Recherche

Recension Société

Le travail en temps de covid

À propos de : Cyrine Gardes, Essentiel.les et invisibles ? Classes populaires au travail en temps de pandémie, éditions du Croquant


par Olivier Masclet , le 14 décembre 2023


Télécharger l'article : PDF

Comment les ouvriers et employés ont-ils vécu les périodes de confinements et de crise sanitaire ? Celle-ci rend visible la hiérarchie, instille de la peur, fait osciller entre intensification du travail et valorisation.

Fin mars 2020, deux semaines après l’annonce du confinement de la France, une étude de la Dares estime que la moitié des salariés n’est plus au travail (au chômage, en congé, en arrêt maladie ou en congé pour garde d’enfants) et que l’autre moitié se partage à part égale entre télétravail et travail sur site. Les tensions engendrées par le télétravail ont souvent été relevées par les sociologues et les journalistes de la presse écrite. L’expérience des salarié.es ayant continué de travailler à l’extérieur apparaît en revanche moins bien documentée, en particulier celle des « salarié.es de la deuxième ligne », présenté.es dans le discours public comme des travailleurs et des travailleuses « essentie.les ».

Le livre de Cyrine Gardes est pour cela important : explorant « les expériences populaires de la crise sanitaire » (p. 13), il donne la parole à des ouvriers et des employées du secteur de la grande distribution et de la logistique, majoritairement non qualifié.es, pour faire entendre quel a été l’impact de la pandémie sur leurs conditions de travail, comment cet épisode dramatique les a affecté.es dans leur vie personnelle, enfin ce qu’elles et ils ont pensé de la présentation comme « essentielle » de leur activité, de la mise en lumière de celle-ci, alors même que ces salarié.es n’ont guère vu leurs conditions de travail ni leur salaire bénéficier de cette soudaine reconnaissance. Ces travailleurs et travailleuses dit.es essentiel.les, l’autrice les renomme « salarié.es continuant à travailler sur site ou à l’extérieur quelles que soient les restrictions » (p. 18). Certes moins commode, cette formulation a cependant le mérite de déjouer les ruses du discours public.

Une enquête à distance

L’enquête s’appuie sur un corpus de quatorze entretiens menés entre décembre 2020 et mars 2021 dans le cadre d’un contrat post-doctoral avec la Fondation pour la Recherche de la Croix-Rouge Française. Les fortes restrictions sanitaires expliquent pourquoi ces entretiens ont principalement été conduits par téléphone. L’enquête à distance permet de diversifier les lieux de résidence et de travail. Les emplois occupés sont ceux d’hôtesse de caisse, d’hôtesse de caisse responsable de ligne, de responsable de rayon, d’employée au poste de contrôle de la sécurité, d’employé de service après-vente, de chauffeur-livreur... Contacté.es par l’intermédiaire des organisations syndicales, cinq hommes et neuf femmes ont accepté de participer à l’enquête. La moitié exerce des responsabilités syndicales locales.

Le livre est divisé en six chapitres interrogeant les expériences personnelles de la crise sanitaire et remontant progressivement vers les expériences collectives. Les chapitres 1 et 2 s’attachent à rendre compte du surgissement de la maladie et de ses conséquences sur les salarié.es. Des sentiments de peur ressortent des entretiens, à ce point qu’ils conduisent l’autrice à parler de « violence émotionnelle » (p. 28). Dans des cadres professionnels qui ne préparent pas à gérer une telle situation de crise, les peurs se communiquent et s’amplifient entre collègues. À la peur de tomber malade soi-même s’ajoute celle de contaminer les proches. En plus du désarroi, les entretiens font découvrir les mesures bricolées pour se protéger (pratiques de désinfection improvisées, distanciation avec les proches). Ces bricolages ajoutent à la peur durant les premières semaines de la pandémie où ce sont les seules protections disponibles alors que chacun redoute leur trop faible efficacité. Si la pandémie engendre une angoisse chez les salarié.es continuant de venir sur site, elle transforme aussi brutalement leurs conditions de travail. « J’étais claquée », dit Camille, 26 ans, préparatrice de commandes intérimaire, en témoignant, comme les autres enquêté.es, de l’intensification du travail pour répondre, avec un personnel réduit, aux demandes d’une clientèle forcée de se tourner vers les services de livraison et les grandes surfaces. Dans une conjoncture où l’urgence prévaut, les directions prennent la main de manière plus autoritaire sur l’organisation du travail : les changements de poste et d’horaires s’imposent sans plus de discussion. La pression du travail est redoublée par celle de la vie domestique qui oblige les femmes à un surcroît de travail quotidien. Les entretiens corroborent des constats tirés d’enquêtes statistiques montrant que les salariées sur site ont vu leur charge domestique peser davantage que pour celles en télétravail (p. 62).

Les discours de valorisation

Les chapitres 3 et 4 questionnent la réception du discours public de valorisation et de la prime-Covid annoncée en avril 2020. Les salarié.es ayant continué à travailler sur site se sentent-ils « essentiels » ? Les entretiens attestent d’un sentiment d’utilité : affronter la pandémie gratifie symboliquement les salarié.es subalternes. « C’est vrai qu’au fond, j’étais un peu fière de moi, un peu », dit une hôtesse de caisse (p. 77). Mais la reconnaissance sonne également faux. Le discours de valorisation apparaît aux enquêtés comme en-deçà des efforts accomplis et d’abord destiné aux médecins et aux infirmières… Les enquêtés en rejettent certains aspects : « On n’a fait que notre métier » dit Valérie, 61 ans, responsable de l’espace boulangerie d’un supermarché (p. 79). Elle refuse l’héroïsation de circonstance des salariés comme elle. À ses yeux, ce discours cache les contraintes du travail, il est comme un baume pour les faire supporter. « Essentielles pour qui ? », demande ainsi Amélie, 51 ans, hôtesse de caisse, avant de conclure : « essentiel pour l’argent. C’est tout. C’est ça ». Alors que les boutiques ont dû fermer, les grandes surfaces sont restées ouvertes en dépit des risques plus grands (plus de monde, plus de croisements, plus de contaminations…). « Tout ça pour l’argent », dit-elle encore (p. 86). Dans ces conditions, la prime-Covid, née de l’extension aux salariés continuant de travailler sur site de la prime exceptionnelle de pouvoir d’achat (ou Prime Macron) créée par le Gouvernement à la suite de la mobilisation des Gilets jaunes, apparaît profondément injuste aux yeux des salariés. Renflouant un peu des budgets serrés, elle apporte forcément satisfaction. Mais par la modestie des sommes versées (loin des mille euros annoncés), elle manifeste le grand écart entre le discours public de valorisation et les actes réels, entre la reconnaissance publique du travail et les réalités de celui-ci.

Le rôle des collectifs

Enfin, les chapitres 5 et 6 soulignent l’importance des collectifs de travail pour affronter la pandémie, tenir moralement, continuer à faire son travail, mais aussi pour se défendre collectivement. La pandémie a bouleversé les relations ordinaires de travail, notamment du fait des protocoles sanitaires imposant aux salarié.es des relations dégradées, source entre eux de situations conflictuelles. Les collectifs de travail ont néanmoins résisté face à l’épreuve et fonctionné comme supports dans la crise. Ils ont été un élément régulateur de la « violence émotionnelle », ils ont favorisé des solidarités face à l’intensification du travail, ils ont solidifié des sentiments d’appartenance à une condition partagée, un « nous » des travailleurs et des travailleuses maintenu.es en activité sur site envers et contre tout, un « nous » opposé aux « eux » des directions mais aussi des « confinés » à la fois plus protégés de la maladie et non assignés aux tâches subalternes de service. « En repositionnant les individus par rapport au travail, la crise sanitaire rend visibles des inégalités, des hiérarchies », écrit Cyrine Gardes (p. 118), qui viennent nourrir des oppositions sociales à base de classe.

La pandémie peut-elle néanmoins « faire conflit » (p. 120) et devenir un vecteur de l’action collective ? Des entretiens ressortent des indices nombreux de rapprochements entre directions et salariés induits par l’urgence sanitaire, qui contribuent à affaiblir la position de ces derniers face à celles-ci. Cet affaiblissement résulte surtout de la dégradation du cadre du dialogue social : les échanges ont eu lieu à distance quand ils n’étaient pas réduits ou supprimés. Pour autant, les salariés n’apparaissent pas davantage soumis : dans plusieurs entreprises, des conflits ont lieu pour dénoncer l’altération des conditions de travail, la faible prise en compte de la santé au travail ou encore les conditions d’octroi de la prime-Covid. Ou encore pour dire la nécessité d’une hausse des salaires pour les travailleurs du bas de l’échelle des revenus. L’écart entre le discours public de valorisation et la condition réelle donne, ainsi que l’écrit l’auteure, « une légitimité supplémentaire pour réclamer une meilleure part » dans la répartition de la valeur ajoutée (p. 143).

Le livre de Cyrine Gardes fait découvrir les réalités des processus de domination au travail à l’occasion d’un événement comme celui de la pandémie de Covid. Trois ans après l’évènement de la crise sanitaire, on aurait cependant aimé savoir quel en sont les effets plus durables sur la situation des salarié.es rencontrés : quelles traces ont laissé sur eux/elles et sur les lieux professionnels aussi bien la « violence émotionnelle » que l’intensification des conditions de travail ; tout comme on aurait aimé savoir si la conflictualité devant l’injustice des situations vécues a pu s’affermir d’une façon ou d’une autre.

On regrette d’autant plus l’absence de retours sur enquête, sous la forme d’une actualisation des récits des enquêté.es, que les analyses proposées sont porteuses d’une vision combative des classes populaires (sans doute en partie liée à la surreprésentation des enquêtés détenteurs de mandats syndicaux) et d’un pari sur l’avenir, comme en témoigne clairement la dernière phrase de l’ouvrage : « la pandémie a renforcé les inégalités mais elle les a aussi rendues plus tangibles et criantes. Réappropriée, la catégorie des « salarié.es essentiel.les » possède donc aussi un versant émancipateur » (p. 150). Réinterroger les femmes et les hommes sollicité.s durant la crise sanitaire aurait permis de montrer ce qu’une telle épreuve a plus durablement modifié dans leurs pratiques et perceptions. Mais le livre de Cyrine Gardes documente avec précision et clarté les situations de travail des salariés subalternes en situation de crise sanitaire, plus que d’autres situations laissées dans l’ombre durant la pandémie.

Cyrine Gardes, Essentiel.les et invisibles ? Classes populaires au travail en temps de pandémie, Vulaines sur Seine, éditions du Croquant, 2022, 150 p., 13 €.

par Olivier Masclet, le 14 décembre 2023

Pour citer cet article :

Olivier Masclet, « Le travail en temps de covid », La Vie des idées , 14 décembre 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-travail-en-temps-de-covid

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Partenaires


© laviedesidees.fr - Toute reproduction interdite sans autorisation explicite de la rédaction - Mentions légales - webdesign : Abel Poucet