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Le marché malentendu

À propos de : David Spector, La Gauche, la Droite et le Marché, Odile Jacob


par Jean-Pierre Dormois , le 26 février 2018


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Dans une vaste fresque historique et comparative, David Spector explore la réticence des intellectuels français à se rendre aux arguments des économistes sur les vertus du marché.

Les enquêtes d’opinion le disent de façon insistante : la proportion de Français allergiques ou hostiles à la concurrence et à l’économie de marché semble atypique parmi les pays développés. Comme les historiens Laurence Fontaine et Jacques Marseille [1] avant lui, mais dans un style différent, David Spector cherche à convaincre ses lecteurs que cette animosité « de principe » a abouti, à force de malentendus et d’incompréhensions du discours économique, à des positions absurdes ou contre-productives. Il prend notamment pour exemple le contrôle des loyers, la défense des professions à statut, de la politique agricole commune (PAC) ou des ententes de producteurs (cartels). Là où la droite a eu tendance à favoriser ces politiques pour défendre les intérêts de sa clientèle électorale, la gauche a souvent été amenée à adopter les mêmes positions par hostilité de principe à l’économie de marché. Selon l’auteur, cette asymétrie a des racines profondes et appelle un réexamen de la pensée de la gauche et de la droite au cours du XIXe siècle. Sa démarche est d’une grande clarté et extrêmement didactique, et l’appareil critique sera très utile aux lecteurs intéressés par ces questions.

Le rendez-vous manqué

Par une comparaison entre la France, la Grande-Bretagne et les États-Unis, et dans une moindre mesure, l’Allemagne, l’auteur met en lumière ce qu’a d’original l’évolution intellectuelle des adeptes de l’économie politique libérale comme celle des socialistes au cours du XIXe siècle [2]. Dans les années 1830-1840, les « socialistes » et plus généralement les partisans de la réforme sociale sont, des deux côtés de la Manche, opposés à la vision des « économistes » (libéraux ou « manchestériens ») qu’ils considèrent comme des chiens de garde de l’ordre établi. Le tournant se produit en Angleterre lorsque John Stuart Mill, reprenant à Ricardo son concept de « rente foncière », démontre que celle-ci peut être taxée sans affecter le coût des facteurs, ce qui ouvre la voie à la captation par la collectivité de la plus-value foncière grâce à laquelle les propriétaires s’enrichissent « en dormant » [3]. Aux États-Unis, les économistes Henry George et, plus tard, John Bates Clark (1847-1938), opérèrent le même virage. En France en revanche,

les économistes libéraux abandonnent le terrain scientifique pour la propagande anti-socialiste […] et deviennent les défenseurs caricaturaux de l’ordre établi. (p. 27)

Le divorce entre les économistes de part et d’autre de la Manche est consommé avec le retour au protectionnisme, à la fin du XIXe siècle. Lors des élections de 1906 en Grande-Bretagne, le Parti travailliste (Labour) conclut une alliance avec les Libéraux, ces derniers obtenant le rejet du protectionnisme douanier en échange de l’augmentation de la fiscalité et de la création d’un système d’assurances sociales qu’exigent les Travaillistes. Ici D. Spector reprend les observations de certains spécialistes d’économie internationale comme Paul Krugman ou Dani Rodrik, selon lesquels, pour faciliter l’ouverture des marchés, il est impératif que les États fournissent un filet de sécurité aux groupes les plus exposés aux aléas d’une concurrence accrue. Dans cette même veine, certains historiens économistes comme Huberman et Meissner ont relevé, entre 1880 et 1913, dans 18 pays et sur 4 continents une corrélation positive entre l’ouverture commerciale et les progrès de la protection sociale [4]. Ainsi, l’ouverture des marchés, loin de promouvoir une course au moins-disant social semble, pendant cette période, être allée de pair avec une élévation internationale des normes du travail.

En France, à l’inverse de la situation britannique ou nord-américaine, les avocats du libre-échange auraient été victimes d’une forme de cécité ou d’erreur tactique, car en soutenant le salaire minimum, l’impôt sur le revenu ou les droits des travailleurs, ils auraient pu témoigner de leur disposition à entendre les revendications des classes populaires. Face à la position intransigeante des libéraux (« le marché et rien que le marché »libre« »), les défenseurs des classes laborieuses (« la gauche ») ont rejeté la thèse des méfaits du protectionnisme.

Cette démonstration est assez séduisante, mais se heurte à deux objections quant à la possibilité d’une alliance entre « la gauche » et les libéraux en France au début du XXe siècle. D’abord, le tarif douanier était à l’évidence nuisible à la classe ouvrière : susceptible de ralentir les échanges et la diversification de l’économie (et donc les revenus et l’emploi), il opérait en outre un transfert de ressources des consommateurs d’origine populaire vers une oligarchie de propriétaires. Mais, aux yeux des libéraux, le tarif douanier devait être condamné en tant que tel, au nom de la défense de tous les consommateurs. La stratégie de différenciation par classe était absente de leur discours. Il est permis, en outre, d’émettre des doutes sur l’importance des réformes sociales de l’époque : la loi sur les retraites ouvrières et paysannes de 1910-12 (un système par capitalisation que la CGT qualifie de « retraite pour les morts »), par exemple, est restée lettre morte et son fonds a disparu dans la tourmente inflationniste de la fin de la Guerre de 14-18.

Le protectionnisme porte la guerre

Pour les économistes libéraux de la fin du XIXe siècle comme pour leurs devanciers, le libre échange était demeuré une question de principe intangible (« une question de droit et de propriété », comme le dit Frédéric Bastiat). Frank Trentmann, que D. Spector lit et cite, a montré qu’il était devenu un article de foi intangible en Grande-Bretagne à la fin du XIXe siècle. L’auteur suit David Todd [5] quand il observe en France le phénomène inverse : le protectionnisme douanier est devenu pour l’opinion française majoritaire une sorte de « shibboleth » : comment peut-on être opposé à la « protection » ?

Lors de son retour en force dans la décennie 1880 et du passage du tarif Méline (1891-92), tous les députés socialistes (ils étaient 12 en 1889) et la moitié des Radicaux s’opposèrent à l’augmentation des droits de douane, en particulier sur les produits de consommation courante. Comme le montre D. Spector à partir d’une lecture éclairante de certains articles de la Revue Socialiste, les socialistes adhéraient aux conclusions des libre-échangistes d’après lesquelles les droits de douane, comme tous les impôts indirects, étaient « régressifs » et bénéficiaient essentiellement à la classe des propriétaires fonciers et d’industriels. Lors de ces débats, Léon Say, l’un des partisans influents du libre-échange au centre-droit (ministre des Finances sous la « République des ducs »), démontra que seule une toute petite minorité de céréaliers (1,3 %) se partageaient 73 % des gains théoriques du relèvement des droits sur le blé votés en 1885 et 1887. Yves Guyot, qui siégeait au centre-gauche [6], maintint que l’augmentation des droits sur les produits intermédiaires avait pour effet de contracter l’activité des branches d’aval qui employaient l’immense majorité de la main-d’œuvre industrielle française. Les députés de « gauche » (socialistes et futurs radicaux-socialistes), tous élus des quartiers populaires des grandes villes, adoptaient de fait ce point de vue.

Le cas Jaurès

Étant donné l’ombre portée par la pensée de Jean Jaurès sur le courant socialiste français au XXe siècle, on peut être reconnaissant à l’auteur de clarifier son évolution sur les questions soulevées par le protectionnisme à cette époque. Jaurès, qui siégea à la Chambre de 1885 à 1889 puis de 1893 à 1898 (soit après le vote de la loi Méline) passa d’une opposition théorique au relèvement des tarifs douaniers (en 1885 et 1887) à un soutien un peu embarrassé à leurs hausses consécutives (en 1898 et 1910) au nom de la défense de la « démocratie rurale ». Il fut suivi par quelques-uns des socialistes élus à la Chambre de 1893 (ils étaient alors 59 et non plus 12), qualifiés pour l’occasion par D. Spector de premiers « idiots utiles » de l’Histoire. Bien sûr, Jaurès était l’élu d’une circonscription en grande partie rurale (pas seulement celle des mineurs de Carmaux) et sensible aux problèmes de mévente des vignerons de son département. On peut comprendre qu’il ait préféré ne pas heurter de front ses électeurs sur la question du protectionnisme qui jouissait dans ces années d’un extraordinaire consensus dans le monde paysan. Discours et écrits de Jaurès à l’appui, D. Spector croit davantage que celui-ci défendait avant tout le principe de l’intervention de l’État dans l’économie, dont le protectionnisme n’était qu’une manifestation plus ou moins bien inspirée.
Après la démonstration de D. Spector, il ne semble pas contestable que les libéraux français auraient dû comprendre que, pour faire accepter le libre échange aux victimes de « l’illusion protectionniste », il leur aurait fallu se montrer favorables à d’autres mesures d’intervention de l’État en faveur des classes populaires (impôt sur le revenu, salaire minimum, contrats collectifs, etc.). Mais de leur point de vue, cela aurait constitué une contradiction ou même une trahison.

Sociologie partout, économistes nulle part

Les prises de parti de Jaurès sont aussi révélatrices de la place accordée au discours économique libéral depuis son émergence au début du XIXe siècle et expliquent que la suspicion à son égard ait perduré jusqu’à nos jours. Dans un chapitre intitulé « Homo œconomicus n’est pas français », D. Spector analyse les obstacles intellectuels, psychologiques presque, qui ont empêché que l’économie accède en France au même statut scientifique que la biologie ou la physique. On ne peut ici rendre justice à tous les exemples analysés par l’auteur. D. Spector a déterré des témoignages éloquents de cette résistance jusque dans les années 1930, où les mêmes arguments reviennent en boucle sur la non-pertinence de la quantification, sur l’obligation des comportements économiques de se soumettre au droit ou sur les économistes « sans cœur ». Il rejoint ainsi les conclusions d’une thèse précédente sur le développement de la science économique en France :

Qu’elles aient voulu fonder une école de politique économique autonome ou rejeter la science économique en bloc, les élites intellectuelles françaises ont filtré les découvertes du XIXe siècle [et produit] un enseignement de l’économie à la fois normatif et managérial. [7]

Après la Seconde Guerre mondiale et la réception de la synthèse keynésienne néoclassique, l’enseignement de l’économie est resté en France principalement théorique, débouchant ainsi sur une utilisation surtout managériale des principes économiques :

Pour ces ingénieurs, la théorie économique [fut] davantage une technique au service des politiques publiques qu’un discours global sur la société. (p. 143)

Par la suite, le désintérêt des ingénieurs économiques pour les débats théoriques sur le libéralisme, au contraire des économistes anglais ou de Walras en France au siècle précédent, a également, entre autres conséquences, laissé le champ libre à une foule d’experts autoproclamés praticiens de ce qu’on appelle outre-Atlantique l’économie « bricolée » (« Do-It-Yourself (DIY) economics » [8]) qui jouit d’un prestige au moins égal au savoir scientifique et qui a pour elle une certaine « supériorité morale ». Selon l’auteur, ce type de discours a contribué à propager des idées reçues, principalement négatives, sur ce que peut apporter la connaissance du fonctionnement des marchés économiques aux différentes parties.

D. Spector cherche à convaincre son lecteur et ne veut pas heurter de front les représentations ou préjugés courants que le non-économiste peut entretenir innocemment. On sent néanmoins poindre chez lui une certaine impatience face à « la disqualification scientifique de l’économie par les sociologues français » (p. 142). Mais il évite d’affronter la croyance, plus répandue en France qu’ailleurs, que l’élévation spectaculaire du niveau de vie depuis un siècle n’est pas tant due aux réformes sociales introduites successivement par les Radicaux, le Front populaire, le programme du CNR ou les accords de Grenelle qu’au progrès technique et à l’augmentation continue de la productivité du travail. Jean Fourastié s’en désolait déjà en 1979 dans Les Trente Glorieuses [9]. D. Spector se contente de dessiner, de façon très convaincante, la généalogie de nos habitudes de pensée, cet « ensemble diffus de perceptions et de représentations dont certaines ont presque le statut d’évidences incontestées » (p. 248). Celles-ci ne sont assignables ni à un goût plus marqué pour l’étatisme ou l’égalitarisme (sinon en intention), mais plutôt à « l’appréhension de l’économie du point de vue des producteurs plutôt que des consommateurs » et à la faible diffusion de la « science économique ». Or, comme il le souligne en conclusion - s’adressant aussi bien à la sensibilité de droite qu’à celle de gauche - « pour pallier efficacement les limites et défaillances du marché, il faut commencer par [en] comprendre le fonctionnement et l’utilité ».

Recensé : David Spector, La Gauche, la Droite et le Marché, Odile Jacob, 2017, 296 p., 23,90 €.

par Jean-Pierre Dormois, le 26 février 2018

Pour citer cet article :

Jean-Pierre Dormois, « Le marché malentendu », La Vie des idées , 26 février 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-marche-malentendu

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Notes

[1Voir Le Marché, Histoire et usages d’une conquête sociale, Paris, Gallimard, coll. « NRF Essais », 2014 et La Guerre des deux France. Celle qui avance et celle qui freine, Paris, Perrin, coll. « Tempus », 2005 respectivement. Voir aussi le débat sur le dernier ouvrage de Laurence Fontaine sur La Vie des idées.

[2Il aurait pu aussi prendre plusieurs exemples de « socialistes libéraux » en Italie : Antonio De Viti de Marco (1858-1943), Guido Dorso (1892-1947), Luigi Einaudi (1874-1960), Gaetano Salvemini (1873-1957) ou encore Carlo Rosselli (1899-1937) cher à Monique Canto-Sperber dans Le socialisme libéral. Une anthologie : Europe - États-Unis, Éditions Esprit, 2003).

[3Comme le montre D. Spector, après 70 ans de redistribution, on en est encore très loin et des mesures comme les aides au logement et autres politiques de soutien à l’accès à la propriété ont plutôt eu tendance à renforcer les avantages des propriétaires.

[4Voir Michael Huberman & Christopher M. Meissner, « Riding the Wave of Trade : Explaining the Rise of Labor Regulation in the Golden Age of Globalization », NBER Working Paper 15374 (Sept. 2009).

[5Todd, David. L’identité économique de la France, Paris, Grasset, 2008.

[6Guyot, Yves, « Les industries, les salaires et les droits de douane », Journal de la Société Statistique de Paris, tome 45 (1904), p. 88-101. Sa non-affiliation à l’un des partis socialistes en fit un homme de gauche « passé à droite ».

[7Jennifer A. Greenfield, Construing the Social Economy : The Reception of Free-market Liberalism in France 1840-1890, PhD Columbia University, 1997 (ici p. ii).

[8Paul Krugman parle quant à lui d’« économie pop ».

[9Un récent réexamen de la relation entre gains de productivité et élévation du niveau de vie a été proposé par Robert J. Gordon dans The Rise and Fall of American Growth.

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