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Recension Société

La réappropriation de la démocratie urbaine


par Eugene McCann , le 5 décembre 2008


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Dans son dernier ouvrage, Mark Purcell se penche sur la place de la démocratie dans la vie urbaine. La démocratie réclame selon lui que l’interaction des citoyens se fasse sur un mode agonistique, chaque citoyen contrebalançant l’action de l’autre. L’auteur plaide pour un « droit à la ville », au rebours des programmes iréniques conçus par les élites, qui prétendent harmoniser artificiellement les classes sociales dans la vie urbaine.

Recensé : Mark Purcell, Recapturing Democracy : Neoliberalization and the Struggle for Alternative Urban Futures, New York, Routledge, 2008.

L’objet principal de Recapturing Democracy est la façon dont les activistes urbains de notre époque pourraient argumenter et militer en faveur de leur vision de la citoyenneté alternative au-delà de la ville néolibérale. Cet ouvrage fascinant se fonde sur les observations de géographes urbains anglophones critiques sur la relation mutuellement constitutive entre espace et société et les développe. Dans le cadre de cette tradition, l’espace urbain en particulier est considéré comme crucial, tant matériellement que symboliquement, pour la formation de la citoyenneté, de l’activisme, l’idéologie, la démocratie et l’économie politique. En puisant dans l’œuvre du théoricien français Henri Lefebvre, les géographes n’ont pas fait que comprendre l’espace comme production sociale – une « œuvre », pour citer Lefebvre – reflétant un mode de production spécifique et jouant un rôle prépondérant dans sa propre production : ils en sont venus à argumenter en faveur d’un « droit à la ville » – pour encore citer Lefebvre – dans lequel « la ville » représente les relations sociales, les ressources et la créativité nécessaires au maintien de « la dignité d’une vie au sens plein » (p. 94). Le droit à la ville comprend ainsi, plus spécifiquement : le droit à s’approprier l’espace urbain, d’y être présent et de l’utiliser ; un droit de participation au sein de la ville via une véritable inclusion de l’individu dans le processus de décision démocratique ; et, point le plus crucial pour Purcell, le droit d’habiter la ville par l’accès aux ressources appropriées (services, infrastructures, emplois, etc.) (p. 94-96). Son but est de montrer ici des exemples de divers mouvement sociaux urbains, invoquant actuellement le droit à la ville comme catalyseur d’action politique, qui partagent deux caractéristiques : « une opposition commune à l’idée néolibérale de la ville-propriété » et la défense de la conception de « la ville-habitée, du droit à l’espace urbain » (p. 106).

Afin de pouvoir entrer dans un examen en détails du « droit à la ville » en tant que concept, Purcell le lie à une perspective en particulier, sur le pouvoir et la démocratie : le pluralisme radical largement épousé par Chantal Mouffe. Suivant l’avis de cette dernière, il conçoit le pouvoir comme constitutif des relations sociales, y étant de fait toujours présent. Ainsi, le pouvoir ne peut pas être mis de côté à la faveur d’un consensus politique libéral (p. 67). De plus, la différence, le pluralisme et le conflit sont l’âme de la démocratie et doivent être encouragés, non pas évités ou « tout juste tolérés » (p. 63).

C’est à cet égard que deux concepts-clés se manifestent : l’agonisme et l’équivalence. L’agonisme est une forme de conflit qui, à la différence de l’antagonisme, « se réfère à des groupes, consciemment en conflit, ayant pour but d’atteindre l’hégémonie, mais reconnaissant chacun à l’autre le droit d’exister » (66). La démocratie radicale se fonde sur des tentatives de transformer l’antagonisme en agonisme, plutôt que de « gérer » les conflits et antagonismes jusqu’à leur dissolution, comme essayent de le faire les promoteurs de la démocratie délibérative. Les coalitions politiques, selon Purcell, ne peuvent pas se fondre autour de buts et d’identités essentielles et a priori, car ces similarités impliqueraient une sorte de « mise entre parenthèses » des différences, désaccords et conflits en faveur d’un consensus. « Leur axes de communauté sont produits par une mobilisation consciente » (p. 74, souligné par l’auteur). Le cœur de cette mobilisation est la notion d’équivalence : des groupes peuvent créer un lien avec d’autres n’ayant à première vue pas d’intérêts en commun par le biais de « chaînes » (p. 73) ou « réseaux » (p. 82) d’équivalence où l’on « décide d’agir de concert avec d’autres mouvements qui occupent une position équivalente en ce qui concerne l’hégémonie néolibérale » (p. 74, souligné par l’auteur). Le but n’est donc pas la recherche d’une communauté libre de tout conflit : il s’agit plutôt de favoriser une acceptation de la différence et du conflit au service d’un but mutuellement bénéfique.

À cet égard la ville est un enjeu central de la thèse de Purcell ; il soutient en effet que l’urbanisation a joué un rôle crucial dans le développement du capitalisme (manifestation contemporaine néolibérale incluse) et que la résistance à ce développement a également eu « un caractère urbain » (p. 89).

Activisme urbain a Seattle et Los Angeles

L’avant-dernier chapitre de l’ouvrage illustre la thèse de Purcell. En se fondant sur des recherches effectuées à Seattle et Los Angeles, il décrit cinq cas d’activismes urbains qui suscitent différents degrés d’espoirs pour les types de futurs alternatifs urbains qu’il défend. À Seattle, il y a le cas de l’embourgeoisement de South Lake Union où toute expression d’un droit à l’habitation est, au mieux, faible et ténue – alors que les plus pauvres sont repoussés hors de la ville. Néanmoins, Purcell trouve des raisons d’espérer dans la présence continue de certaines agences de services sociaux dont les clients habitent encore le quartier. Il y a aussi le ré-aménagement du service des transports du front de mer qui a impliqué un processus délibératif de prise de décision qui semblait servir les intentions néolibérales mais qui fut également caractérisé par le refus de certains groupes de planification d’être co-optés, entretenant ainsi l’espoir d’un conflit agoniste, ne serait-ce que parmi les élites. Puis il y a également le cas du Duwamish River Cleanup qui est clairement la pièce centrale – et peut-être même l’inspiration empirique – de la thèse de Purcell. Il décrit dans cet exemple, plus long et détaillé, les stratégies politiques et les réseaux d’équivalence caractérisant un mouvement citoyen, qui fut un succès, pour organiser le nettoyage d’une partie, anciennement industrialisée, du fleuve Duwamish au centre de la ville, et ce dans le cadre d’un programme d’habitation.

Suivent deux exemples issus de Los Angeles. Le premier est le plus pessimiste de l’ouvrage. L’auteur y décrit la façon dont des propriétaires immobiliers de la banlieue de L.A. ont développé une politique défensive et exclusive ne cherchant qu’à préserver le paysage suburbain tel qu’il est idéalisé par les plus riches, au lieu de promouvoir une habitation digne pour tous. Le chapitre se termine sur un autre cas de politiques défensives entre habitants suburbains de Los Angeles. Mais, de façon peut-être improbable, Purcell propose une évaluation optimiste de la situation. Ici, un arrangement néolibéral « standard » – la provision de fonds publics pour compenser les risques pris par des promoteurs privés proposant la construction de nouveaux centres sportifs en centre ville – fut défait par l’activisme de propriétaires immobiliers suburbains, du fait que cette dépense publique était un véritable « don » fait aux intérêts privés et que les fonds devraient plutôt être alloués à des services et infrastructures pour les habitants de toute la ville. Bien qu’il s’agissait des mêmes propriétaires que dans l’exemple précédent, leurs actions « rejetèrent en bloc le leitmotiv néolibéral que le développement économique finit par être bénéfique pour tous » (167).

Optimisme, paradoxes et tensions

Mark Purcell peut trouver espoir dans des situations où il paraît difficile d’en trouver. L’activisme conservateur et réactionnaire des propriétaires immobiliers qu’il décrit à Los Angeles est avare et mesquin dans sa défense d’un idéal mythifié de la suburbia. Ce qui arrive actuellement aux résidents de longue date de South Lake Union à Seattle n’est guère mieux. Cependant Purcell met en avant l’aspect positif, en ce que les réactionnaires de San Fernando Valley, nous dit-il, donnent un aperçu de stratégies réalisables qui, bien qu’utilisées de façon défensive et régressive dans ce contexte, peuvent être changées en bien. De même, à South Lake Union, il est à même de montrer les traces de contre-publics dont la présence dans le quartier permettrait de garder espoir pour le futur.

Deux paradoxes tempèrent notre enthousiasme, cependant. Tout d’abord, il y a le fait que malgré tous les discours anti-consensus, il s’avère que les réseaux agonistes d’équivalence chers à Purcell opèrent sur la base d’un consensus, en termes de leur processus de décision interne ; par conséquent, il suit de la critique faite par les pluralistes radicaux que ces réseaux sont par définition exclusifs puisque tout consensus implique l’exclusion de certaines opinions ou de certains intérêts. Purcell réfléchit à la question jusqu’à un certain point, mais on aurait pu être intéressé par une discussion plus approfondie du problème.

Une deuxième tension est la façon dont le succès du groupe de Duwamish était dépendant de leur volonté d’être à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du processus, de leur choix de travailler « pour et contre l’État » – de participer à la prise de décision mais seulement après avoir décidé de leur propre position via leurs propres processus hors des procédures officielles. De plus, leur succès était dépendant de leur familiarité avec le jargon technique des agences gouvernementales avec lesquelles ils devaient interagir. Alors que de telles technologies apportent plus de pouvoir à certains membres d’organisations activistes, il a été avancé qu’elles tendent aussi à marginaliser ceux ayant moins de connaissances technologiques. Les études de cas de Purcell apportent peu d’éclairage sur ces dynamiques internes et leurs implications.

Pour un point de vue agoniste

Ces préoccupations mènent à quatre observations que l’on peut formuler, dans l’idée de promouvoir un engagement agoniste.

Tout d’abord, ce livre ne concerne pas la ville ou la condition urbaine. Il s’agit ici d’habiter l’espace. Or Purcell soutient que les villes sont des endroits stratégiques spéciaux – un argument qui obtient facilement gain de cause. Mais à quel point changerait-on le débat si l’on évitait complètement la question de « la condition urbaine » pour la remplacer avec un droit général à habiter l’espace ? De nombreux mouvement anti-capitalistes ont émergé de, ou se sont fortement basés sur le symbolisme des champs et de la forêt. Comment de tel exemples compliquent-ils ou améliorent-ils les conceptualisations de futurs alternatifs ?

Deuxièmement, il s’agit d’un livre très américain, et son argumentation est fermement située dans un contexte national, avec ses règles de développement particulières, son appareil étatique, etc. On peut se demander comment ses éclairages peuvent, ou non, s’exporter. Il est certain que les concepts exposés ici seront à même d’informer d’autres analyses, mais peut-être qu’une étude de cas venant d’ailleurs pourrait permettre un plus grand raffinement de ces concepts ?

Troisièmement, une préoccupation majeure qui émerge de la lecture de ce livre est à quel point il est, de façon assez ironique, dépeuplé. Certes, il s’agit bel et bien de personnes qui essayent de changer leurs mondes respectifs, et leur façon de faire est décrite en détails. Mais les voix sont absentes. On aurait au moins aimé lire quelque chose quant à la décision de Purcell de ne pas en inclure beaucoup, particulièrement à la lumière de son argument à la fin du livre que les histoires empiriques sont exactement ce dont on a besoin si l’on veut que des cas spécifiques de succès soient instructifs.

Enfin, l’ouvrage repose sur un argument binaire entre « néolibéraux » et tenants du futur démocratique alternatif. S’agit-il d’une distinction trop simpliste ? Une partie de ce que nous avons appris de l’approche néo-foucaldienne du néolibéralisme est qu’il s’agit d’un régime qui produit de nouvelles subjectivités. Via diverses métriques et mesures, par exemple, nous est inculqué le principe de « compétitivité » et notre avenir économique est lié aux aléas de marchés financiers dérèglementés. Par conséquent, serait-il trop provocateur de demander si nous sommes « tous des néolibéraux désormais », ou du moins en partie ? Que cela signifierait-il pour une analyse basée sur une distinction entre néolibéral et anti-néolibéral, et quel impact cela aurait-il sur notre espoir d’un avenir anti-néolibéral ?

Traduction : Alexandre Brunet

par Eugene McCann, le 5 décembre 2008

Pour citer cet article :

Eugene McCann, « La réappropriation de la démocratie urbaine », La Vie des idées , 5 décembre 2008. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-reappropriation-de-la

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