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Essai Arts

Le toit de Notre-Dame
Les apories de la reconstruction à l’identique


par Bruno Haas & Thomas Le Gouge , le 25 juin 2019


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Faut-il reconstruire la flèche de Viollet-le-Duc, qui n’était elle-même qu’une reconstitution ? Il faut avant tout comprendre le lieu spécifique qu’est une cathédrale gothique : non pas un décor de carte postale qui se découpe sur le ciel, mais le regard du ciel qui se pose sur nous.

Presque deux mois se sont écoulés depuis l’incendie de Notre Dame, et le tumulte médiatique qu’il a suscité a laissé place à la discussion. Celle-ci porte aujourd’hui sur la manière dont les scientifiques vont collaborer à la reconstruction du toit, collaboration que l’État est en passe de restreindre en se privant des cadres législatifs et institutionnels existants [1]. Dans ce contexte politique où la place de la science perd toujours plus de son évidence, il faut saluer les manifestations spontanées de nombreux scientifiques. L’initiative aujourd’hui la plus importante est la constitution d’une association rassemblant déjà plusieurs centaines de membres et fournissant en libre-accès de nombreuses ressources. C’est à ces initiatives que nous souhaitons nous associer en apportant un point de vue encore mal représenté, mais qui nous semble néanmoins d’une très grande importance si nous voulons que la restauration du toit de la cathédrale ait une chance de réussir : le point de vue de l’esthétique.

Quels genres de savoirs seraient utiles à la restauration ? Celui, d’abord, des historiens de l’architecture et des archéologues du bâti, à commencer par les spécialistes de la menuiserie, mais aussi de la maçonnerie et du verre, qui fournissent études et documentation sur l’histoire des différents états du bâtiment et sur les techniques de construction. Ils ont la chance de pouvoir s’appuyer sur les relevés très détaillés effectués par Viollet-le-Duc au XIXe siècle, complétés par des numérisations et modélisations informatiques effectuées avant l’incendie, et par les nombreux restes de la charpente soigneusement triés et conservés. Mais il y a un autre type de savoir qui n’est pas moins fondamental, et qui porte sur l’histoire des effets qu’un bâtiment produit sur celui qui le regarde. Or pour parvenir à une compréhension un tant soit peu sérieuse de ces effets, il ne suffit pas de connaître les matériaux de construction ni de disposer de plans détaillés, mais il faut s’intéresser aux objets artistiques qui peuvent nous en parler, que ce soit des architectures, des sculptures ou des peintures, et à leur mise en situation, c’est-à-dire à ce qu’on appelle les situations iconiques.

Dans cette contribution, en étudiant tant certaines apories du débat actuel sur la restauration de la flèche que la manière dont l’architecture gothique pense ce qu’est un toit, nous voudrions prendre part au débat en proposant une solution simple : ni confier la nouvelle flèche à un architecte contemporain, ni refaire celle de Viollet-le-Duc [2], mais se contenter de restaurer la charpente et sa couverture.

Hamilton, La pointe de l’Ile Notre-Dame, 1827, BNF

Les situations iconiques

Nous appelons situation iconique la capacité qu’a une œuvre d’art de mettre en situation un sujet dans un lieu et de produire ainsi une façon d’être pour ce même sujet ainsi que pour la communauté à laquelle il appartient. Un des meilleurs moyens de prendre conscience du caractère foncièrement historique d’une telle « situation » est l’étude de l’architecture. Pour la mener à bien, il ne suffit pas de relever, décrire et étudier les formes, la structure, les matières dont un bâtiment est fait, il faut aussi se pencher sur la façon dont elle crée des espaces dans lesquels les humains travaillent, vivent et évoluent. Un bâtiment n’est en effet pas seulement un ensemble de formes plus ou moins belles, mais forme, crée un espace autour de lui dans lequel s’inscrit la vie, le regard et au fond toute autre sensation des hommes. D’une certaine manière, l’architecture nous installe sur la terre et sous le ciel tout en donnant une empreinte à ces données fondamentales, si difficiles à nommer ou à décrire et qui par conséquent ne sont pas l’objet explicite de nos pensées. Nous observons que l’architecture moderne et contemporaine montre une tendance grandissante à faire image et à délaisser ainsi sa fonction localisante première. Ces propos n’ont pas valeur de jugement de goût, mais ont une portée descriptive. Qu’on apprécie ou non les œuvres de Frank Gehry (qu’on pense au musée Guggenheim de Bilbao ou à la Fondation privée du bois de Boulogne), on y reconnaîtra ce souci de faire image, et, il faut le reconnaître, d’une façon fort spectaculaire. Le lieu se trouve ainsi dominé par cette tendance imaginaire qui nous invite à participer à ce désir narcissique presque universel qui consiste à nous mettre nous-mêmes en scène dans des images. Cette tendance de l’architecture contemporaine ne constitue pas un style particulier (qui serait représenté par telles écoles, tels architectes), mais un effet de structure auquel nul ne semble plus pouvoir échapper. Il s’agit d’une situation iconique caractéristique de notre époque.

Pour concevoir une situation iconique, pour la construire et l’imposer à quelque espace urbain, il faut pouvoir la concevoir et l’imaginer à partir des effets qu’elle produira. Cette tâche revient en principe aux architectes. Or ces derniers ignorent ou font mine d’ignorer leur caractère historique. Pour prendre conscience des tendances imaginaires de l’architecture contemporaine, rien n’est plus efficace que de la voir se confronter aux œuvres du passé. Car les cathédrales urbaines construites au tournant des XIIe et XIIIe siècles sont certes atteintes d’un certain gigantisme, sont même parfois construites sur une butte, comme c’est le cas non loin de Paris, à Meaux ou à Laon, mais elles ne se conçoivent jamais comme des images prêtes à être photographiées. Or c’est ainsi que nous avons tendance aujourd’hui à les percevoir, comme c’est le cas de Jean-Michel Wilmotte, qui s’est ému du fait que Notre-Dame manque désormais à la « carte postale de la capitale », et qui voudrait « conserver la même silhouette d’ensemble, la puissance de la flèche de 96 mètres de hauteur qui émerge du transept et dialogue avec les deux tours nord et sud ». Ces quelques mots suffisent pour s’apercevoir à quel point ce fameux architecte méconnaît le fonctionnement d’une architecture comme celle de Notre-Dame, et à quel point il ignore à peu près tout de ce qu’on peut dire de son « esthétique », c’est-à-dire de la façon dont cette architecture produit un lieu. Si l’on met de côté le fait qu’il suggère dans la suite du même entretien de reconstruire une flèche avec des matériaux similaires à ceux qu’il a utilisés pour la cathédrale orthodoxe construite il y a dix ans, et qui est ornée de « bulbes en or mat tirant sur la couleur argent », il faut d’abord souligner qu’il n’est pas question pour une architecture gothique de faire partie d’une « carte postale », de même que les élévations des cathédrales, aussi impressionnantes soient-elles, ne dialoguent pas entre elles « avec puissance », comme si chacune d’entre elles faisait concurrence aux autres pour savoir qui est la plus haute, à la manière d’une skyline. Non loin de Notre-Dame, aux Halles, on peut observer cette rencontre entre les situations iconiques très différentes, voire opposées, de l’architecture contemporaine et du gothique (très tardif dans ce cas) : d’un côté un toit de verre dont les façades servent d’écran pour les vitrines des commerces, de l’autre les abords de Saint-Eustache, que l’architecte de la Canopée a su restituer avec un certain bonheur.

On pourrait se demander ce que la situation iconique de l’architecture contemporaine doit à celle du XIXe siècle. En effet, malgré le fait que Viollet-le-Duc fut un grand historien, qui étudia passionnément l’architecture gothique, contrairement à Jean-Michel Wilmotte, dont les prétentions scientifiques et archéologiques sont moindres, il est possible d’identifier une certaine filiation entre ces deux architectes. Viollet-le-Duc, malgré sa très grande connaissance des sources et des pratiques anciennes, pensait l’architecture médiévale comme on la peignait à cette époque. Il s’agissait de détacher la silhouette du bâtiment sur le ciel pensé comme un fond. La flèche et le toit de Notre-Dame, orné d’une collerette sur le faîte, reconstruits par Viollet-le-Duc, fonctionnaient effectivement comme un contour ou une silhouette devant un fond de ciel, un peu comme dans un tableau romantique où l’on cherche le « pittoresque ». Lui-même le dit dans la partie sur les flèches de son Dictionnaire de l’architecture médiévale, dans lequel il explique que l’attention des architectes doit se porter « principalement sur les silhouettes de ces masses, car la moindre imperfection, lorsqu’on a le ciel pour fond, choque les yeux des moins exercés » (IV, p. 427). Cette flèche répondait donc à une attitude foncièrement moderne. Car rien n’est moins adapté au style gothique ! Dans ce dernier, le ciel n’y est jamais pensé comme un fond pictural devant lequel se tient la flèche, mais comme une immense voûte englobant la terre et ses habitants. Le ciel ne se tient pas en face de notre regard, mais l’englobe et le comprend en lui, tout comme il englobe et comprend la flèche, qui s’élance vers ses hauteurs. Rappelons à ce sujet le fait trop peu connu en dehors des milieux de spécialistes que la peinture gothique ignore l’idée de « fond d’image » et que le mot n’existe pas dans le lexique de cette époque, domaine où l’anachronisme et le malentendu prolifèrent allègrement.

Karl Friedrich Schinkel, Gotischer Dom am Wasser (Cathédrale gothique au bord de l’eau), 1813, Berlin, Alte Nationalgalerie

La flèche de Viollet-le-Duc devait faire tableau. Wilmotte voudrait en refaire une qui fasse image. Si par là ce dernier semble s’inscrire dans l’héritage du premier, il faudrait désormais en souligner les différences profondes. Car bien que Viollet-le-Duc et Wilmotte s’imaginent tous les deux les contours de Notre-Dame se détachant du ciel, le premier voit plutôt le ciel parisien comme dans un tableau romantique, alors que le second le voit comme dans une photographie numérique contemporaine.

L’idée de la sauvegarde du patrimoine artistique et architectural s’appuie sur une certaine reconnaissance du fait que certains espaces et situations ne sauraient plus être reproduits et qu’il importe, au sein des changements radicaux et irréversibles auxquels nous assistons aujourd’hui, de conserver quelques-uns des monuments les plus significatifs et les plus puissants, ceux notamment qui continuent à réserver aux humains des lieux uniques dans le tissu urbain et irremplaçables. Toute intervention sur un bâtiment ancien révèle des difficultés fondamentales qu’il importe de ne pas minimiser ou de méconnaître, et notamment le caractère foncièrement historique de toute production artistique. Tout œil un tant soit peu exercé distingue aisément les interventions modernes dans les portails, les vitraux, et dans certains détails à l’intérieur de la cathédrale. Et la flèche que Viollet-le-Duc avait conçue pour Notre-Dame dans l’idée de composer une œuvre à partir des meilleurs éléments présents dans l’architecture gothique ne traduisait absolument pas la spatialité propre à l’art qu’il entendait imiter.

L’historicité des productions artistiques était connue et assumée par Viollet-le-Duc. Or on tend aujourd’hui trop facilement à croire qu’il est possible, grâce à nos connaissances et à nos technologies, de réussir une reconstruction « à l’identique ». Il est vrai que sans une bonne documentation, la reconstitution d’une architecture perdue est tout simplement impossible. Avec une documentation aussi complète que celle dont nous disposons pour la toiture de Notre-Dame, on peut fort bien travailler. Mais dès qu’il faut refaire des détails qui demandent une intervention d’ordre artisanal, voire artistique, rien n’est moins sûr, et cela concerne autant l’art médiéval que celui du XIXe siècle, raison pour laquelle la reconstruction de la flèche de Viollet-le-Duc ne va pas du tout de soi. L’étude d’un certain nombre de tentatives de reconstruction récentes nous a amenés à être bien plus réservés à ce sujet que la majorité de leurs promoteurs et même de leurs critiques. Moins par principe que pour la simple raison que nous avons pu assister ces dernières années à un certain nombre de tentatives de reconstitution de quelque état antérieur parfois assez bien documenté qui ont tous abouti à un insuccès plus ou moins bien camouflé, qu’on pense par exemple au château de Berlin, au centre-ville de Dresde ou encore au château de Versailles, où se sont déroulées récemment des campagnes de reconstruction particulièrement spectaculaires.

À Versailles, il y a une dizaine d’années, la décision fut prise de reconstruire « à l’identique » la grille royale pour fermer la cour de marbre située juste devant le château. Le clinquant anachronique et inauthentique du résultat apparaît au premier coup d’œil, mais il n’est pas si facile de comprendre pourquoi. Cela ne tient pas seulement au fait que l’architecte en charge du projet, Frédéric Didier, s’est appuyé sur des gravures anciennes qui se contredisaient dans le détail, et qu’il dut trancher et combler les lacunes de la documentation, ni même que l’intention avouée de cette reconstruction n’était pas seulement de faire œuvre scientifique, mais aussi de réguler le flux de touristes, la science et le commerce ne faisant pas toujours bon ménage [3] Cela tient aussi et d’abord à des détails qui mériteraient d’être étudiés pour eux-mêmes comme la manière dont les pierres sont taillées et posées sur le sol, l’application de l’or, la forge des éléments de ferronnerie, etc.

Un autre exemple très caractéristique est celui de la vieille ville de Dresde, presque entièrement détruite pendant la Seconde Guerre mondiale, et qui depuis la réunification de l’Allemagne a été reconstruite soi-disant à l’identique. La documentation est abondante, les financements importants. Et pourtant il suffit de se promener sur la place principale pour avoir l’impression d’être au milieu d’une photographie. Les causes sont ici plus faciles à identifier : bien que les façades des bâtiments reproduisent fidèlement relevés et photographies, la structure (soi-disant invisible sur laquelle les copies de décors sont accrochées) est, elle, réalisée en béton. Or c’est bien cette structure qu’on aperçoit à travers les fenêtres, comme on peut ressentir la dalle qui soutient les murs, voire même l’infrastructure archi-moderne qui traverse les pâtés de maisons en détruisant cette impression si marquante des cités anciennes, lisible jusque dans le comportement et les déformations des murs, d’être nées par étapes, négociations et inégalités.

Étant donné la documentation exceptionnellement bonne de la charpente de Notre-Dame et l’absence de détails sculpturaux à reconstituer, sa reconstruction archéologique semble d’emblée parfaitement possible. Mais la reconstruction de la flèche semble bien plus problématique. Ajouter une flèche d’une conception nouvelle serait une entreprise plus périlleuse encore et risquerait sérieusement de priver Paris pour longtemps d’une situation iconique toute particulière que l’architecture de Notre-Dame a contribué à installer il y a quelques siècles. Essayons enfin d’indiquer un peu plus précisément en quoi cette « situation » consiste.

Vers une description du lieu, du toit et du rapport au ciel

Avant de traiter la question de savoir « ce qu’est un toit », nous allons d’abord poser une autre question, adressée cette fois-ci à une partie de Notre-Dame qui est restée indemne, quoique restaurée, elle aussi, par Viollet-le-Duc : le portail.

Là où il y a toit, il y a aussi porte. Que nous disent les portails de Notre-Dame sur ce qu’est une porte ? Que peuvent-ils nous suggérer par conséquent sur ce que doit être son toit ? Nous choisissons de parler du portail central de la façade ouest, soit l’entrée principale pour les occasions les plus solennelles. Un portail, c’est d’abord une porte à deux battants séparés par un trumeau et surmontés d’un linteau et d’un tympan. Enfin, le tout est encadré par des colonnettes et statues, ainsi que par des voussures assorties d’archivoltes qui encadrent le tympan sculpté. C’est une ouverture en plein cintre dans laquelle se trouve inscrit un T. Ce type de portail est très répandu dans l’art gothique, en France et dans l’Europe. Son fonctionnement est basé sur la géométrie des anciennes cartes du monde dites « en TO ».

Carte en TO. Gossuin de Metz, L’Image du monde (Berlin, StaBi, ms. Hamilton 577)

Il y a une moitié supérieure formée par un demi-cercle qui deviendra de plus en plus pointu au cours du XIIIe siècle. Cette partie représente l’orient doré, lieu, dans l’ancienne géographie médiévale, du paradis terrestre (le jardin d’Éden, dont le petit jardin au chevet de la cathédrale est en quelque sorte l’image, toujours existante d’ailleurs sous la forme du petit jardin public au charme tout particulier) et en tout cas lié au lever du soleil et à la beauté vierge et sacrée du matin. Le tympan avec ses voussures « exprime » la splendeur toute matinale et sacrée de l’orient rien que par sa forme. Les cercles concentriques qui l’encadrent font éclater un rayonnement doré et triomphant qui éveille encore aujourd’hui l’étrange sentiment que la pierre y resplendit, bien qu’elle ait perdu depuis longtemps sa coloration. Dans les schémas anciens du monde « en TO », la partie qui représente l’orient est très souvent colorée en jaune. Lorsque cette couleur perd un peu de son éclat avec le temps, elle ne produit plus une impression particulièrement splendide. Mais on en saisit la valeur expressive dès lors qu’on apprend que le jaune, dans son usage héraldique, représente l’or et que c’est donc un éclat doré qui est sous-entendu dans ces schémas. Les portails de la cathédrale nous convient à une festivité, nous promettent un « orient », une heure dorée.

Au-dessous du tympan et de son éclat doré, il y a les deux portes, c’est-à-dire le « T » avec ses deux côtés opposés qui sur le plan géométrique correspondent à l’Europe et l’Afrique des cartes en TO. Dans notre exemple le côté gauche, peint en rouge, porte l’inscription « europe », alors que le côté bleu, à droite, porte le nom d’ « aufrique ». Dans les cartes, on les colorie toujours d’un couple de couleurs différentielles, c’est-à-dire tantôt rouge et bleu, tantôt bleu et rouge, mais on peut choisir d’autres couleurs. Ce qui semble important, c’est qu’il y en ait deux et que ces deux couleurs soient différentes, voire opposées. Leur opposition est toujours soumise à l’unité stable du demi-cercle doré qui la surplombe. Disons de façon générale que le portail, en reprenant le schéma des cartes en TO avec une moitié inférieure bipartite et une moitié supérieure unitaire semble opposer un domaine où règne l’alternative, p.ex. celle exprimée si vivement par le sujet récurrent des vierges sages et folles, à un domaine où domine l’unité, que ce soit carrément celle imposée par le jugement ou quelque formule de majesté. Par là, l’alternative semble appartenir aux mortels et à leurs chemins et destins, alors que l’unité appartient à l’immortel et propose aux mortels un horizon et une perspective, voire un avenir. La partie inférieure du portail, la seule que nous puissions occuper par nos corps et qui reste soumise à l’autorité du tympan et de son éclat, est marquée par une certaine sévérité fastueuse. Nous y sommes sous le regard des prophètes et des patriarches de l’Ancien Testament.

Pour bien saisir la spécificité d’un portail comme celui de Notre-Dame, il est important de quitter une conception basée sur le face-à-face imaginaire qui présidait, nous l’avons vu, à la conception moderne que Viollet-le-Duc s’était faite des flèches comme silhouettes se détachant sur un fond de ciel. Le portail n’est pas une image en ce sens moderne. Les figures du tympan ne sont pas là pour que nous puissions nous faire une image et voir comment se passera la fin des temps. Elles ne constituent pas un spectacle devant nos yeux ; tout au contraire, ces images sont là bien plutôt pour nous voir et nous sommes là pour participer au spectacle dont elles présentent les acteurs principaux. Si l’on veut saisir la situation iconique d’un portail roman ou gothique, il est essentiel de saisir cette réalité de l’image, cette participation réelle et essentielle de celui que nous appelons d’une façon fort anachronique le « spectateur » et qui de nos jours n’a pas de pensée plus urgente, nous l’avons vu, que de prendre une photo. Ainsi, la double porte n’est pas l’image d’une alternative, mais c’est une alternative réelle, une alternative que nous parcourons avec nos corps à chaque fois que nous franchissons le seuil de la cathédrale ; le tympan ne fait pas tableau, il veille au-dessus de nous, il nous donne un lieu. Ce lieu n’est pas neutre ; il est orienté au sens littéral, c’est-à-dire mis en rapport avec l’orient, celui des cartes en TO, celui aussi du soleil se levant tous les matins et qui imprime un caractère matinal aux parties sacrées de la cathédrale, son chœur. C’est ainsi qu’il fait apparaître ce qui en réalité se situe au-dessus de nos têtes, il figure le ciel tout entier, en tant qu’il nous embrasse et nous regarde. Il nous introduit au rapport que toute architecture établit avec le ciel, à la façon dont elle établit le rapport du ciel à la terre tout en ouvrant une place et un lieu pour ceux qui y habitent.

Qu’est-ce à dire : « un ciel qui nous regarde » ? Cette phrase tente de désigner une situation iconique depuis longtemps révolue, mais qui nous est léguée par cette architecture incomparable qu’est celle de Notre-Dame de Paris et celle aussi de quelques autres cathédrales gothiques en province et à l’étranger. Il y aurait beaucoup de choses à dire sur ce ciel « qui nous regarde ». Il faudrait souligner comment la cathédrale gothique tend à produire une impression générale de beau temps, de ciel bleu et doré par le soleil. C’est un effet dont on pourrait décrire avec rigueur le fonctionnement et les assises dans les procédés artistiques de l’âge gothique dont les dernières répercussions se trouvent jusque dans la peinture des primitifs italiens autant que flamands, allemands et français au moment où le ciel bleu remplace universellement les fonds d’or.

Ce ciel doré, l’éclat de ce beau temps qui nous regarde, c’est le tympan du portail central qui nous a suggéré d’en parler. Nous avons commencé par le décrire et y déceler la forme du demi-cercle supérieur que nous connaissons des cartes en TO. Cela nous a permis de parler d’un effet que l’architecture avec son décor plastique produit encore aujourd’hui, malgré les reprises parfois assez grossières de Viollet-le-Duc. Cet effet ne se résume pas au simple fait que les formes font allusion au ciel, qu’elles ont une valeur « symbolique », car ce sont des choses dont on peut parfaitement faire l’expérience. L’architecture produit son lieu et ses espaces ; elle installe une situation iconique.

Il s’agirait donc de comprendre comment les tympans ne représentent pas, mais présentent le « ciel », comment l’architecture dans son ensemble se réfère au ciel et le met en rapport à la terre, comment elle installe un lieu et une situation, un espace pour l’individu et la communauté, enfin quelle fonction revient à la toiture. Ce sont des questions d’histoire de l’art et d’esthétique. Elles semblent peut-être quelque peu « subjectives » et sujettes à l’appréciation de chacun. On ne dispute pas des goûts, dit-on, mais on peut très bien analyser et rendre intelligible le fonctionnement d’une situation iconique. Pour le faire, il faudrait entrer dans une discussion sur la géométrie médiévale et son usage dans l’architecture et dans l’image. Il faudrait montrer comment, par des procédés d’une grande simplicité, certes, mais aussi d’une grande puissance, cette géométrie qui ne présuppose pas l’espace continu cartésien peut en effet convoquer le ciel d’une façon tout autre que comme toile de fond, comment elle parvient à nous rendre parfaitement visible ce qui est tout aussi parfaitement invisible, puisque situé au-dessus de nos têtes, c’est-à-dire comment elle peut rassembler ce qui nous fait face (le T) et ce qui nous surplombe (le tympan) dans un seul regard. Il faudrait saisir cette géométrie à l’œuvre, la rendre accessible à notre intuition afin de pouvoir comprendre à nouveau ce à quoi ressemblait, dans une architecture du XIIIe siècle, une flèche et son rapport au ciel. On comprendrait alors que pour refaire un toit, le problème ce n’est pas tellement le toit en lui-même, mais le ciel que toute la cathédrale est là pour faire éclater dans sa splendeur et que pour y arriver, il faut savoir traiter la toiture avec toute la simplicité, voire l’humilité qui revient à un membre nécessaire, certes, au bon fonctionnement de la maison, mais qui ne constitue certainement pas une partie principale sur le plan décoratif ou iconographique.

À notre époque très portée vers un fétichisme des objets, on oublie facilement que pour bien bâtir, il faut savoir respecter le ciel et que la beauté ou simplement la cohérence d’une architecture peut dépendre du fait qu’une partie soit traitée avec simplicité. Viollet-le-Duc, nous l’avons vu, regardait déjà la « silhouette » de la flèche au lieu de questionner le ciel qui la surplombe et dont nous avons une expérience intime, même si nous n’y prêtons pas une attention explicite. Aujourd’hui, l’enjeu est d’éviter le fétichisme d’un public avide de sensations et l’ambition d’architectes très savants dans les astuces du jour, mais ignorants de ce que veut dire un ciel au-dessus d’une cathédrale gothique. Le toit de la cathédrale pourrait se reconstruire sans faire de bruit sur la base de nos connaissances exceptionnellement détaillées de la cathédrale de Paris et de sa charpente (en partie grâce aux études menées depuis Viollet-le-Duc) en utilisant les mêmes matériaux, mais traités contre le feu, en faisant éventuellement des études plus poussées sur les matériaux de la couverture (étant donné que les fonds probablement le permettraient) et en évitant tout écart non nécessaire. Toute solution basée sur le verre et la « visibilité » maximale des états et structures ne représente qu’un leurre de débutant sans respect de l’intégrité « esthétique » de la cathédrale. Il suffit de regarder la gare centrale de Strasbourg pour se convaincre qu’un mur en verre n’est jamais transparent et que cela produit des tas d’effets extrêmement intrusifs sur un site.

Conclusion

La reconstruction de la flèche de Viollet-le-Duc n’est pas une priorité. Non seulement elle dénaturait à sa façon le rapport de la cathédrale au ciel. Mais la reconstitution de parties sculpturales pose des problèmes bien plus délicats et n’est jamais réalisée avec un plein succès. On voit mal d’ailleurs le sens de la reconstitution d’une reconstitution, car malgré sa liberté relative, c’est bien une flèche « gothique » améliorée que Viollet-le-Duc avait voulu construire. Reconstruire la flèche gothique de Notre-Dame telle qu’on la voit sur les gravures encore du XVIIIe siècle ferait preuve d’une plus grande fidélité envers ce grand connaisseur de l’art gothique, mais il est peu probable qu’une nouvelle tentative aboutirait à un résultat plus convaincant, d’autant plus que la documentation est lacunaire.

Les considérations dont nous avons fait part ici mériteraient des études plus longues et conséquentes. Il est tout à fait possible d’aboutir à des connaissances détaillées et fondées sur la façon dont un ensemble plastique doit « fonctionner », sur les effets qu’il produit, sur la façon dont il interprète et convoque la terre et le ciel, les humains et les immortels et dont il instaure une « situation iconique ». Nous avons des sources en quantité qui en parlent et des architectures, sculptures et peintures sans nombre dont la fabrication a été régie par les mêmes règles de l’art. Leur étude nécessite plus que d’autres une expérience vivante des sources et des œuvres ainsi que beaucoup de patience. La reconstruction du toit de la cathédrale de Paris pourrait être l’occasion d’approfondir cet argument et de pouvoir profiter à l’occasion de ses résultats afin d’éviter la destruction du tissu urbain de l’île de la Cité suite à des décisions hâtives et mal informées.

par Bruno Haas & Thomas Le Gouge, le 25 juin 2019

Pour citer cet article :

Bruno Haas & Thomas Le Gouge, « Le toit de Notre-Dame. Les apories de la reconstruction à l’identique », La Vie des idées , 25 juin 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-toit-de-Notre-Dame

Nota bene :

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Notes

[1Voir les nombreux articles publiés sur le journal spécialisé La tribune de l’art.

[2Une restauration étant impossible puisque la flèche a entièrement disparue, à part quelques éléments de décor (les sculptures qui étaient à sa base, et le coq qui la surplombait).

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