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Le suspens du sens
Entretien avec Jean Starobinski


par Sarah Al-Matary , le 27 novembre 2012
avec le soutien de Institut français (vidéo)



Créer de la relation : telle est, depuis plus d’un demi-siècle, l’ambition de l’œuvre de Jean Starobinski. Œuvre généreuse et mouvante, construite à l’écoute de la vie, entre critique et clinique. La Vie des idées a rencontré ce citoyen du monde chez lui, à Genève, à l’occasion de la parution de trois ouvrages importants.

Malgré la stature qu’il a acquise au long d’un demi-siècle d’activité intellectuelle, Jean Starobinski n’apparaît pas souvent à l’écran. Écrivain, professeur, Président des Rencontres Internationales de Genève (1967-1996), il a prôné une autre forme d’ouverture : celle qu’offre un comparatisme élargi, se déployant de la philologie à la politique, de la littérature à l’histoire des idées et des arts ; celle qu’offre une écriture soucieuse d’harmonie autant que de justesse.

Si Jean Starobinski a fait sienne la critique « subjective » des tenants de l’École de Genève (Georges Poulet, Marcel Raymond, Jean Rousset), c’est dans une juste distance avec ses objets. Articulant l’histoire des idées et l’analyse textuelle, il a ainsi brossé une anthropologie des états de pensée occidentaux, tous siècles et genres confondus. Tâche accomplie hors de tout dogmatisme, dans l’exploration dynamique des « styles ».

Cette approche sensible à ce que la civilisation a de mouvant, Jean Starobinski l’a développée dans le sillage d’une double formation menée entre Genève, Paris et Baltimore. Docteur ès lettres dès 1957, avec une étude dont l’acuité n’a pas été démentie — Jean-Jacques Rousseau : la transparence et l’obstacle —, il consacre sa thèse de médecine à l’histoire du traitement de la mélancolie. La « Librairie du XXIe siècle » donne aujourd’hui à lire ce texte matriciel, déposé en 1959 (L’Encre de la mélancolie, Paris, Seuil, 2012, 662 p.). Paraissent conjointement chez Gallimard deux recueils qui mettent en perspective les travaux jadis consacrés à Diderot et à Rousseau (Diderot, un diable de ramage, Paris, Gallimard, 2012, 432 p. ; Accuser et séduire. Essais sur Jean-Jacques Rousseau (Paris, Gallimard, 2012, 336 p.). L’occasion, pour La Vie des idées, de revenir avec Jean Starobinski sur l’ensemble de sa production.

Première partie

Deuxième partie

La Vie des idées : Le volume que vous avez intitulé Table d’orientation (1989) est sous-titré « l’auteur et son autorité ». Tout en faisant connaître des savants oubliés, votre œuvre accorde une place prépondérante aux « monstres sacrés » de la littérature : Montaigne, Diderot, Rousseau, Stendhal, Baudelaire... En dépit des critiques dont elle est l’objet depuis les années 1970, la notion d’auteur conserve-t-elle à vos yeux toute sa pertinence ?

Jean Starobinski : Je voudrais garder une liberté à me mouvoir dans deux perspectives. L’une qui serait de type étymologique : d’où proviennent certaines notions, qui font autorité un temps, et qui sont contestées à un autre moment ? C’est une perspective d’histoire que je ne veux pas confiner à la seule littérature, ni à ce qu’on a appelé les mentalités, mais vraiment à l’histoire des discours qui ont prévalu. Il me semble qu’il faut y faire attention ; il y a une attention philologique à maintenir, et il y a aussi un intérêt à ce qui fait système à un moment et ce qui est abandonné peut-être ensuite, et dans quelles circonstances : c’est le sens large de la history of ideas des Américains, qui a été représentée par des personnalités assez diverses ; d’autre part, il y a ce qui fait autorité, l’œuvre reconnue, et à ce moment il s’agit de reconnaître un univers constitué et non plus une généalogie ; ce qui importe alors, c’est de voir comment les éléments font système, comment ils s’organisent pour s’imposer — quand ils se sont imposés — peut-être pourquoi certains ouvrages, certaines philosophies se sont heurtés au silence parce que l’époque, l’histoire, la société n’étaient pas aptes à les recevoir ; en fait de plus en plus, lorsque je vois l’opposition d’un Rousseau et d’un Diderot, je vois que Rousseau fait système, Rousseau ne cesse de faire système. Il fait coexister des éléments qui ne coexistent pas si facilement. Rien que La Nouvelle Héloïse : considérer ce roman comme l’histoire de ce qui se passe dans un petit bourg de Suisse romande, c’est le méconnaître ; en fait, La Nouvelle Héloïse , c’est l’histoire d’un lieu restreint, mais dont le principal représentant − le précepteur − se meut jusqu’à faire le tour du monde ; il revient d’un tour de l’un des grands navigateurs pour contempler le paysage de Clarens et [le] jardin du couple Wolmar et il compare le lien secret de ce jardin aux forêts de Tinian et de Juan Fernandez. Quand on a fini La Nouvelle Héloïse, on a parcouru un univers où Rousseau est parvenu à constituer en système des regards portés sur un monde en expansion à mesure que le roman se développe, pour retomber dans la mort et le regret tout à la fin.

Chez un Diderot, ce qui fait système c’est tout autre chose : c’est la collection des objets ou des termes de l’encyclopédie, des vocables, c’est en même temps un mouvement extraordinairement évasif ; passant d’un objet à l’autre, le Diderot de la conversation se retrouve dans ses écrits et il adopte d’une certaine façon le ton de la personne avec qui il est en contact, en conversation. Sophie Volland a certainement été celle qui lui a donné le ton qui lui permettait le mieux possible de répondre. J’essaie de montrer cela dans le volume sur Diderot qui paraît ces jours-ci chez Gallimard ; il est étonnant de voir (et cela on ne le trouvera pas chez Rousseau) que lorsque Diderot songe à un roman et en même temps à un modèle anglais, c’est une fois Richardson qu’il suit de près dans La Religieuse, avec ce pathétique final de la jeune femme qui meurt ; et une autre fois, il adopte le ton de Sterne pour faire Jacques le Fataliste. Il y a cette volubilité de Diderot qui doit être reconnue dans son mouvement même, et ce mouvement peut envelopper le monde. Rousseau l’enveloppe d’une autre manière, dans la coexistence des éléments ; on verra dans mon Rousseau comment Rousseau a un certain moment, après avoir éduqué — parce qu’il est l’éducateur d’Émile — son pupille, son élève, donne une fête à la campagne où il s’imagine retraité ; mais cette fête rassemble un peuple qui vit selon les règles du contrat social, c’est-à-dire où chacun et tous sont en constant rapport de réciprocité ; il y a un modèle de la collectivité qui est le modèle de Rousseau, et qui pour lui fait autorité, tandis que [Diderot] est dans la dynamique du parcours, de la recherche, de la curiosité, de l’inquiétude aussi, et ce qui m’intéresse alors ce ne sont pas les idées, mais si j’ose dire le rythme intérieur d’une expérience et le rapport au monde qu’elle implique.

Les grands auteurs sont ceux qui ont constitué un monde. Bien sûr, on peut s’intéresser à un auteur qui, comme Maurice de Guérin, a une vie brève et relate une expérience dans Le Centaure ou dans La Bacchante ; je m’y intéresse : ce n’est pas un auteur mineur, Guérin, c’est un auteur très révélateur. Mais les grands auteurs sont les auteurs qui ont cherché à faire système, quand ils sont révélateurs d’un moment de l’Histoire — et là je suis un peu hégélien — ils disent ce moment de l’histoire tel qu’il s’exprime dans des rapports humains, dans une forme de l’amour quelquefois, le badinage à tel moment, l’amour-passion d’une autre façon comme l’opposé du badinage, et lorsque disparaît le badinage, l’amour se réinvente autrement, ailleurs, il trouve toujours le moyen de se réinventer. Je prends juste le décalage nécessaire pour essayer d’observer, essayer de comprendre le système qui se met en place. Et là j’admire beaucoup Foucault qui a su analyser des systèmes quand il analysait le monde de la psychiatrie et de la folie.

La Vie des idées : Votre approche par « remontées » se distingue des généalogies foucaldiennes. En vous lisant, on a parfois le sentiment que vous vous êtes tenu à l’écart de la French Theory ; et pourtant, vous avez collaboré à la revue Critique  ; l’un des textes de L’Encre de la mélancolie est issu de Tel Quel. Quels liens avez-vous entretenus avec la French Theory ?

Jean Starobinski : Mes liens sont réels, j’ai conversé avec Michel Foucault qui avait lui-même une expérience de la psychiatrie de Suisse orientale ; il avait connu Binswanger − brièvement je crois −, en tout cas il avait conversé avec lui, il était au fait de cette approche phénoménologique qui évidemment n’avait pas eu beaucoup d’importance dans le développement de la psychiatrie française, et il s’est tourné vers l’histoire, vers la généalogie de la psychiatrie française ; Moi-même, mon expérience m’avait plutôt tourné d’abord un peu — par le genre d’attrait qu’on peut éprouver dans l’adolescence − vers la psychologie de Jung, puis celle de Freud, puis du côté de l’école de Hambourg et de l’iconologie hambourgeoise, si magnifique — je pense au livre fondamental de Panofsky et aux travaux de Saxl avec lui ; l’institut Warburg était le lieu mythique pour moi de certaines recherches ; j’essayais d’acquérir une certaine maîtrise dans ce domaine où la généalogie et l’étymologie sont si importantes. Dans beaucoup de moments de ma réflexion la remontée à l’étymologie compte, mais pour marquer la différence. D’où ce retour aux moments fondateurs des concepts, aux moments où apparaissent des notions, ou une certaine façon de s’en servir [...]. Le livre qui précède L’Encre de la mélancolie au Seuil, c’était un livre intitulé Action et réaction où cette tendance qui est la mienne était encore beaucoup plus évidente : il s’agissait beaucoup moins de littérature, mais du système d’interprétation du monde et de la nature dans son évolution jusqu’à l’époque contemporaine, ou celle qui précède immédiatement.

Rencontrant très tôt Jean Wahl, revenu d’Amérique, j’ai été son hôte à Paris au Collège de philosophie, et à nouveau aux Rencontres de Royaumont. C’est là que j’ai pu rencontrer Georges Poulet, et Georges Poulet pour moi c’est le grand ami qui m’a offert trois ans magnifiques de séjour à Baltimore, au titre d’« assistant professor », dans un site où il y avait une tradition qui avait été inaugurée par un grand philosophe − Lovejoy −, et qui s’appelait tout simplement l’histoire des idées. Il avait des réunions chaque mois d’un club histoire des idées... Lovejoy, c’est l’homme qui avait montré dans un travail magnifique ce qu’avait été le regret des origines, ou le retour à l’origine dans la pensée européenne. Et ces origines, c’étaient celles auxquelles se référait Rousseau, de sorte que le livre de Lovejoy a pu s’intituler Primitivism and related ideas. Il s’agissait là, tout simplement, d’analyser la fonction qu’a eue dans la pensée d’Occident l’idée d’un premier bonheur perdu. Sitôt qu’on pose cette question on voit s’étaler toute la pensée d’Occident, y compris celle de la Bible : il y a un premier bonheur qui a été perdu. Comment cela a travaillé dans l’histoire, dans les systèmes philosophiques, dans la psychologie de certaines écoles, tout cela était brassé dans les séances du History of Ideas Club.

La Vie des idées : Vous vous définissez donc comme un historien des idées ?

Jean Starobinski : Beaucoup de choses dans ce que j’ai produit dans mon activité littéraire résulte du fait que très tôt, j’ai été proche de poètes et d’amis engagés dans l’activité littéraire ; c’était en 1941 Pierre-Jean Jouve, puis Pierre Emmanuel lui rendant visite à Genève pendant la guerre et puis, par la suite, très tôt aussi, quittant l’Université sur une licence ès lettres, j’ai commencé des études de médecine, et cela me vouait à une sorte de comparatisme entre deux activités de l’esprit, deux rapports au monde aussi, mais qui devaient être à la fois distingués, et dont les relations devaient être méditées, en tout cas donner lieu à une réflexion, et il se trouve que ce livre [L’Encre de la mélancolie] qui paraît bien des années plus tard conjugue d’une certaine façon ces deux activités qui furent les miennes au début de ma vie. 

La Vie des idées : Est-ce par souci pédagogique que vos analyses empruntent d’ordinaire la forme du récit ? Au seuil de Largesse, plutôt que de décrire en historien la Sainte Marie Madeleine nue du Corrège, vous préférez par exemple « raconte[r] un dessin »...

Jean Starobinski : Il m’a semblé que le développement d’un problème pouvait faire l’objet d’une mise en place chronologique. Le modèle m’en était donné par Georges Poulet qui construisait à peu près toutes ses études sur une prise de conscience initiale, un motif premier et ses conséquences. Sur ce point, j’ai peut-être été un peu trop souvent conforme au modèle qu’il proposait. Mais d’autre part, je crois avoir été dans mes enseignements assez fidèle à l’analyse de texte telle que la pratiquaient Spitzer et les stylisticiens : j’ai connu Spitzer aux États-Unis, et Spitzer m’a appris beaucoup ; mais déjà Marcel Raymond avait pour Rousseau et pour bien d’autres une manière progressive de trouver dans le texte un motif provocateur, un point de départ, et de suivre le développement de la pensée à partir du moment où elle a formulé cette question, où elle a mis en lumière un problème, et il s’agissait alors d’en mesurer les conséquences, d’aller jusqu’au bout de ce qui résulte d’une prise de position initiale.

Évidemment, il peut y avoir de la construction, un artifice dans cette manière d’exposer les choses, et disons que c’est une méthode didactique pour déployer aux yeux du lecteur ou pour l’auditeur un problème à partir de prémisses ou d’un point d’étonnement initial, pour aboutir au sentiment de mieux comprendre au terme du parcours ; dans d’autres circonstances − et il faut que je les rappelle −, il était question pour moi de trouver les expressions d’un geste fondamental ou d’une attitude fondamentale ; cela peut donner lieu à une simple collection d’exemples, mais il me semblait qu’il était nécessaire d’y mettre du mouvement. Quand j’ai eu − cela a été un moment très heureux de mon expérience d’écrivain et de penseur − l’occasion d’organiser une exposition au Musée des arts graphiques, que dirigeait à l’époque admirablement Madame Françoise Viatte, j’ai connu un très grand bonheur à collectionner et confronter les images du don, de la largesse ; nous sommes très loin de la mélancolie, nous pouvons nous en rapprocher si l’on pense que le don, c’est celui que l’on obtient de la main de la déesse Fortune, et qu’il y a des frustrés : il y a ceux qui reçoivent le don, et ceux qui en sont écartés. J’ai suivi une thématique du don dans ce livre [Largesse], que j’ai écrit avec un grand bonheur, depuis quelques exemples plus anciens jusqu’à ceux qui m’étaient accessibles dans les littératures plus récentes. Des scènes de don, il s’en trouve chez Rousseau bien sûr, mais il s’en trouve chez beaucoup d’autres écrivains, et il fallait trouver les images correspondantes : du coup un autre problème se posait, qui était relatif aux arts graphiques, relatif à l’expression visuelle. Le bonheur était de confronter des domaines d’expression et une thématique si j’ose dire existentielle − un des moments possibles de la relation à autrui.

La Vie des idées : L’historien ne peut donc se passer des images (au sens littéral comme au sens figuré) ?

Goya, Reina del circo

J. S. : Cette gravure que Goya a intitulée Une reine de cirque, je la trouve tout à fait merveilleuse. Elle évoque l’équilibre d’un cheval sur une corde, et la reine de cirque qui se dresse sur ce cheval. Il y a une foule d’admirateurs ou de spectateurs derrière, qu’on devine, et la corde est parfaitement marquée ; le sol, par contre, n’est pas très bien indiqué. À quelle hauteur est le cheval ? Est-ce que tout le truc n’est pas une ruse pour faire croire que le cheval est suspendu ? Mais on le croit suspendu... Et il faut rester dans ce suspens du sens...

Jean Starobinski : J’éprouve un grand plaisir à m’absorber dans une image, et à partir du moment où l’on peut les confronter, les opposer, les réunir, il y a toute une société nouvelle qui se crée entre ces images qu’on a choisies, et où s’annoncent peut-être des messages, des leçons différentes. Le premier livre que j’ai fait paraître chez Skira, c’était dans cette collection qu’il a intitulée « Art, idées, histoire », et cela avait été le Portrait de l’artiste en saltimbanque. À ce moment, la question du masque m’intéressait, elle provenait d’intérêts plus anciens, plus confus aussi : des masques rituels, des danses sacrées où l’individu qui veut se mettre en relation avec une surnature ou avec une puissance supérieure se masque pour l’affronter ou pour l’imiter. Et le Portrait de l’artiste en saltimbanque faisait simplement une sorte de rassemblement d’images que l’on peut aisément prélever dans diverses civilisations, et surtout à diverses époques de l’histoire occidentale. Il en résulte parfois une grande joie de voir ce qui est constant, ou ce qui est novateur. La collection dont j’avais à m’occuper comme responsable pendant un temps, alors que j’étais étudiant en médecine et que je commençais d’écrire, m’a permis de faire collaborer à cette série d’ouvrages Michel Butor d’un côté, Yves Bonnefoy, Roland Barthes avec son voyage au Japon ; le groupe d’amis que j’avais à l’époque a pu s’exprimer à Genève par les soins de cet admirable manieur d’images qu’était Albert Skira.

Goya, Lluvia de toros

J. S. : Cette gravure est intitulée Pluie de taureaux. Je l’aime particulièrement parce qu’elle conjugue les contraires : le vide, l’espace libre et la masse musculaire des taureaux qui tombent, dans une impossibilité complète que Goya défie joyeusement : il n’y a jamais eu de pluie de taureaux, et il l’invente...

Je suis un historien, et bien souvent j’ai la tentation ou je prends la résolution d’effacer les soubassements méthodologiques ou purement historiques de mon raisonnement, et je prends le raccourci via les métaphores, quelquefois via l’étymologie d’un terme, que j’estime suffisante si je donne l’origine latine ou grecque ou autre du terme, en invitant le lecteur à faire effort d’imagination. Et peut-être ai-je fait trop déborder mon monde privé dans mes exposés scientifiques... Certains critiques littéraires − que j’appelle des critiques − préfèrent se réclamer de la science. Je reste sensible quand même à l’idée d’avoir fait œuvre littéraire, avec les flous et les à peu-près de la littérature, et peut-être les moments de réussite qu’une certaine attention permet d’obtenir. En général, je sors de mes travaux avec un reste de mécontentement.

J’aime les lectures textuelles, j’aime les interprétations de textes qui sur ce qui paraît au premier abord aller de soi appellent en fait un étonnement, une question, une révision de la première impression, une richesse qui se découvre tout à coup et demande à être reconnue. Il y a des textes qui implorent qu’on reconnaisse ce qui a été passé sous silence, ce qu’ils passent sous silence ; il faut bien tendre l’oreille pour déceler le silence sous les textes. Et quelquefois j’imagine peut-être un peu trop...

La Vie des idées : Vos travaux témoignent d’une sensibilité aux valeurs « civiques » ; votre méthode, d’un véritable souci éthique. Le critique doit-il selon vous intervenir sur la scène publique ? Quelle portée politique accordez-vous à votre œuvre ?

Jean Starobinski : Il faut savoir où en sont les choses, quels sont les vrais termes du problème, et j’ai toujours eu l’impression de n’être pas assez informé pour intervenir en réclamant la confiance de lecteurs, d’auditeurs, ce qui fait que j’ai beaucoup réfléchi sur les questions politiques et je me suis peu exprimé sur celles-ci. Il est possible que mes réflexions sur le plan politique retentissent d’une certaine façon, mais sans expliciter leur contenu politique, lorsque j’ai affaire à des objets dont je puis être sûr, et qui sont les textes que j’ai devant moi. C’est au niveau des textes qui sont produits dans la politique que je crois qu’il peut être de mon devoir d’intervenir, mais sur des nouvelles ou des situations, il faut commencer par être complètement informé, et c’est rare qu’on le soit complètement. Mon point de vue oblige davantage ceux qu’on appelle les « responsables », ceux dont on ne peut imaginer qu’ils ne sont pas informés [à] intervenir, émettre une opinion, rappeler certains principes qu’il ne faut pas ignorer, pas enfreindre. Et là, mon exigence est grande pour ce que j’attends de ceux qui sont au charbon, et peuvent dire ce qu’il y a à dire dans une situation donnée, mais je ne me substitue pas volontiers à eux, parce que je ne suis pas au charbon dans la politique.

Entretien réalisé le 12 novembre 2012 à Genève, au domicile de l’auteur. Prise de vue et montage : Ariel Suhamy.

par Sarah Al-Matary, le 27 novembre 2012

Aller plus loin

Bibliographie choisie 

Jean-Jacques Rousseau : la transparence et l’obstacle, Paris, Gallimard, 1971 [Plon, 1957].

L’Œil vivant, Paris, Gallimard, 1961.

L’Invention de la Liberté, Genève, Skira, 1964.

Portrait de l’artiste en saltimbanque, Paris, Gallimard, 2006 [Genève, Skira, 1970].

La Relation critique, Paris, Gallimard, 1970.

1789 : les emblèmes de la Raison, Paris, Flammarion, 1973.

Montaigne en mouvement, Paris, Gallimard, 1982.

Table d’orientation, Lausanne, L’Âge d’homme, 1989.

Le Remède dans le mal, Paris, Gallimard, 1989.

Largesse, réédition augmentée et corrigée, Paris, Gallimard, 2007 [Paris, Réunion des musées nationaux, 1994].

Action et Réaction. Vie et aventures d’un couple, Paris, Seuil, 1999.

Les Enchanteresses, Paris, Seuil, 2006.

L’Encre de la mélancolie, Paris, Seuil, 2012. Voir la recension sur la Vie des idées.

Diderot, un diable de ramage, Paris, Gallimard, 2012.

Accuser et séduire. Étude sur Rousseau, Paris, Gallimard, 2012.

 Crédits gravures de Goya : Museo del Prado

Pour citer cet article :

Sarah Al-Matary, « Le suspens du sens. Entretien avec Jean Starobinski », La Vie des idées , 27 novembre 2012. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-suspens-du-sens

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