’absolu qui se transforme pour adopter un régime d’exercice ordinaire, faisant plier la justice à ses propres nécessités.

La subversion du droit divin

 Dans cette mutation, il s’agit de comprendre « comment [...] de réalité inquiétante au début du XVIe siècle, le pouvoir absolu [est] peu à peu devenu, au siècle suivant, un modèle de gouvernement largement accepté » (p. 16). Arlette Jouanna commence par faire la chasse aux simplismes. L’analyse porte, tout d’abord, sur la question « mal posée » entre deux conceptions antagoniques de la monarchie, opposant les « constitutionnalistes » aux « absolutistes » : « d’un côté, la vision parlementaire, libérale, censée vouloir ériger les cours souveraines en contre-pouvoir face au roi ; de l’autre, la vision “absolutiste”, réputée s’acharner à briser toute résistance à la volonté royale » (p. 14). Par une démonstration sans appel, il appert qu’une telle opposition ne fonctionne pas. Elle ne permet pas notamment de traduire la complexité politique de l’époque. Elle ne peut donc être utilisée pour saisir les positions adoptées par les auteurs du début du XVIe siècle : « c’est simplifier à l’excès la complexité de pensées qui accueillaient souvent, en un œcuménisme à première vue surprenant, des éléments relevant de chacun de ces courants » (p. 26).

L’exemple de Budé est à cet égard manifeste. Figure majeure de l’humanisme français, Budé n’en pensait pas moins que les rois étaient affranchis des liens de la loi (p. 27). Toutefois, à travers une lecture attentive des Annotations aux Pandectes et de L’Institution du Prince, il apparaît que celui-ci peut abroger les lois positives, pour le bien public, mais qu’il reste soumis aux lois divines. On ne saurait donc voir en Budé un « absolutiste » (p. 30).

En résumé, la distinction entre « constitutionnalistes » et « absolutistes » « contribue à obscurcir l’intelligence de [ces] textes » (p. 24), bien qu’elle soit aujourd’hui largement accréditée. Avec finesse et pertinence, Arlette Jouanna démontre l’usage ambivalent alors fait des grandes maximes, héritées du Moyen Âge, qui servaient à cette époque à codifier les pratiques gouvernementales : le prince est délié des lois, ce que veut le roi a force de loi, tout pouvoir vient de Dieu (p. 25). Toutes étaient utilisées au départ pour limiter le pouvoir du roi ; après les guerres de Religion, toutes ont servi à justifier l’exercice du pouvoir absolu. D’un bout à l’autre du siècle, que s’est-il passé ?

Le droit divin, dans la monarchie de la Renaissance, permettait de réguler le pouvoir royal : le prince était perçu comme le « ministre » de Dieu sur Terre, comme son représentant chargé d’interpréter la loi divine, c’est-à-dire la raison naturelle, supérieure, des commandements divins. L’action du roi devait alors se conformer en tout point à cette raison. En somme, si le roi était affranchi de la puissance des lois positives, précisément car il en était lui-même le créateur, il restait soumis aux lois immuables du droit divin. On retrouve ici la symbolique des deux corps du roi, l’un soumis aux vicissitudes humaines, à sa dégénérescence, l’autre magnifié par sa fonction qui en faisait un ministre de Dieu ici bas. Il nouait ainsi dans sa personne sujétion et commandement.

Nécessité faite loi

Avec les guerres de Religion, un conflit éclate sur la manière de régler le rapport entre les deux niveaux de lois, divines et positives ; et, d’une manière plus générale, entre pouvoir religieux et pouvoir séculier. La dérogation aux lois positives ne fait plus problème : d’un usage ordinaire, elle se règle selon différents degrés de justification, tous unifiés dans l’image d’un prince législateur, exerçant de manière légitime son pouvoir normatif, même sur les actes de gouvernement les plus inacceptables. Désormais, c’est la question de la violation des lois divines qui se pose : que se passe-t-il lorsque l’intérêt public commande d’accorder aux sujets une certaine tolérance religieuse, celle notamment de pouvoir choisir en conscience sa religion, pour éviter que les États, les Royaumes, les Républiques ne sombrent dans les conflits confessionnels ?

Certains pensent que la soumission aux lois divines doit être supérieure à toute considération, y compris si un tel choix mène à la perte du régime ; d’autres, à l’inverse, préconisent la dérogation aux lois divines si l’enjeu est de sauvegarder le corps politique. Dans cette bataille, les conceptions de la nécessité et de l’extraordinaire se transforment. On passe de la maxime nécessité ne connaît point de loi (c’est le temps où l’exception est conçue comme une dérogation) à nécessité faite loi (où l’exception devient la norme). C’est ainsi qu’apparaît la conception d’un extraordinaire qui tend à devenir ordinaire...

Pour Arlette Jouanna, avant les guerres de Religion, le pouvoir absolu s’oppose au gouvernement ordinaire  : ce pouvoir désigne alors une manière de gouverner effectivement extraordinaire, limitée à un temps particulier, à des occasions précises. À l’inverse, à la fin du XVIe siècle, le pouvoir absolu est devenu cette forme de pouvoir extraordinaire largement accepté, d’usage courant, pour une bonne part institutionnalisé, voire sacralisé par la croyance séculière dans les mystères de l’État, les arcana imperii.

L’absolu de la monarchie de la Renaissance, celle qui précède les guerres de Religion, c’est l’extraordinaire. La conformité à la raison, dans une monarchie, et en particulier en cas de circonstances exceptionnelles, réside dans le conseil et la délibération : « la nécessité de “débattre à la raison” requiert que chaque décision royale soit pesée lors d’une discussion collective visant à confronter plusieurs avis » (p. 71). Si le roi tranche en effet souverainement, il doit cependant « [...] gouverner par conseil et ne rien décider sans avoir recueilli les opinions de ses conseillers » (p. 72). Dans le processus de publication des actes royaux, qui doivent être enregistrés au parlement de Paris, une délibération préalable des conseillers a lieu. Pendant cette délibération, les conseillers peuvent émettre des réserves (voire des remontrances) visant à améliorer le texte proposé. Ils ont donc pour tâche de vérifier les lois, leur régularité, leur conformité à la justice (c’est-à-dire à la raison, entendue ici comme fondement de la légitimité des lois). Le but est alors de « réduire le prince à la raison », selon l’expression utilisée au Parlement de Paris (p. 80). La vérification des lois, par le Conseil du roi et les parlements, fait la preuve de la « négation vivante, institutionnelle autant qu’idéologique de l’absolutisme » (p. 93).

Ce qui caractérise le pouvoir absolu, après les guerres civiles, c’est « la force immédiatement exécutoire d’une volonté elle-même absolue ». Le pouvoir royal conjugue ici potestas et auctoritas, c’est-à-dire le pouvoir de gouverner du prince (celui dont il a été investi par sa fonction) et sa volonté (qui reste attachée à sa personne). Désormais, « le mot absolu exprim[e] cette conjonction » (p. 320). Le recours aux secrets du pouvoir s’intensifie, le roi estimant lui-même que « les parlementaires n’[ont] pas à connaître les motifs secrets de ses actes » (p. 183). L’instrumentalisation de « l’urgente nécessité » se fait en faveur de la mise hors jeu (par sa procédure qui prend du temps) de la délibération parlementaire. Fondamentalement, ces temps extraordinaires ne donnent pas lieu à des mesures d’exception mais à un changement radical dans l’exercice du pouvoir, fondé sur la recomposition des rapports entre religion et politique.

Les effets de la transformation de l’absolu

Au fil du temps, « le scandale de la transgression s’estompait » (p. 170). Et que devenait « l’obéissance consentie » du peuple, élément déterminant de la monarchie de la Renaissance (p. 94 sqq.) ? Le prince qui cherchait, avant les troubles religieux, à se faire aimer de ses sujets devait désormais se résoudre à se faire craindre. La conception de la prudence évoluait. Devenue une sagesse résolument pratique, déterminée en fonction de sa seule capacité à répondre efficacement aux nécessités du temps, la prudence assumait son divorce avec la morale : le prince prudent avait désormais pour devoir, dans certains cas, de commettre des actes illégitimes, immoraux, illégaux. Pour Machiavel, par exemple, le prince, pour des raisons politiques, devait paraître religieux ou vertueux, s’il ne l’était pas, et donc user « d’heureuses tromperies », de « bons mensonges » à l’adresse du peuple. Une raison prudentielle propre au gouvernement politique s’affirmait, indépendamment du respect des normes morales, religieuses et juridiques. Elle contribuait ainsi aux progrès de l’absolutisme.

Toutefois, des voix contradictoires se firent entendre : les Monarchomaques, ces opposants déclarés à l’absolutisme royal ; les Huguenots, qui ne renoncent pas à leur foi durant les conflits religieux ; les Malcontents, déçus de la politique du souverain, mais non révoltés ; les Politiques, qui favorisaient la liberté de conscience en faisant primer la raison politique sur les motifs religieux ; les Catholiques zélés, enfin, procédant à l’inverse. La bataille des pamphlets s’ouvrit, la résistance s’organisa. Plus l’absolutisme progressait, plus s’ouvrait, de manière paradoxale, inattendue, un « espace de communication créé par la diffusion des libelles et par les controverses qu’ils suscitaient » : « une sphère publique de débat où pouvait se développer un regard politique critique » (p. 225). En somme, « les guerres de Religion ont été pour beaucoup de Français un apprentissage de la politique » (p. 226).

À l’évidence, changer la nature des relations entre le Ciel et la Terre, changer de conception du temps, de la nécessité et de l’extraordinaire, c’est changer d’imaginaire politique. On regrettera toutefois, au fil de la lecture, le peu d’éléments mis en évidence pour explorer cet imaginaire naissant. Par ailleurs, certaines notions utilisées ne sont pas sans étonner le lecteur : celle de la « souveraineté de la raison » (p. 15), par exemple, ou encore la « conception participative de la souveraineté » (p. 85). Mais il reste que l’historienne sait avancer dans l’épaisseur du temps.

D’une belle plume, arpentant de nombreuses sources, riches et foisonnantes, confrontant un travail historique aux textes philosophiques faisant la théorie du pouvoir, dans une démarche qui reste encore trop rare, l’ouvrage ouvre les perspectives et cultive le paradoxe. Il n’est pas vrai, comme le démontre parfaitement Arlette Jouanna, que « la doctrine de la monarchie absolue serait déjà en place au début du XVIe siècle » (p. 145). Et il faut bien attendre « le violent bouleversement, le désarroi autant moral que politique que représenta la rupture de l’unité religieuse » pour voir « la naissante “raison d’État” — et conséquemment la notion même d’État » se développer au cours du siècle suivant (p. 322). Avec force, Arlette Jouanna coupe court à toute lecture déterministe qui « méconnaît le rôle des guerres de Religion dans la mutation qui a frappé le concept de pouvoir absolu » et voit « en germe », dès le XVIe siècle, ce qui n’adviendra qu’un siècle plus tard. L’arsenal théorique de la monarchie absolue ne pouvait donc exister avant sa mise en pratique, advenue après les guerres de Religion.

Pourtant, de ce point de vue, la notion de raison d’État, sur laquelle se clôt l’ouvrage, pose problème. Cette ratio politique fait bien son apparition au cours de la Renaissance, dans les années 1520. François Guichardin en donne la première formulation écrite et les premiers caractères dans son Dialogue sur la manière de régir Florence. On y voit la pratique largement précéder la théorie. Les actes de gouvernement s’opposent alors déjà, de manière récurrente, aux règles morales et religieuses, au nom de la défense de l’intérêt public. Qui plus est, l’ordre signifiant n’est pas ici celui qui se met en place avec les guerres de Religion — même si, il est vrai, la raison d’État s’affirma au grand jour à la suite de ces conflits.

par Laurie Catteeuw, le 11 juillet 2013

Aller plus loin

Cet ouvrage a obtenu le prix Chateaubriand 2013.

Pour citer cet article :

Laurie Catteeuw, « Les absolus du pouvoir », La Vie des idées , 11 juillet 2013. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Les-absolus-du-pouvoir

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