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Le tirage au sort, plus juste que le choix rationnel
Entretien avec Jon Elster


par Florent Guénard & Hélène Landemore , le 2 juillet 2008


Jon Elster explique pourquoi il s’est peu à peu détaché des théories du choix rationnel, pour accorder sa confiance au hasard et au tirage au sort, moins porteur d’injustice lorsque la délibération est manifestement impossible. Entretien vidéo.

Jon Elster est professeur au Collège de France, titulaire de la chaire Rationalité et sciences sociales.

Retranscription de l’entretien

La Vie des idées : Jon Elster, vous êtes professeur au collège de France, titulaire de la chaire Rationalité et sciences sociales, vous êtes particulièrement connu pour vos travaux sur la théorie du choix rationnel, notamment dans le Laboureur et ses enfants en français. Autrefois sympathisant de la théorie du choix rationnel, vous êtes devenu, au fil du temps, de plus en plus critique, et notamment dans votre dernier livre sur la philosophie des sciences sociales, Explaining social behavior, où vous allez même jusqu’à qualifier certaines versions de cette théorie du choix rationnel de science fiction pure et simple. Pouvez-vous expliquer votre évolution sur cette question ?

Jon Elster : Oui, il y a eu en effet une évolution, mais peut-être pas aussi nette qu’on pourrait le croire, puisque si vous regardez les sous-titres de mes trois ouvrages en anglais sur le sujet, le premier comporte le mot irrationalité, le second l’expression « subversion de la rationalité » et le troisième la phrase « limitation de la rationalité ». Donc, dès le début, j’étais très conscient à la fois des comportements irrationnels et des inadéquations de la théorie du choix rationnel. Mais avec le temps, je suis devenu de plus en plus conscient de ces deux phénomènes : d’une part les gens se comportent de manière irrationnelle, à un degré étonnant, compte tenu du fait que l’on a pu faire atterrir un homme sur la lune (c’est quand même un accomplissement de la rationalité) et d’autre part, que la théorie du choix rationnel est très souvent indéterminée en ce sens qu’elle ne prescrit pas uniquement aux agents ce qu’ils doivent dire. Et c’est à propos de ça justement que je parle de science fiction puisque certains utilisateurs de la théorie du choix rationnel semblent supposer que les agents ont une capacité presque infinie à faire des calculs complexes instantanés, comme ils font eux-mêmes, ces auteurs, dans des appendices mathématiques sur plusieurs pages. C’est ça la science fiction : l’idée que les gens sont des machines calculatrices avec cette capacité presque infinie de résoudre des équations différentielles sur le champ.

La Vie des idées : vous avez donc beaucoup critiqué l’hypothèse de rationalité elle-même, et dans vos cours au Collège de France vous vous êtes tourné plus récemment vers une autre hypothèse essentielle qui est l’hypothèse d’intéressement. Donc, c’est le deuxième volet de cette critique de l’homo œconomicus. Donc vous contestez le fait que les gens n’agissent que pour maximiser leur intérêt, que ce soit pris en un sens étroit ou plus ; en même temps, il est difficile de trouver des exemples de comportements désintéressés et de prouver que ces comportements sont authentiquement désintéressés. Est-ce que vous en avez en tête ?

Jon Elster : Prenons quelques exemples précis. Tout d’abord, la personne qui met un billet de 50 euros dans le tronc d’une église déserte. C’est un acte, semble t-il, désintéressé, triplement anonyme puisque ni ses amis et ses proches, ni les organisateurs de la charité ni ceux qui vont en bénéficier ne sont conscients de son don. Donc, ça semble désintéressé. Or, peut être, quand même, Dieu le voit ; donc il est possible qu’il essaie d’acheter son salut. C’est une forme de simonie, c’est impossible, donc c’est irrationnel, mais les gens sont parfois comme je viens de le dire, irrationnels. Il y a aussi, mais c’est un problème plus profond, la question soulevée par Kant, qui était je pense sur ce point influencé par La Rochefoucaud : c’est que même en renonçant aux applaudissements d’un public externes (amis etc.), il est toujours possible qu’on agisse pour recueillir les applaudissements du public interne, dans le for intérieur. Et ça c’est une possibilité qu’il ne faut jamais éliminer. Donc il semblerait, selon Kant, non pas qu’il faille être cynique, c’est-à-dire voir toujours et partout des motivations intéressées, mais simplement agnostique : on ne peut pas savoir, dans aucun cas, si un comportement donné a été en effet motivé par un souci purement désintéressé.

Mais je pose quand même un autre cas de figure : prenons un attaquant kamikaze, qui est, supposons-le, non croyant, et sans prédisposition de tempérament suicidaire, et qui fait son acte dans un anonymat complet, afin d’apporter un bénéfice à sa patrie. Bien sûr Kant, ou même La Rochefoucaud diraient peut-être qu’il peut faire cet acte de sacrifice de lui-même afin d’avoir, dans le dernier instant, la satisfaction d’amour-propre suprême mais ça semble quand même peu plausible. Donc je pense qu’il y a des actes, par exemple les actes kamikazes, ou les missions également suicidaires de beaucoup de soldats dans la 2e guerre mondiale qui donnaient leur vie pour la démocratie. Je pense qu’il faut être cynique au point de la naïveté pour ignorer ces phénomènes là.

La Vie des idées : Vous ne pensez pas que l’amour de la patrie est une forme d’intérêt ?

Jon Elster : On peut toujours définir l’intérêt de manière très englobante de sorte que la proposition que des gens agissent par intérêt devient tautologie, mais dans le sens ordinaire du terme, l’amour de la patrie, l’amour de la communauté, n’est pas un intérêt. C’est un exemple, dans le langage ordinaire je pense, et dans le langage philosophique, du désintéressement.

La Vie des idées : Est-ce qu’il y a une symétrie parfaite entre l’hypothèse de rationalité et l’hypothèse d’intéressement ?

Jon Elster : Ce sont deux composantes bien sûr de la théorie ordinaire du choix rationnel, ou du choix économique (homo œconomicus) mais je pense que l’hypothèse de rationalité est en quelque sorte plus fondamentale, en ce sens que il y a non seulement la théorie du choix rationnel mais aussi le fait que nous adoptons tous, chacun, la rationalité comme une norme. C’est une norme personnelle, nous ne sommes ni fiers ni contents de nos déviations occasionnelles de cette norme, donc la persistance de la norme personnelle de la rationalité agit comme une sorte de contre-force permanente aux dérives irrationnelles.

Il n’y a rien de semblable, me semble-t-il, en ce qui concerne l’intérêt et le désintéressement. Je ne pense pas que l’on puisse dire que le désintéressement constitue une contre-force permanente aux intérêts. Donc c’est en ce sens peut-être que l’on peut dire que la rationalité en effet est quelque chose de plus profond que l’intérêt.

La Vie des idées : Quelle définition de la raison ou de la rationalité proposez-vous en remplacement de ces théories de la rationalité instrumentale, (théorie instrumentale des économistes) que vous critiquez ?

Jon Elster : Vous dites raison ou rationalité. Or, dans ma leçon inaugurale j’ai longuement expliqué la distinction entre la raison et la rationalité. La rationalité c’est la norme de l’efficacité de l’action individuelle ; la raison c’est une conception plus normative du comportement impartial, impartial aux deux sens d’un traitement impartial des individus et un traitement impartial des moments du temps.

Donc on ne peut pas remplacer la notion du choix rationnel des économistes par la notion de raison puisque la première est explicative et la seconde est normative. Et je ne remplacerais pas non plus la théorie explicative des économistes par une notion différente de la rationalité, simplement je dirais que je limiterais le champ des explications rationnelles aux situations où la théorie et le comportement sont concurrents, dans le sens que les individus sont capables d’intérioriser les normes de la théorie, c’est-à-dire qu’au delà d’un certain point ils ne sont pas capables de faire des distinctions très fines et des calculs très compliqués que propose la théorie la plus élaborée.

Donc une théorie tout à fait minimale du choix rationnel, me semble tout à fait essentielle. Et mon exemple favori d’application d’une théorie minimaliste mais très fertile du choix rationnel c’est l’idée de Thomas Schelling qui a voulu expliquer un paradoxe qui existe depuis l’antiquité : pourquoi parfois un général, un amiral, brûle-t-il ses ponts ou ses vaisseaux ? Cela semble absurde. Pourquoi ne pas garder tous les moyens qu’on a en main, pourquoi renoncer à l’usage de certains ? Thomas Schelling a démontré par un exemple très simple, dans la théorie des jeux, qu’il peut être rationnel de renoncer à certains moyens afin d’obtenir un avantage stratégique.

Ou bien prenons un autre exemple qui est omniprésent dans les sciences sociales aujourd’hui : le dilemme du prisonnier et le fait que le comportement individuel rationnel peut donner lieu à des phénomènes collectifs, je ne dirais pas irrationnels mais disons sous-optimaux. On le savait vaguement depuis toujours ; maintenant on le sait précisément. Donc il y a toute une série d’exemples de ce genre qui montrent en partie la force explicative de la théorie du choix rationnel dans cette version plus modeste mais peut-être surtout la force conceptuelle de la théorie puisque c’est aujourd’hui seulement qu’on comprend vraiment ce qu’est une structure d’interaction, en utilisant la théorie des jeux. Je pense que la théorie des jeux était l’avancée la plus importante des sciences sociales au XXe siècle non pas tant pour sa force explicative que justement pour cette force conceptuelle qui permet de distinguer des structures d’interaction apparemment semblables mais qui sont, quand on les regarde de plus près, à travers le prisme de la théorie des jeux, très très différentes.

La Vie des idées : en sus de vos travaux sur le choix rationnel et la philosophie des sciences vous avez porté votre intérêt sur la question de la justice et de l’équité dans trois domaines distincts : les négociations salariales, l’allocation de biens rares (comme les organes de transplantation) et enfin la justice rétributive (dont la problématique se pose dans les cas de transition politique, comme par exemple ce qui s’est passé dans les ex-pays de l’Est, transitions post-communistes, ou même simplement, après la victoire alliée en France quand il a fallu régler la question du sort des collaborateurs).

Pouvez-vous expliquer la distinction entre ces trois formes de justice et en quoi elle vous paraît utile pour comprendre les motivations des acteurs sociaux ?

Jon Elster : Je vais faire d’abord un petit pas en arrière pour expliquer comment je suis arrivé à m’intéresser à toutes ces questions... Comme toute ma génération, j’ai été profondément influencé par le livre de John Rawls Theory of justice qui a paru en 1971, mais je me suis dit, après quelques hésitations que, pour ma part, je n’avais pas vraiment soit l’inclination, soit le talent qu’il fallait pour développer des théories normatives à mon propre compte. Et, pour des raisons que je n’arrive pas tout à fait à reconstruire, je me suis tourné plutôt vers les conceptions de justice des gens, comme facteurs causaux dans leurs comportements. C’est-à-dire pour expliquer les choix que font les gens souvent il faut tenir compte de leur conception de la justice puisque parfois ils choisissent telle action plutôt que telle autre, puisque la première leur semble plus conforme à la justice.

Donc, il y a à la fois un vaste champ de conceptions de justice, qui sont susceptibles d’avoir cette force causale et donc explicative, et d’autre part un vaste champ de domaines d’application, comme les trois que vous venez de citer, et d’ailleurs qui sont assez différents dans leurs modalités pratiques.

Si l’on prend par exemple la justice locale et l’exemple de l’allocation des organes pour la transplantation. Là souvent je pense que l’on peut voir un souci désintéressé de justice ou d’équité assez pur, comme par exemple lorsque les médecins américains proposent de changer le système d’allocation des reins pour la transplantation afin de favoriser la population noire aux Etats-Unis qui, à la fois, était plus vulnérable aux crises de reins et d’autre part était moins compatible avec les reins qu’on pouvait obtenir. Donc ça c’était vraiment je pense un souci d’équité assez pur et désintéressé puisque ces médecins eux-mêmes n’y gagnaient rien.

D’autre part, il y a aussi un usage stratégique des normes d’équité que l’on observe très souvent dans les négociations salariales. Je ne dis pas que les syndicats qui font appel à telle ou à telle norme d’équité, soient hypocrites, puisque je pense que l’hypocrisie consciente est assez rare. Mais je pense, que simplement les syndicats, comme nous tous je pense, très souvent, gravitent vers une conception de l’équité ou de la justice qui plus ou moins coïncide avec notre intérêt. Pas trop bien, parce qu’il ne faut pas que ce soit trop voyant, mais quand même plus ou moins. Donc, j’ai pu observer par exemple, dans les négociations salariales en Suède, que les syndicats disposaient potentiellement sans doute de dizaines, ou de centaines de normes d’équité, ou de justice, avec un son plausible, auxquelles ils pourraient donc faire appel dans leurs arguments avec les employeurs.

Et enfin, encore un exemple mais différent de la justice comme couverture d’autre chose : la justice de transition. Dans les pays occupés par l’Allemagne, après 45, et aussi dans les pays de l’Europe de l’Est après 89 il y a eu un souci de justice qui voulait se distinguer du souci de vengeance. C’était très frappant dans les deux cas puisqu’on ne voulait pas imiter les régimes qu’on venait de renverser - dont le mépris pour la loi était une caractéristique importante. On voulait suivre le principe de légalité et on voulait avoir la vengeance en même temps. Ce n’est pas facile. Mais on a néanmoins présenté des mesures qui étaient largement motivées par des passions, par des émotions, par le désir de vengeance, comme étant des mesures de justice. Tandis que dans les négociations salariales comme je l’ai dit toute à l’heure la justice était, dans une certaine mesure, une couverture pour l’intérêt ; ici la justice était une couverture pour les passions. On peut constater ça de manière très simple : en observant que les peines encourues pour un seul et même crime en 1945 étaient beaucoup plus sévères que les peines encourues pour le même crime en 1948. Ce qui justement correspond à une propriété importante des émotions : elles ont une durée de vie brève. Tandis que la justice, en principe, est éternelle.

La Vie des idées : Justement sur cette question des implications pratiques de vos théories sur la question de justice de transition, vous avez suggéré que pour les pays où les citoyens ont plus ou moins tous été corrompus par le régime il vaudrait mieux se tourner résolument vers l’avenir et renoncer à une justice tournée vers le passé au sens où ce serait arbitraire de ne sélectionner que quelques individus et impossible de tous les punir de manière juste.

Est-ce que c’est pas trop demander de la nature humaine d’une certaine manière, étant donné ce que vous montrez par ailleurs de l’importance des passions humaines etc. ?

Jon Elster : Vous avez absolument raison : j’ai fait cette proposition en 92 qu’on devait brûler les archives de polices secrètes et brûler les cadastres même pour arrêter le processus de restitution de propriété et personne ne m’a écouté. Donc on a eu des procès de coupables et de vastes transferts et redistributions de propriétés.

La raison pour laquelle j’ai voulu brûler les archives et les cadastres c’était qu’une rectification complète et rétribution complète était impossible et que les rectifications et rétributions incomplètes étaient injustes et arbitraires.

Par exemple, en favorisant la restitution de propriétés, qui est quelque chose de tangible, on négligeait les sacrifices et les souffrances intangibles, immenses, soufferts par la grande partie de la population. Et également, en choisissant pour la rétribution ceux qui avaient collaboré avec les polices secrètes on laissait libres ceux qui travaillaient à plein temps pour les polices secrètes puisque eux n’étaient pas dans les archives (c’était eux qui administraient les archives). Donc, tout cela m’a paru tellement arbitraire que j’ai proposé de tourner le dos au passé pour aller vers l’avenir. Et, comme beaucoup de dirigeants dans la région, je me suis inspiré de l’exemple espagnol. Quand a eu lieu la transition espagnole au milieu des années 70 les ex-franquistes, les socialistes et les communistes se sont mis d’accord pour ne pas avoir de justice de transition, en partie sans doute puisqu’il s’agissait d’un passé éloigné et sans doute aussi parce qu’il y avait des coupables des deux côtés. Donc personne n’avait intérêt à vraiment faire revivre ce passé.

La Vie des idées : Un autre exemple de l’implication pratique de la théorie de la justice c’est qu’en cas de litige sur la garde d’un enfant, vous pensez qu’il serait plus juste de tirer au sort entre les parents plutôt que de passer par de longues années de procédure. Est-ce que vous pouvez expliquer ?

Jon Elster : Dans la plupart des pays occidentaux le droit dit que la garde de l’enfant doit se faire en fonction du meilleur intérêt de l’enfant. Donc ce n’est pas une question de justice pour les parents, uniquement du bien de l’enfant. Donc, en principe, le meilleur pour l’enfant serait d’être avec le parent le plus apte à la garde. Or la détermination du parent qui est le plus apte prend beaucoup de temps et engendre beaucoup de souffrances. On le sait par d’innombrables exemples que les animosités, les hostilités, les haines entre les parents, qui se développent dans un procès et les souffrances imposées sur l’enfant en conséquence sont énormes et donc je pense que dans une très grande partie des cas il aurait été beaucoup plus sage de simplement décider au début sans aucun procès à pile ou face.

Il est certain que là encore je n’ai pas trouvé un grand écho, puisque la proposition semble absurde. Mais j’ai quand même eu l’expérience suivante assez intéressante. Quand j’étais à l’université de Chicago, j’ai participé à une émission de radio où j’ai expliqué ma proposition et il y a eu des gens qui ont appelé pour me poser des questions. Un monsieur m’a demandé : « Monsieur le professeur est-ce que vous pensez vraiment qu’il faut jouer au hasard avec le sort des enfants ? » Et j’ai répondu que je comprenais que ça ne se ferait jamais. Mais l’appel suivant c’était un monsieur qui m’a dit que lui et sa femme avaient fait une demande d’adopter un enfant et que ça avait été rejeté par un tirage au sort. Et il m’a dit que « nous nous sommes sentis beaucoup plus contents que si on avait évalué notre compétence pour être parent et qu’on nous avait rejetés ». Dans ce cas, l’impartialité des loteries laisse intact le respect d’eux-même des gens. Tandis que savoir qu’on a été jugé et rejeté c’est quand même quelque chose de très très dur. Au moins dans ce cas, qui n’est pas la garde d’enfant mais l’adoption, ce qui n’est pas tellement différent, on utilise le système du tirage au sort et ça fonctionne.

La Vie des idées : Je me demande s’il n’y aurait pas une application intéressante de la théorie des perspectives sur cette question car il semblerait que les gens regrettent moins quelque chose qui ne leur a pas été attribuée par le sort mais en revanche ils sont beaucoup plus réticents à perdre quelque chose par le sort...

Jon Elster : C’est certain. Le fait de perdre la garde d’un enfant qui existe, comparé au fait de ne pas recevoir la garde d’un enfant adoptif, la première perte est ressentie comme beaucoup plus lourde. Donc c’est possible que cela explique aussi la plus grande facilité ou le fait que l’usage du tirage au sort semble plus acceptable dans le deuxième cas que dans le premier. C’est possible.

La Vie des idées : Vous avez également écrit et notamment en français sur Leibniz, sur Marx, sur Tocqueville. Pourquoi le choix de ces auteurs et qu’est-ce qu’ils vous ont apporté dans votre construction intellectuelle ?

Jon Elster : Intellectuelle et personnelle. Leibniz c’était un coup de folie. Par hasard, je m’intéressais à l’époque, au début des années 70, à l’histoire de la biologie et j’ai trouvé que tout cela commençait avec Leibniz et la monade (la cellule c’est la monade), et puis j’ai été pris d’un coup de folie pour Leibniz qui a duré deux ans, j’ai fait un livre sur Leibniz et je ne suis jamais revenu sur lui. C’était une folie passagère mais heureuse !

Mon livre sur Marx, qui a commencé, comme c’était ma thèse d’Etat, à Paris, et puis j’ai fait un livre en anglais 13 ans plus tard, c’était l’aboutissement d’un projet personnel et politique, puisqu’en Norvège au début des années 60, j’étais socialiste, mes parents étaient socialistes, tous mes amis étaient socialistes, et je me suis demandé si je pouvais établir mon socialisme instinctif sur des bases théoriques un peu plus solides. Et donc je me suis mis à étudier d’abord Hegel, puisqu’on ne peut pas comprendre Marx sans Hegel, donc j’ai fait une petite thèse sur Hegel en français. Et puis j’ai fait ma thèse, sur Marx, à Paris, avec Raymond Aron. Et, au bout de ces 10 ou 15 ans, je me suis aperçu que non, le marxisme ne donnait pas le fondement théorique que je cherchais. Donc, mon marxisme à moi c’était un peu comme le capitalisme en Russie : il a fané avant d’avoir fleuri. C’était, si vous voulez, une sorte d’échec personnel. Mais c’était intéressant de travailler sur Marx, ça m’a beaucoup appris.

Et, en ce qui concerne Tocqueville, là c’était simplement par l’excitation intellectuelle extrême que j’ai ressentie quand, à la fin des années 70, j’ai relu De la démocratie en Amérique (que j’avais lu à la fac - je n’avais pas compris grand chose) ; quand j’ai relu De la démocratie en Amérique à la lumière des autres lectures en sciences sociales, en histoire, que j’avais faites entre temps, j’ai été frappé par l’extrême brillance du raisonnement et du style bien sûr de Tocqueville. Donc, c’est vraiment une sorte de coup de foudre que j’ai ressenti uniquement pour Tocqueville, pour Thomas Schelling et pour Paul Veyne. Ce sont les trois occasions dans ma vie où j’ai eu cette expérience de lire un bouquin qui me rend tellement hors de moi qu’il faut que je me lève et marche autour de ma chambre pour calmer mes nerfs. Donc, je viens d’achever là un livre en anglais sur Tocqueville, qui va sortir d’ici un an.

La Vie des idées : Vous semblez avoir aussi une affinité particulière avec la littérature française, les auteurs français, Tocqueville mais aussi Proust et un nombre de moralistes du XVIIIe siècle. D’où ça vient ? Pourquoi ? Est-ce par les thèmes que vous traitez que vous avez été amené à vous tourner vers cette littérature ?

Jon Elster : C’est peut-être le hasard. Plutôt que La Rochefoucaud et Proust ça aurait pu être Hume et Jane Austen. Par le temps que je passais en France... Je ne sais pas si c’est une très bonne réponse mais je suppose ce sont la clarté de l’expression, la profondeur des intuitions (par exemple chez Pascal, chez Stendhal)...

La Vie des idées : Notamment en psychologie...

Jon Elster : Notamment en psychologie. Et j’ai eu cette expérience un peu étrange, surprenante, dans mes cours au Collège, que j’ai trouvé que d’une part il fallait chercher les hypothèses chez les moralistes (les questions donc) et d’autre part chercher les réponses dans la psychologie et l’économie moderne. Donc il y a une sorte de va-et-vient entre le XVIIe et le XXIe siècle qui a été peut-être un peu déconcertant pour l’audience, je n’en sais rien.

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par Florent Guénard & Hélène Landemore, le 2 juillet 2008

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Pour citer cet article :

Florent Guénard & Hélène Landemore, « Le tirage au sort, plus juste que le choix rationnel. Entretien avec Jon Elster », La Vie des idées , 2 juillet 2008. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-tirage-au-sort-plus-juste-que-le-choix-rationnel

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