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Essai Histoire

Le goût de l’archive à l’ère numérique


par Frédéric Clavert & Caroline Muller , le 21 juin 2019


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Les méthodes de recherche en histoire ont été bouleversées en moins de deux décennies. Comment préserver ou renouveler le « goût de l’archive » (selon l’expression d’Arlette Farge) à l’ère de l’ordinateur, de la photo numérique, des projets de numérisation, des réseaux sociaux et des moteurs de recherche ?

Pour celles et ceux qui ont connu les salles de lecture des dépôts d’archives avant 2010, l’expérience des archives a fondamentalement changé. Si, depuis longtemps, nombreux étaient ceux qui utilisaient déjà des ordinateurs, l’introduction des appareils photographiques a engendré des gestes, des comportements et une appréhension du document radicalement nouveaux.

Les salles de lecture se vident : non seulement la lecture des archives se fait désormais à la maison, une fois l’appareil photo connecté à l’ordinateur, mais les projets de numérisation – qu’ils soient massifs comme Gallica ou de moins grande ampleur comme la numérisation des tables décennales de l’état civil par les Archives du département du Nord – dispensent parfois de séjourner dans les centres de recherche.

Changements en profondeur

La consultation et la lecture ne sont pas seules à être touchées. La facilité de la recherche d’information fournie par les grands moteurs de recherche a modifié le comportement des chercheurs et chercheuses lorsqu’ils sont face aux instruments de recherche des centres d’archives. Les possibilités de communication académique que représentent les réseaux sociaux numériques ont fait évoluer les modes de socialisation des chercheurs. Enfin, de nouveaux types d’archives apparaissent : nées numériques, collectées sur le web par l’historien ou l’historienne ou auprès des entreprises ou administrations par l’archiviste, leur consultation et leur lecture, leur interprétation sont choses nouvelles.

« Le » numérique, entendu au sens de « culture numérique » que lui a donné Milad Doueihi (Qu’est-ce le numérique ?, Hermann, 2016), modifie en profondeur le travail quotidien des historiens et historiennes et leur relation au document d’archive. Se pose alors la question de la transformation fondamentale de la relation intime des chercheurs à « leurs » archives, nativement numériques ou numérisées. Cette question n’est pas nouvelle, ni en histoire, ni plus généralement en sciences humaines et sociales. Dès la fin des années 1950, historiens et historiennes se sont interrogés sur l’usage de ce qui n’est pas encore appelé informatique [1].

Toutefois, la massification et l’accès de plus en plus facile aux données, y compris historiques, la généralisation de nouvelles pratiques comme la recherche en ligne, l’usage de plus en plus fréquents des terminaux mobiles – c’est-à-dire de capacités de numérisation, de stockage, de communication et de mémoire portables et individuelles de plus en plus importantes et, à terme, d’éléments d’intelligence artificielle – changent profondément les pratiques des historiens.

Quand l’outil façonne la pratique

Ces gestes nouveaux n’ont pas, jusqu’à maintenant, fait l’objet de réflexions méthodologiques particulières, historiens et historiennes considérant souvent que ces transformations se résument à un nouvel « outillage ». Pourtant, l’outil façonne la pratique :

– la prise de photos dans les salles de lecture, leur classement sur le disque dur, leur lecture à l’écran, le retour au centre d’archives pour photographier plus d’éléments « au cas où » ;

– l’usage d’archives numérisées et mises en ligne, parfois directement retranscrites dans un fichier informatique sans même fac-similé de l’original, l’usage du texte automatiquement reconnu malgré toutes les faiblesses de la reconnaissance optique de caractères ;

– l’interface de consultation en ligne des archives nées numériques, qui n’ont jamais eu d’existence « analogique » ;

– le dialogue, entre l’historien ou un membre de son unité de recherche, d’une part, et une interface de programmation, c’est-à-dire un dispositif logiciel permettant de collecter des données, souvent de manière massive, d’autre part, par le biais du code informatique ;

– l’usage de différents logiciels aidant à la lecture et, parfois, lisant pour l’historien, sans jamais interpréter à sa place.

Que de gestes nouveaux !
Ces nouveaux gestes, ces nouvelles méthodes restent discrètes au sens où, malgré l’expansion depuis le milieu des années 2000 de la « transdiscipline » des humanités numériques, ils restent implicites, peu expliqués, peu débattus. Il est pourtant fondamental que la nouvelle épistémologie qui naît sous nos yeux soit discutée, débattue et peut-être réorientée dans certains cas. Dans ce cadre, s’interroger sur notre relation aux archives revient à questionner l’ensemble du métier d’historien, à questionner l’archive elle-même, qui reste le cœur de nos pratiques en pleine évolution.

Prolonger la réflexion d’Arlette Farge

Comment problématiser cette transition des pratiques historiennes vers un monde numérique ? Nous proposons de reprendre le travail effectué dans les années 1980 par Arlette Farge. En 1989, cette dernière publiait un essai intitulé Le Goût de l’archive. À sa grande surprise, ce livre a rencontré un succès retentissant, en France et ailleurs. Sa traduction en anglais, The Allure of the Archive, a été publiée aux presses universitaires de Yale, avec un avant-propos de Natalie Zemon Davis, ancienne présidente de l’American Historical Association.

Cet avant-propos confronte l’expérience de nombreux historiens et historiennes dans les centres d’archives dans les années 1980-1990 (et auparavant) à celle des chercheurs et chercheuses d’aujourd’hui, comparaison qui, pour l’historienne canadienne, est finalement au désavantage des seconds, regrettant

la perte de la relation à l’objet, des petites notations qui échappent à l’appareil photo, les signatures coupées au cadrage, le papier qu’on ne peut plus toucher et les reliures qu’on ne voit plus.

Reprendre le travail d’Arlette Farge ne signifie pas vouloir revenir à un paradigme ancien du métier d’historienne – celui de la prise de note sur papier, de la recopie attentive et patiente des documents d’archive –, mais interroger ce qui fait le métier d’historienne aujourd’hui et, plus précisément, de ce qui risque de constituer ses impensés.

Parmi ces impensés, nous pouvons prendre l’exemple des logiciels que nous choisissons pour gérer les photographies prises en centre d’archives, pour en reconnaître automatiquement le texte (transformer une photographie de texte en texte à proprement parler, reconnu comme tel par l’ordinateur, donc permettant des recherches plein texte, du copier-coller, etc.), pour « lire » les archives. Comment stocker les photographies prises, pour ne pas les perdre sur des disques durs de plus en plus grands ? Comment les classer, les annoter, leur ajouter des métadonnées (l’équivalent numérique de la fiche cartonnée) ?

Orientation et neutralité de la recherche

De ces choix dépend notre capacité à traiter nos archives, à les retrouver quand nous en avons besoin. La reconnaissance optique de caractère fait aussi partie de ces outils devant être pensés. Comme l’indiquait l’historien britannique qui a mené à bien la numérisation des archives de la Cour criminelle de Londres, l’Old Bailey, même une reconnaissance optique de caractères de la plus grande qualité peut orienter toute une recherche [2].

Enfin, pour ceux qui souhaitent opérer une lecture « à distance » [3] de leurs sources, le choix du logiciel d’analyse implique souvent l’acceptation d’hypothèses de travail, voire d’un cadre méthodologique très complet. Si nous prenons l’exemple du programme de visualisation de réseaux Gephi, l’utiliser revient à accepter le cadre de la sociologie des réseaux sociaux, voire, plus précisément, de la théorie de l’acteur-réseau. Un logiciel n’est jamais neutre.

Si prendre des photographies d’archives transforme la relation aux sources, les retravailler sur son ordinateur, parfois en utilisant les possibilités collaboratives du réseau, leur adjoindre des métadonnées, permet aux historiens d’instaurer une nouvelle relation à l’archive – différente, mais non moins intime. Collecter des millions de tweets pour comprendre certains enjeux mémoriels, par exemple autour du Centenaire de la Grande Guerre, nous éloigne, par la masse, de la source, mais nous en rapproche aussi par le travail sur ce qu’on appelle désormais des « données ».

Ce travail, long et fastidieux, représente dans certains cas la très grande majorité de la recherche. Tant qu’il n’est pas fait, les analyses ne peuvent l’être. Il est nécessaire de reprendre le travail d’Arlette Farge pour nous interroger sur les nouvelles matérialités des archives numérisées ou nativement numériques, sur les nouvelles intimités créées entre les historiens et leurs archives.

par Frédéric Clavert & Caroline Muller, le 21 juin 2019

Pour citer cet article :

Frédéric Clavert & Caroline Muller, « Le goût de l’archive à l’ère numérique », La Vie des idées , 21 juin 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-gout-de-l-archive-a-l-ere-numerique

Nota bene :

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Notes

[1François Furet et Adeline Daumard, « Méthodes de l’histoire sociale : les archives notariales et la mécanographie », Annales ESC, 14 (4), 1959, p. 676-693.

[2Tim Hitchcock, « Academic History Writing and its Disconnects », Journal of Digital Humanities, 1 (1), hiver 2011, en ligne.

[3Moretti Franco, Graphs, Maps, Trees : Abstract Models for Literary History, Verso, 2007.

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