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Dossier : Classes sociales et inégalités : portrait d’une France éclatée

Les Noirs, une minorité française
Entretien avec Pap Ndiaye


par Ivan Jablonka , le 20 janvier 2009


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La « condition noire », c’est une expérience sociale, mais c’est surtout la souffrance provoquée par le racisme et les discriminations ; et c’est donc, au moment même où l’on tente de la définir, une cause politique. Dans l’entretien qu’il nous a accordé, l’historien Pap Ndiaye plaide pour la déracialisation de la société française, c’est-à-dire l’allègement de « l’impôt de couleur » qui pèse sur les personnes. Rencontre avec un intellectuel engagé.

Pap Ndiaye est maître de conférences à l’EHESS. Il a notamment publié Du nylon et des bombes. Du Pont de Nemours, le marché et l’État américain, 1900-1970 (Belin, 2001) et La Condition noire. Essai sur une minorité française (Calmann-Lévy, 2008).
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Lectures et influences

La Vie des Idées – Votre thèse de doctorat portait sur l’entreprise Du Pont de Nemours, un géant de l’industrie chimique américaine qui, à partir de 1945, a fabriqué à la fois du nylon et des bombes atomiques. Quelles expériences et quelles lectures vous ont fait bifurquer vers l’étude de la minorité noire ?

Pap Ndiaye – C’est en effet une bifurcation. À l’évidence, l’histoire des entreprises n’a pas grand-chose à voir avec l’histoire des minorités. Hélas, pourrait-on dire, car il serait évidemment intéressant de repenser l’histoire économique en intégrant ce genre de problématique ; mais il se trouve que ce sont des champs qui sont, pour l’instant, relativement étanches. Quand j’ai commencé mon travail de thèse – donc en histoire économique et en histoire des techniques aux États-Unis –, ces questions-là m’intéressaient intellectuellement ; je voulais aussi me démarquer de sujets qui auraient été presque trop évidents dans le contexte de l’université américaine. J’étais venu aux États-Unis, jeune étudiant, pour travailler en histoire afro-américaine. Et puis, finalement, j’ai décidé de faire tout autre chose, de prendre le contre-pied de cela en m’intéressant à l’histoire des entreprises, à l’histoire économique – tout en gardant en parallèle une mineure, si je puis dire, du côté de l’histoire des minorités. J’ai d’ailleurs écrit mon premier article en histoire afro-américaine il y a douze ou treize ans. C’est donc une bifurcation, mais, au fond, j’ai toujours suivi ces deux voies, ces deux intérêts parallèles. Aujourd’hui, c’est plutôt l’intérêt mineur qui a pris le pas sur l’intérêt majeur. Mais les deux continuent de coexister, et j’aime au fond l’idée d’avoir une double vie intellectuelle ou, du moins, de ne pas être entièrement spécialisé dans un seul domaine.

La Vie des Idées – De manière plus générale, je vois la publication de La Condition noire comme une certaine innovation intellectuelle et institutionnelle – en France, bien sûr, parce qu’aux États-Unis cela fait bien longtemps qu’on se penche sur ce qu’on appelle les black studies. J’ai l’impression qu’il y a encore dix ans ce livre n’aurait pas été possible. En tant que symbole du changement dans le champ intellectuel français, avez-vous senti des réticences de la part de l’institution, a-t-il fallu imposer un sujet encore un peu illégitime ?

Pap Ndiaye – Oui, il m’a fallu convaincre. Heureusement, beaucoup de nos collègues et beaucoup de personnes sont de bonne volonté et sont prêtes à se laisser convaincre. Mais je ne mésestime pas les résistances auxquelles se heurte ce genre de sujet : ce sont des résistances profondément ancrées dans l’organisation du système universitaire, dans la manière dont les sciences sociales françaises ont réfléchi à la question des inégalités depuis un siècle, dans la manière dont les sciences sociales, l’anthropologie plus particulièrement, se sont repensées et reconstituées après la Seconde Guerre mondiale. Bref, il y a là un ensemble de facteurs qui ne plaident pas pour la prise en compte de tels sujets.

En même temps, j’ai le sentiment qu’il arrive rarement, dans une carrière universitaire, de se confronter à ce genre de choses, et c’est plutôt excitant : c’est le sentiment d’être sur un terrain qui n’est pas tout à fait vierge mais qui, enfin, est relativement vide – et il y a beaucoup à faire. Je trouve que l’excitation, de ce point de vue, l’emporte sur les difficultés, les résistances, les propos malveillants, etc. Et puis, comme vous l’indiquez, je pense que les choses changent en France. Depuis une dizaine d’années, il est plus facile de s’intéresser à ce genre de sujet. Finalement, il me semble qu’il y a la reconnaissance que le républicanisme français et la forme des études universitaires – choix disciplinaires et hiérarchie des sujets –, méritent d’être repensés, rénovés. J’ai donc l’impression de m’inscrire dans un mouvement plus large.

La Vie des Idées – Dans La Condition noire, ouvrage passionnant, foisonnant, à cheval sur plusieurs disciplines, vous définissez la minorité noire comme « un groupe de personnes ayant en partage l’expérience sociale d’être considérées comme noires ». J’y vois deux influences : la négritude de Césaire, qui traduit une expérience, un sentiment, et la pensée de Sartre, en particulier dans ses Réflexions sur la question juive (1946). Vous reconnaissez-vous dans ces héritages intellectuels ?

Pap Ndiaye – Dans Césaire, incontestablement. On pourrait d’ailleurs remarquer qu’il a existé deux courants dans la nébuleuse de la négritude, qui n’a jamais été un mouvement organisé associativement ou même institutionnellement. Le premier courant est celui de Senghor : c’est un courant plus essentialiste, qui insiste sur les qualités propres à l’homme noir – on connaît certains propos de Senghor sur la psyché africaine, tournée vers l’émotion, l’instinct, par contraste avec la rationalité européenne. On a pu considérer cette essentialisation comme une forme d’essentialisme stratégique, c’est-à-dire une étape par laquelle il convenait de passer pour valoriser des manières d’être qui, jadis, étaient considérées avec mépris. De l’autre côté, on a un courant, plutôt incarné par Césaire, qui insiste sur la dimension sociale et historique de l’expérience noire. Quant à moi, je me situe plutôt dans cette perspective césairienne, en essayant de ne pas m’engager dans une voie qui pourrait essentialiser le groupe et laisser entendre qu’il existe des Noirs en vertu de qualités intrinsèques propres à ces personnes. Pour moi, il y a un groupe qui est défini par le regard qui est posé sur lui, un regard lesté de considérations historiques.

La Vie des Idées – C’est là qu’on pense à Sartre.

Pap Ndiaye – En effet. Je ne méconnais pas les critiques qui ont été adressées aux Réflexions sur la question juive, critiques que Sartre lui-même a reconnues dans les années 1970. Ce livre, admirable à bien des égards, porte bien plus sur l’antisémitisme que sur le monde juif, que Sartre connaît très peu ; il méconnaît l’existence d’une culture juive riche, ancienne, qui survit et survivra à la disparition de l’antisémitisme. Bref, le Juif n’est pas qu’un effet de l’antisémitisme, il y a autre chose.

Dans le monde noir et surtout le monde noir français, on a plutôt affaire à une très grande hétérogénéité d’origines et de cultures. Si le racisme et les discriminations disparaissaient un jour, ce qui est évidemment souhaitable, on peut penser qu’il existerait toujours des cultures afro-antillaises, mais que la qualification raciale tendrait, elle, à s’effacer. D’une certaine façon, il me semble que Sartre aurait eu encore plus raison à propos du monde noir que du monde juif. Incontestablement, j’ai lu avec énormément d’intérêt ce que Sartre et la mouvance existentialiste ont écrit. On pourrait aussi mentionner le Fanon de Peau noire et masques blancs (1952), qui critique Sartre par certains aspects mais qui en est aussi l’un des héritiers intellectuels.

Tensions dans la « condition noire »

La Vie des Idées – J’ai l’impression – je ne sais pas si c’est volontaire – qu’il y a une tension dans le titre de votre livre. Vous l’intitulez La Condition noire, mais le sous-titre indique qu’il s’agit d’un Essai sur une minorité française. L’article défini laisse entendre qu’il y aurait une condition universelle : on naît Noir, on est Noir. En même temps, vous parlez d’une minorité française et on a alors l’impression que vous rapportez le fait d’être noir à un contexte national. Selon vous, y a-t-il une condition noire dans l’absolu, ou est-il impossible de la penser sans la rapporter à des contextes différents, la France métropolitaine, les Antilles, les États-Unis, le Brésil, etc. ?

Pap Ndiaye – Par le terme de condition, j’entends cerner une expérience sociale ou plutôt des expériences sociales, infiniment variables dans le temps et dans l’espace. En même temps, il me semble que, si le livre porte sur la France, il est également très comparatif. Je puise dans de nombreux exemples étrangers, particulièrement du côté américain qui, sur ce sujet, est le mieux constitué du point de vue des sciences sociales et de l’histoire. L’ambiguïté du titre, entre l’extension du titre et la réduction du sous-titre à l’espace français, me semble traduire le fait qu’on ne peut pas parler de ce sujet sans le situer dans le temps et dans l’espace, en l’occurrence la France européenne. En même temps, ce sujet ne peut pas être abordé dans une perspective strictement nationale. Il convient donc d’élargir la focale, sans pourtant embrasser une perspective universelle absolument globale, et de mener des comparaisons systématiques.

La Vie des Idées – Je voudrais parler d’une autre tension, ce qu’on pourrait appeler les éléments centrifuges de la condition noire. Quand je suis allé à la Réunion pour travailler sur le transfert des pupilles réunionnais dans les années 1960 et 1970, j’ai été frappé par la manière dont les Réunionnais parlaient des immigrés clandestins, notamment des Comoriens qui arrivent à Mayotte. Pour le dire autrement, je ne crois pas qu’un Réunionnais cafre, c’est-à-dire noir, se sente très solidaire d’un sans-papiers comorien, ni d’un Malien dans un centre de rétention à Roissy. Pour se situer dans un autre domaine, non plus national mais cette fois social, je pense à ces personnes, que vous citez dans votre livre, qui n’ont vraiment pas envie qu’on les confonde avec les casseurs sur la base de la couleur de leur peau. Dans quelle mesure le critère de l’appartenance nationale ou sociale vient-il fissurer la condition noire ?

Pap Ndiaye – La condition noire ne suppose pas l’existence de liens de solidarité entre les personnes concernées. Il serait d’ailleurs abusif de considérer qu’une expérience sociale commune créerait nécessairement des éléments de solidarité : cela est vrai pour les femmes, pour des professions et pour n’importe quel groupe social. Il est même frappant de voir que les groupes qui vivent des expériences de domination quelconque, dans un ordre social quelconque, peuvent être traversés de tensions et de rivalités, exacerbées par la concurrence pour l’obtention de tel bien rare, de la stabilisation juridique ou sociale, pour l’emploi, etc. On le voit dans certaines régions de l’Océan Indien, mais on le voit également dans les Antilles françaises à propos de l’immigration haïtienne, qui fait l’objet d’une très forte stigmatisation, d’un rejet qu’on pourrait presque qualifier de raciste, en tout cas de très fortement xénophobe. On le voit également en France hexagonale à propos des sans-papiers, qui ne sont pas toujours bien accueillis par des personnes installées plus récemment et provenant d’aires géographiques voisines : elles considèrent que ces sans-papiers les menacent ou fragilisent leur situation.

La question des formes de solidarité est importante, mais il convient, me semble-t-il, de la disjoindre, au moins analytiquement, de la question de l’expérience sociale. Au-delà des récriminations et des tensions que l’on peut observer sur ce sujet, il est intéressant d’observer que, malgré ce que les personnes peuvent dire, notamment dans des mouvements de colère ou de rejet, ces personnes-là partagent, ont en commun quelque chose. Il ne s’agit absolument pas de construire un groupe qui serait uni par des expériences semblables dans l’ordre social. Les gens sont très différents, ils peuvent être différents politiquement, etc. J’ai simplement essayé de réfléchir sur le plus petit dénominateur commun, le précipité qui restera lorsqu’on aura fait le compte de l’infinie diversité des positions sociales, des trajectoires géographiques, socio-économiques, etc. Et ce précipité-là, ce plus petit dénominateur commun, c’est que, en dépit de ce que les gens peuvent eux-mêmes dire, il y a quelque chose comme une expérience noire en France, qui relie le bourgeois du XVIe arrondissement de Paris – si l’on devait prendre cet extrême – et le sans-papiers fraîchement arrivé. Nolens volens, ces deux pôles extrêmes ont quelque chose en commun. Mais il n’y a pas nécessairement un intérêt commun à lutter contre ce quelque chose dont ils souffrent tous les deux.

La Vie des Idées – Votre livre s’ouvre par une préface, due à la romancière Marie NDiaye, sous la forme d’une nouvelle que j’ai trouvée admirable. Je la résume en une phrase, de manière nécessairement réductrice : il s’agit de deux sœurs, l’une au teint clair, qui devient aigrie parce qu’elle s’imagine être victime de racisme, et l’autre au teint foncé, qui devient dure à force d’avoir à franchir obstacles et discriminations. Cela m’a fait penser au roman de Malraux, La Condition humaine, et sans doute le titre de votre livre y fait-il aussi référence. J’ai l’impression que, dans cette nouvelle de Marie NDiaye, il y a comme une espèce de fatum auquel on ne pourrait pas échapper. Pour le dire de manière un peu provocatrice, peut-on sortir de la condition noire ?

Pap Ndiaye – À converser avec les personnes que j’ai sollicitées pour le livre, il y a, me semble-t-il, quelque chose auquel on ne peut pas tout à fait échapper. Même les personnes qui vont rejeter ce qualificatif racialisé, qui vont se réclamer de l’universel humain ou de la République indifférente à la couleur de peau, qui vont insister sur leur origine géographique plutôt que sur ce terme global dans lequel elles ne se reconnaissent pas et qui leur semble être de surcroît péjoratif, même ces personnes-là vont reconnaître qu’une partie de leur vie sociale est néanmoins affectée par ce regard posé sur elles. À leur corps défendant – si l’on peut dire –, elles seront considérées comme telles. Il y a donc quelque chose à laquelle on ne peut pas échapper. C’est quelque chose qui s’impose à vous, qui vous rattrape par le collet au moment où vous n’y pensez plus, parce qu’on n’est pas à chaque instant noir, bien entendu ; on ne l’est que dans des moments spécifiques, quand cette question-là se pose à vous. Et il y a donc là comme un fatum.

Ce qui me paraît raisonnable d’envisager, ce n’est évidemment pas que la couleur noire, que cet aspect physique disparaisse (encore qu’on puisse rêver d’une société entièrement métissée), ni que le fait d’être blanc ou noir soit une sorte de résidu du passé qu’il s’agirait d’abolir. Ce qui me paraît raisonnable, ce n’est pas d’éviter le fait d’être noir, c’est d’éviter le souci de l’être, c’est-à-dire de lutter contre les difficultés qui sont associées à cela. L’objectif à rechercher, me semble-t-il, est la déracialisation de la société française : le fait qu’être noir ne compte pas plus qu’une autre caractéristique physique, la couleur des cheveux ou la couleur des yeux. Il s’agit donc d’alléger l’impôt de couleur qui pèse sur les personnes.

La lutte contre les discriminations

La Vie des Idées – Vous venez d’employer une expression qui m’a frappé : le fait d’être noir, c’est quelque chose qui « vient vous rattraper au collet ». Cela me fait penser à un passage de votre livre : un avocat explique qu’il n’a pas du tout envie de s’enfermer dans des causes noires par communautarisme, mais qu’il sait très bien que, lorsqu’il se promène en costume dans la rue, il n’est jamais qu’« un nègre ». Vous citez un autre témoignage : une personne raconte que, à partir d’un certain niveau de responsabilités dans l’entreprise, on a l’impression de marcher sur les plates-bandes des Blancs. Anecdotes terribles. Toute cette souffrance, toutes ces discriminations, est-ce ce que vous appelez la « cause noire » ?

Pap Ndiaye – Tout à fait. La cause noire, c’est l’examen des formes politiques par lesquelles on réduirait le poids du racisme, des discriminations et, éventuellement, des formes de solidarité qui regroupent les personnes directement concernées. Mais, préalablement, il y a une autre opération nécessaire : celle qui consiste à mesurer, à analyser le poids des discriminations, à reconnaître leur existence. Cela n’a pas toujours été facile en France, tant nous nous sommes concentrés sur la lutte antiraciste, avec ses formes de mobilisation spécifiques, avec sa pédagogie antiraciste, qui sont le fruit de la Seconde Guerre mondiale et de l’anticolonialisme. Il s’agit maintenant de se déplacer vers la question des discriminations. C’est une question à certains égards plus complexe, qui doit être intellectualisée, qui nécessite des outils de mesure plus sophistiqués, tant elle est souterraine et indirecte ; car elle ne se révèle pas avec la brutalité de la menace ou de l’injure racistes, qui sont immédiatement reconnaissables. Cette opération-là est un préalable à une réflexion qui porterait, elle, sur les moyens de rassembler les personnes sur la base d’une expérience sociale commune, y compris celles qui sont situées, comme vous l’indiquiez à propos de cet avocat ou de ce cadre, dans des strates sociales et professionnelles censées les protéger contre les assauts les plus directs et les plus brutaux de la stigmatisation anti-noire.

La Vie des Idées – Quand on parle de la condition noire en France, on ne peut pas s’empêcher de penser à ce qui se passe de l’autre côté de l’Atlantique. Là, cinquante ans après la fin de la ségrégation, des gens comme Colin Powell, Condoleezza Rice et bien sûr Barack Obama arrivent aux affaires. Qu’est-ce que cela vous inspire, par rapport à la situation française et européenne ?

Pap Ndiaye – Depuis un demi-siècle, le monde noir américain a enregistré des progrès assez spectaculaires dans la présence des Noirs, dans leur représentation au sein de mondes qui leur étaient jadis fermés : le pouvoir exécutif, les instances législatives ou judiciaires. Jadis, la présence afro-américaine y était inconcevable à tous les égards. De ce point de vue-là, l’élection d’Obama, extraordinaire et historique dans tous les sens du terme, vient couronner une évolution entamée depuis la fin des années 1960. Dans le monde politique, il y a aujourd’hui 10 000 élus noirs ; il n’y en avait que quelques dizaines dans les années 1960. Incontestablement, c’est un aspect très positif de l’histoire américaine du XXe siècle.

Néanmoins, il ne faut pas négliger le fait que, parallèlement, le monde noir situé dans les couches les plus modestes, celui des ghettos pour le dire vite, a plongé économiquement et politiquement à partir des années 1970, par le fait de formes de désaffiliation et d’abandon politique évidentes. On a donc deux situations complètement divergentes : le monde des classes moyennes supérieures, qui a stabilisé ses positions et qui s’est accru, notamment par l’affirmative action, et le monde noir pauvre qui a plongé. Il ne faut jamais perdre de vue cette divergence et ces itinéraires, depuis un demi-siècle. Pour répondre directement à votre question, je dirais que les progrès ont eu lieu grâce à des dispositifs politiques qui ont permis à ces trois personnes, mais aussi à beaucoup d’autres, de franchir des étapes ou d’ouvrir des portes qui jadis leur auraient été fermées. Une Condoleezza Rice, un Colin Powell, un Barack Obama ont reconnu – parce que ce n’est pas un sujet de honte, après tout – qu’ils avaient bénéficié de dispositifs d’actions positives, en particulier pour entrer à l’université et dans les instances de la fonction publique, lesquels ont favorisé la diversité dans les lieux où elle n’avait pas cours : les échelons supérieurs de l’armée américaine dans le cas de Colin Powell, le gouvernement américain dans celui de Condoleezza Rice, ou bien, dans le cas de Barack Obama, l’entrée à l’université de Harvard après un parcours de militant communautaire qui ne le prédisposait pas à entrer dans l’école de droit la plus prestigieuse du pays.

Si l’on met cette situation au regard de la situation française, force est de s’interroger sur ce qu’il serait possible de faire, pas uniquement du point de vue du droit antidiscriminatoire – sujet qui en lui-même mérite évidemment examen –, mais aussi du point de vue de la diversité et des actions politiques, volontaristes, que l’on pourrait mener dans ce sens.

La Vie des Idées – Vous venez d’employer un terme, celui de « diversité », dont je voudrais qu’on fasse ensemble la généalogie. Depuis quelques années, les hommes politiques et les médias parlent soit de « diversité », soit de « minorités visibles ». Il me semble qu’il s’agit là d’euphémismes plus ou moins maladroits. Quand on parle de « minorités visibles », à qui cela renvoie-t-il ? Aux Noirs et aux Maghrébins, c’est-à-dire à une couleur de peau ou à une ethnie. Le terme ne fait pas référence à l’histoire de la colonisation, qui est pourtant propre à ces deux groupes. Par ailleurs, le terme de « minorités visibles » me paraît bizarre : il y a des minorités visibles, y en aurait-il donc des invisibles ? Lesquelles ? Les homosexuels, les Juifs ? À votre avis, tous ces euphémismes ne sont-ils pas une manière de fermer les yeux sur les origines et les mécanismes de la discrimination ?

Pap Ndiaye – Les termes qu’on utilise ont toujours des avantages et des inconvénients. Celui de minorité visible, en l’occurrence, n’y échappe pas. Mais il a d’abord des avantages. Le premier, c’est de cerner et d’utiliser la notion de minorité telle qu’elle s’est développée dans les sciences sociales américaines, particulièrement autour de l’école de Chicago. Louis Wirth est l’auteur d’un célèbre article sur le sujet, paru en 1945, qui visait à abandonner la vieille acception de minorité, qu’il appelle européenne, celle des minorités nationales luttant pour leur indépendance dans un cadre impérial, par exemple dans le cadre de l’Empire d’Autriche-Hongrie. Au XIXe siècle, la question minoritaire est centrale dans la vie politique européenne. Wirth propose un autre sens, qu’il appelle américain, celui d’un groupe qui est victime d’un certain nombre de processus discriminatoires. Lorsqu’il écrit cela, il pense aux Noirs, bien entendu, mais aussi aux Juifs, monde qu’il connaît particulièrement bien et qui vivait dans des conditions marquées par des processus objectivement racistes et discriminatoires. Il est d’ailleurs l’auteur du fameux livre Le Ghetto (1928), qui lui aussi transpose dans le monde contemporain un terme d’origine médiévale.

Il y a aussi cette question de la visibilité. Elle est éminemment problématique, parce qu’on pourrait arguer que des groupes invisibles peuvent être visibles et qu’au fond les processus racistes et antisémites ont eu pour objet aussi de « visibiliser » l’invisibilité, d’essayer de débusquer derrière l’apparence de neutralité ce qui renvoyait à une origine douteuse. Il y a bien là des superpositions et une frontière très floue entre le visible et l’invisible. Mais enfin, dans l’espace français contemporain, la visibilité de l’apparence physique dans la visibilisation des groupes est plus nette en ce qui concerne les Noirs et les Arabo-berbères qu’en ce qui concerne des groupes comme les homosexuels ou les Juifs. Ces derniers ne sont plus, en France, victimes de phénomènes discriminatoires, même si l’antisémitisme existe encore. Il y a donc bien une différence de ce point de vue, qu’il est important de noter.

L’expression « minorité visible » vient du Canada. C’est un terme qui a été acclimaté, qui est passé dans la langue française via le Québec. Il y a d’autres expressions comme celle-là : la « discrimination positive » est également d’origine canadienne, si l’on voulait en tracer le parcours géographique. La notion de minorité visible me semble tout de même utile, quand elle vise à cerner une expérience sociale spécifique, marquée par cette apparence-là, dont il est difficile de se déprendre tout à fait. On pourrait examiner des alternatives. On pourrait mentionner – je le fais parfois – les minorités post-coloniales, parce qu’au fond ce sont des groupes qui viennent de l’ancien espace colonial, donc des groupes qui ont une longue histoire avec la France. Les migrants post-coloniaux ne sont pas tout à fait des étrangers. Je crois qu’il est utile d’être lucide sur les problèmes que pose la qualification des groupes, sans pour autant renoncer à qualifier les groupes. L’opération qui consiste à déconstruire les notions, à en montrer le caractère problématique ou relatif, est évidemment nécessaire, mais elle ne doit pas aboutir à une sorte de champ de ruine où l’on finirait par renoncer à nommer les groupes.

La Vie des Idées – Vous me soufflez la dernière question : l’action. Vous êtes membre du Cercle d’action pour la promotion de la diversité en France, vous êtes membre du Conseil scientifique du Conseil représentatif des associations noires. Je voudrais vous poser une question qui dépasse de loin ce que vous appelez la cause noire : quel rôle peut et doit avoir l’intellectuel dans la société civile ?

Pap Ndiaye – On assiste aujourd’hui à quelque chose comme une nouvelle forme d’engagement intellectuel, dans un certain nombre de débats relatifs à la société française. Le retrait que l’on a observé dans le monde intellectuel, grosso modo à partir de l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, s’explique par mille et une raisons, en particulier l’effondrement des grands systèmes idéologiques qui structuraient la pensée française. Quoi qu’il en soit, cet affaissement touche à sa fin. On assiste actuellement à de nouvelles formes d’engagement qui ne reprennent pas tels quels les motifs politiques qui avaient prévalu jusque dans les années 1970, mais qui les renouvellent, qui les repensent sur des points plus spécifiques. On a affaire à des formes d’engagement plus localisées, moins globales, moins systématiques.

Un certain nombre de secteurs de recherche se sont développés précisément parce que ceux qui les portaient étaient engagés dans des causes liées à leurs champs d’étude. Autrement dit, on ne peut pas penser le développement de l’histoire des femmes dans les années 1970 si on ne l’articule pas au féminisme, parce que, précisément, les historiennes des femmes étaient aussi des militantes féministes. Elles pensaient leur travail intellectuel et universitaire en articulation à des causes qui étaient liées aux femmes et aux diverses formes de discrimination qu’elles pouvaient subir. On pourrait remonter plus loin dans le passé et parler de l’histoire ouvrière, elle aussi associée à des formes d’engagement politiques ou syndicales. On pourrait aussi remarquer que les universitaires ne sont pas des esprits qui flottent dans l’air raréfié des idées : ils sont attachés à des mondes sociaux qui ont souvent une influence sur les choix qu’ils peuvent faire. Cette influence peut apparaître inexistante à première vue pour beaucoup d’entre eux, mais, quand on regarde d’un peu plus près, on s’aperçoit souvent que ce qui apparaît comme un choix tout à fait distinct du monde social y est relié d’une manière ou d’une autre, et je crois qu’il est tout à fait intéressant de s’interroger soi-même sur le pourquoi de ses propres choix de recherche.

Moi, si je suis devenu américaniste, ce n’est pas tout à fait par hasard. D’une certaine façon, je voulais m’intéresser à un autre pays que la France. Ma vie sociale n’était pas du tout malheureuse, mais il me semblait qu’aux États-Unis j’allais trouver des réponses à propos de ma vie, de mon identité, et que ce détour était important pour moi. Il est évident que je suis attaché au monde noir en général et français en particulier, et que j’ai intérêt en tant qu’individu à ce que les choses s’améliorent pour le groupe des Noirs. Il est intéressant de réfléchir à la fois à l’influence des mondes sociaux sur les choix des chercheurs et aux formes d’engagement possibles. Il est nécessaire et utile d’être attaché à des causes politiques spécifiques, tout en les pensant de manière suffisamment large et globale ; il ne s’agit pas de rester enfermé dans cette question-là. Moi, la question qui m’occupe particulièrement, c’est celle des minorités et de toutes les situations discriminatoires en France, parmi lesquelles les situations vécues par les Noirs. Je travaille à penser la question minoritaire en France, à introduire ces questions dans le champ universitaire et également à faire en sorte que cette prise en compte dans le monde universitaire ait des effets politiques et associatifs.

Mais je ne m’occupe pas directement des questions relatives à l’organisation des groupes ou à des formes d’engagement. Je souhaite que mon travail soit utile aux personnes qui, à un titre ou à un autre, sont engagées dans un mouvement par lequel les minorités s’organisent – non pas par sécession ou par communautarisme, mais parce qu’il s’agit de faire reconnaître des torts et des méfaits qui, faute de porte-parole suffisamment influents dans la société civile française telle qu’elle est historiquement organisée, avec ses partis, ses syndicats et ses grandes associations, végètent en quelque sorte. C’est mon objectif politique. Je considère que la lutte contre les discriminations ne se satisfait pas simplement d’un travail par le haut, avec les institutions, mais qu’elle nécessite également une mobilisation des personnes, de toutes les personnes de bonne volonté et particulièrement de celles qui sont directement affectées par les discriminations. À ce titre-là, je suis un intellectuel engagé.

Propos recueillis par Ivan Jablonka. Retranscription : Florence Brigand.


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Entretien avec Pap Ndiaye
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par Ivan Jablonka, le 20 janvier 2009

Pour citer cet article :

Ivan Jablonka, « Les Noirs, une minorité française. Entretien avec Pap Ndiaye », La Vie des idées , 20 janvier 2009. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Les-Noirs-une-minorite-francaise

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