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Recension Histoire

Le capital au XVIe siècle

À propos de : Fabien Levy, Histoire de Gênes : le souffle du capitalisme mondial : XIVe-XVIe siècle, Passés composés


par Pauline Guéna & Julien Le Mauff , le 16 juillet


Une république sans État, pourtant au cœur de l’impérialisme européen. Fabien Levy dévoile la puissance des Génois et les fondements de l’emprise d’une cité-réseau dans les recompositions commerciales et politiques du monde de la première modernité.

Gênes : Monument à Cristophe Colomb
Gravure de 1892
Strafforello Gustavo

Faut-il que le Moyen Âge se finisse ? Et comment ? Le choix du capitalisme comme jalon reste l’un des mieux partagés, surtout chez les historiens de la première modernité. L’un des plus contestés aussi. La question des continuités a suscité au moins autant d’intérêt – qu’il s’agisse d’examiner les formes de la colonisation depuis le Moyen Âge central en Méditerranée [1], ou le maintien en Amérique des structures féodales [2] – tandis que les biais eurocentriques d’un récit exposant le processus d’unification capitaliste du monde sont par ailleurs connus. En cela, Fabien Levy s’inscrit dans une certaine façon de faire l’histoire de la Méditerranée et de la première mondialisation, et pour cela, Gênes constitue sans nul doute un exemple adéquat, ainsi que le montrait déjà Jacques Heers dans sa thèse soutenue en 1958 sur Gênes au XVe siècle [3], devenue un classique, et directement inscrite sous l’influence de Braudel et de sa Méditerranée au temps de Philippe II [4].

Fabien Levy ne renie pas ces filiations, adoptant volontiers le vocabulaire braudélien [5]. Tout en reprenant l’idée d’une histoire située – complémentaire d’autres perspectives plus englobantes – il en fait un point d’appui pour un récit ample, s’inscrivant dans le travail collectif pour mieux connecter l’histoire du Moyen Âge occidental à celle de l’Atlantique moderne.

La Méditerranée avant Philippe II

Comme le montre Fabien Levy, l’histoire de Gênes aurait pu être celle d’un déclin. Incapable de former une sphère publique comparable aux seigneuries et gouvernements de Milan, Venise ou Florence, le port et sa noblesse se trouvent épuisés à la fin du XIVe siècle par la perte des marchés orientaux. La cité est traversée par les conflits entre factions. « Gennes, qui sont gens enclins a toutes mutations [6] », affirme dans ses Mémoires Philippe de Commynes pour souligner l’instabilité du port. Au XVe siècle, la réputation de la cité est ainsi d’être sujette à tous les bouleversements internes, et exposée à tous les appétits de conquête.

Si ce récit n’était pas méconnu, Fabien Levy ne fait pas de cette période de déclin un événement en soi, mais la réinsère entre deux ères beaucoup plus fastes : le XIVe siècle brillant de « Gênes la Superbe » ainsi que la surnomme Pétrarque, et le XVIe siècle triomphant de la capitale financière de l’empire Habsbourg, de la patrie de Colomb, bientôt ouverte elle aussi, comme port marchand mais aussi comme place financière, vers les conquêtes américaines. Le XVIe siècle est ainsi le « siècle des Génois », expression reprise de Fernand Braudel – et non celui de Gênes. Le récit est donc celui d’un « rebond », histoire relativement unique d’un double âge d’or pour une seule et même place portuaire.

Du déclin au XVIe siècle, « siècle des Génois »

L’histoire de l’expansion navale et marchande de Gênes en Méditerranée commence dès le Moyen Âge central, tandis que la ville, limitée dans sa croissance territoriale par les montagnes, se développe le long de la côte, dans un urbanisme en hauteur, pour atteindre jusqu’à 80 000 habitants. Les Génois implantent leurs comptoirs autour de la Méditerranée et conquièrent plusieurs territoires, de la mer Tyrrhénienne au Levant, le plus souvent sur le modèle de l’implantation féodale dominée par une grande famille. Les marchands génois prennent particulièrement soin de maîtriser la mer Noire, par où circulent les épices comme les esclaves, véritable « lac génois » au XIIIe siècle. En revanche, et par contraste avec Venise, l’ensemble ne fonde pas un « empire cohérent » (p. 25) mais un réseau disparate, où le contrôle de Gênes est souvent lâche.

Copie d’une fresque de 1481 (du retour de la flotte après le siège d’Otrante)
Cristifir Grassi, 1597

Le premier apogée génois s’achève en 1381 avec la bataille de Chioggia, souvent lue comme une victoire vénitienne, et surtout en 1396 avec la première occupation de Gênes par des troupes françaises. Conjuguée à la Peste Noire et à la conquête turque de Constantinople en 1453, cette période de dominations extérieures et de véritables guerres civiles vaut à la ville, chez les chroniqueurs français, le surnom de « Gênes l’humiliée ».

Pourtant, derrière cette impression de déchéance, « le XVe siècle apparaît autant comme un siècle de déclin que de transition » p. 127) : beaucoup des instruments du succès à venir de Gênes sont déjà en formation, à commencer par la réorganisation des réseaux marchands vers l’ouest de la Méditerranée et vers le nord. Bien implantés en Afrique du Nord, en général dans des fondouks qui servent d’entrepôts, les Génois développent plus encore leur présence dans la péninsule ibérique et investissent les ports du littoral atlantique en France, en l’Angleterre et dans les Flandres. Ici, le propos ne peut échapper à un certain attrait pour la téléologie (celle du « destin génois », p. 16), doublé d’un penchant culturaliste attribuant aux Génois des traits particuliers. Le cliché de « l’individualisme génois » est parfois repris pour expliquer les réussites de certains parcours individuels par « la prise de risque, la capacité de rebond, le goût de l’aventure, bref, l’esprit d’entreprise » (p. 94), voire d’un « esprit fondamentalement capitaliste » (p. 290).

Louis XII à Gênes en 1507

En passant en 1528 sous le contrôle de Charles Quint, Gênes s’affirme ensuite comme un interlocuteur privilégié de l’empereur. La cité portuaire peut en effet garantir une flotte militaire, des réseaux économiques capables d’agir comme « liaison entre les terres espagnoles et l’espace germanique » (p. 200), mais aussi une manne financière permettant aux Génois de s’imposer comme « banquiers des Habsbourg » (p. 240) et fondant une relation « symbiotique » entre le réseau économique génois et l’hégémonie territoriale de Charles Quint, celle d’un « empire informel au sein d’un empire formel » (p. 266).

Des capitaux sans capitale ?

Parmi les outils de l’économie génoise, on retrouve en effet la montée en puissance de formes originales d’association de capital. Partager les frais d’un voyage de commerce est une pratique ancienne en Méditerranée. Cependant, dans l’Italie de la fin du Moyen Âge des sociétés pérennes et importantes se développent, entre autres à Gênes. Ces sociétés sont divisées en parts (carati) entre les actionnaires, qui peuvent les revendre. Pour les plus grosses, des gérants ou même des conseils finissent par administrer les affaires, comme c’est le cas pour la Mahone de Chios, qui possède littéralement l’île, marché méditerranéen de premier ordre au sud de Constantinople. Il en résulte la création de quasi-monopoles sur certains produits, par exemple les mines de mercure en Castille.

La position génoise se fonde encore sur d’autres outils comme les assurances maritimes, mais aussi les lettres de change [7]. Les banques se multiplient, souvent créées par des marchands qui cherchent à diversifier leurs activités. Faire circuler du papier en guise de monnaie permet aux marchands de s’en servir comme un moyen de crédit, pour se fournir en marchandises en repoussant à plus tard le paiement. Ces outils financiers sont appuyés sur des structures très matérielles, à commencer par le commerce de volume permis par les navires marchands génois, dont la taille augmente, exigeant la reconstruction du port de Gênes.

Légende de sainte Ursule (détail)
Carpaccio

Au XVIe siècle, les Génois « triomphent dans la finance » (p. 163). Pourtant, le livre vient souvent rappeler à quel point derrière Gênes tout le nord de l’Italie et au-delà l’essentiel des ports et villes marchandes d’Europe sont en train d’adopter ces outils, qui expliquent que Milan ou Florence aient largement aussi contribué au financement des navigations qui se multiplient au départ de la péninsule Ibérique. La spécificité de Gênes tient alors beaucoup au contraste entre la force de son économie et la faiblesse de son État.

Or, rappelle Fabien Levy, c’est là le résultat d’un long travail des grandes familles pour limiter le budget public et, comme on l’écrit lors d’une assemblée de 1303, « tenir le gouvernement en laisse courte » (p. 54). Dès lors, la dette publique atteint des proportions uniques : « les pouvoirs publics se voient ainsi contraints de céder une partie de la res publica à des investisseurs individuels » (p. 57). Les associations de créditeurs (compere) sont rassemblées au XVe siècle dans un organisme unique, la Casa di San Giorgio, à laquelle sont déléguées les entrées d’argent de la ville et la gestion de certains territoires. Discutée par Machiavel [8], cette influence reste centrale pour les historiens des grandes compagnies commerciales de l’âge colonial [9].

Christophe Colomb et les autres : capitaines et capitaux génois en Amérique

Dans ce contexte, la contribution des Génois à l’expansion atlantique prend plusieurs formes. Les hommes eux-mêmes, installés en nombre dans les ports de la péninsule Ibérique : Lanzarotto Malocello, célèbre pour avoir découvert les Canaries, Luca di Cazzana, qui tente comme d’autres plusieurs voyages vers l’ouest depuis les Açores avant Colomb, ou encore Bartolomeo Colombo, cartographe à Lisbonne avant que son frère Christophe prenne la route des Indes.

Omniprésents au sein du monde plus généralement cosmopolite de la navigation les Génois affirment leur rôle économique. Grâce à leurs réseaux, ils achètent les licences proposées par les monarques ibériques, montent des expéditions de grande ampleur, implantent la culture du sucre ou du coton dans les îles atlantiques, et organisent les prémices de la traite négrière depuis les côtes d’Afrique. Pourtant le recours de plus en plus systématique à la main d’œuvre servile marque un changement de paradigme par rapport aux structures médiévales, quand les flux d’esclaves venus du Caucase restaient surtout destinés à une captivité domestique. Si bien que les systèmes d’exploitation que les Génois contribuent à créer en Méditerranée sont dans la continuité de leurs activités précédentes, sans en être l’exact prolongement.

Conclusion

Gênes vers 1490

Le « souffle du capitalisme », ainsi qu’il peut être perçu à travers une seule ville, ne vise d’évidence pas à voir en Gênes le berceau unique du capitalisme, mais le choix d’un tel observatoire permet de montrer combien les basculements successifs au cours de cette période de trois siècles révèlent la force des réseaux financiers. Le récit alerte et informé, bien qu’il laisse souvent les sources à l’arrière-plan, atteste bien de la manière dont la financiarisation et la structuration des réseaux marchands permettent à l’initiative privée de se substituer à la mise en place d’un État, et d’échapper en cela à la division étatique du continent, à l’œuvre au XVIe siècle en Italie comme sur le reste du continent européen.

Fabien Levy, Histoire de Gênes : le souffle du capitalisme mondial : XIVe-XVIe siècle, Passés composés, 320p., 24€, ISBN 979-1-0404-0350-0

par Pauline Guéna & Julien Le Mauff, le 16 juillet

Pour citer cet article :

Pauline Guéna & Julien Le Mauff, « Le capital au XVIe siècle », La Vie des idées , 16 juillet 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-capital-au-XVIe-siecle

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Notes

[1On retrouve très cité le travail de Charles Verlinden, proposant l’idée d’une fondation précoce d’un modèle d’agriculture spéculative de type colonial en Méditerranée par les Latins, avant d’être exporté vers les îles atlantiques.

[2Jérôme Baschet, La Civilisation féodale, de l’an mil à la colonisation de l’Amérique, Paris, Aubier, 2004.

[3Jacques Heers, Gênes au XVe siècle. Activité économique et problèmes sociaux, Paris, SEVPEN, 1961, rééd. abrégée Flammarion, 1971.

[4Fernand Braudel, La Méditerranée et le Monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris, Armand Colin, 1949.

[5On peut toutefois s’étonner de l’usage répété du terme «  économie-monde  » comme apparent synonyme d’économie mondiale (ou mondialisée), alors que Braudel entendait désigner un système économique englobant plusieurs entités politiques et géographiques tout en restant spatialement cohérent, et au moins partiellement autonome. Le fait majeur apparaît dès lors moins la capacité de Gênes de rester un acteur de premier plan dans une économie tendant naturellement à la mondialisation (alors que différentes ruptures et rééquilibrages montrent au contraire l’impermanence des canaux commerciaux), que la façon dont la «  thalassocratie  » génoise voit évoluer son insertion à l’intérieur d’économies-mondes qui se succèdent dans le temps (de la Méditerranée et des échanges levantins jusqu’au commerce triangulaire atlantique) tout en conservant un rôle spécifique.

[6Philippe de Commynes, Mémoires, éd. Joël Blanchard, 2 vol., Droz, Genève, 2007, vol. 1, p. 707-708.

[7Même si la lettre de change n’est pas inventée à Gênes dès le XIIe siècle (p. 159). La lettre de change proprement dite, basée sur la confiance dont jouit l’émetteur et sans intervention d’un tiers (tel qu’un notaire), est plus récente d’au moins un siècle, et Gênes n’est au mieux que l’un des terrains d’une «  longue période d’incubation  » (Francesca Trivellato) à travers l’Europe. Voir Skarbimir Prokopek, «  Avant la lettre de change : monnaie métallique, monnaie scripturaire et écriture notariale à Gênes au XIIIe siècle  », Hypothèses, n° 23, 2022, p. 49-58  ; Francesca Trivellato, Juifs et capitalisme. Aux origines d’une légende, Paris, Seuil, 2023.

[8Istorie fiorentine, VIII, 29. Machiavel n’a toutefois jamais écrit de la compagnie San Giorgio qu’elle était un «  État dans l’État  » (p. 229), ce qui ne correspond d’ailleurs pas au concept de stato tel qu’il l’utilise.

[9Voir en particulier Carlo Taviani, The Making of the Modern Corporation : The Casa di San Giorgio and its legacy, 1446-1720, Londres, Routledge, 2022.

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