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Recension Société

Dossier : Le pouvoir aux habitants ?

La prison hors les murs

À propos de : Caroline Touraut. La famille à l’épreuve de la prison, PUF


par Fanny Salane , le 15 avril 2013


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L’expérience de l’incarcération affecte les proches des détenus d‘une manière très spécifique. Restituant une enquête de longue portée, la sociologue Caroline Touraut analyse les recompositions statutaires et identitaires qui touchent les proches de détenus. Elle montre les ambivalences profondes des rapports de l’institution carcérale avec la société.

Recensé : Caroline Touraut. La famille à l’épreuve de la prison. Coll. Le Lien social, Paris, PUF, 2012, 293 p., 32 €.

Cet ouvrage, tiré d’une thèse de doctorat en sociologie et anthropologie [1], traite de ce que l’auteure nomme l’« expérience carcérale élargie » : les proches de détenus, bien que non incarcérés, subissent également la prison, les contraintes, la mise à l’écart sociale, symbolique, temporelle qu’elle implique. Il résulte d’une volonté de se pencher sur un objet largement ignoré des recherches sur le monde de la prison [2], qui se concentrent sur le « dedans », et qui invisibilisent l’impact de l’incarcération sur les proches, qui sont très généralement des femmes. Cela est notamment le reflet de l’invisibilité du travail quotidien assumé par les femmes dans les sphères familiales et domestiques, comme le montrent bien les recherches entrant dans le champ du care. La recherche de Caroline Touraut se situe donc à la croisée de la sociologie de la prison et de la sociologie de la famille. Elle montre en effet en quoi la prison affecte également les proches qui, eux, ne sont pas placés « sous main de justice ». Mais elle s’intéresse aussi à ce qui « fait couple », ce qui « fait famille », malgré tout, dans un contexte où les relations sont fragilisées et mises à l’épreuve. Elle repose sur une enquête de terrain riche et fournie. 60 entretiens semi-directifs avec des proches de personnes détenues constituent le matériau principal, complété par des observations au sein d’établissements pénitentiaires et 20 entretiens avec des personnels de surveillance.

L’expérience carcérale élargie

Caroline Touraut montre que l’expérience de l’incarcération induit celle du déclassement et de la disqualification pour les proches, qui deviennent alors des « familles de détenus », subissant en cela une réduction identitaire. Être proche de détenu, c’est vivre la séparation et l’absence d’informations et de communication, c’est faire face à un monde inconnu et étrange, dont il faut tenter de comprendre et d’assimiler les codes, notamment en ce qui concerne les démarches à suivre afin d’obtenir un permis de visite et réserver les parloirs. À cette phase d’étrangeté va succéder une phase d’affiliation au monde de la prison, une « familiarisation en situation » comme l’écrit l’auteure. Cette phase est toutefois toujours précaire, jamais complète, les pratiques de routinisation mises en place se trouvant sans cesse soumises à des décisions perçues comme arbitraires par les proches. L’affiliation passe donc par l’intériorisation de sa position infériorisée et stigmatisée, chacun tentant alors de mettre en place des stratégies de démarcation de cette position, l’une d’elles étant de ne pas nouer de liens avec les autres familles.

Une fois le choc carcéral surmonté, l’expérience carcérale élargie conduit à des réajustements identitaires, familiaux, économiques, professionnels et temporels. Le rapport au temps se modifie et l’existence des individus, à l’intérieur comme à l’extérieur, est rythmée par le fonctionnement judiciaire et carcéral. L’équilibre budgétaire familial, souvent déjà fragile avant l’incarcération, est affecté et oblige les proches à réorganiser les différents postes de dépense, les frais judiciaires et les déplacements pour les parloirs prenant une place importante. La prison affecte également physiquement les proches, dont les problèmes de santé, les sentiments d’étouffement, d’enfermement témoignent de la transposition, à l’extérieur, de l’inscription de l’incarcération dans les corps.

Confrontés à cet événement biographique, les proches de détenus réagissent différemment et mettent en place des tactiques, des stratégies pour lutter contre la réduction identitaire qu’ils subissent. L’auteure met en lumière trois types d’expérience carcérale élargie vécue, qui résultent principalement de quatre facteurs : la prévisibilité de l’incarcération, le regard porté sur la culpabilité de son proche, le milieu social d’appartenance, et la durée de l’expérience. Ces types ne sont toutefois pas figés et peuvent être investis (successivement) par les mêmes personnes.

Ainsi, « l’expérience carcérale élargie dévastatrice » est subie et « uniquement vécue sur le registre de la destruction » (p. 98). Elle se situe dans une perspective de rupture (identitaire, sociale, affective) et s’accompagne d’un sentiment de chute et de perte de maîtrise sur l’existence. Les proches de détenus se trouvent totalement sous l’emprise de l’épreuve de l’incarcération, à laquelle ils ne trouvent aucun sens. Elle caractérise surtout les premiers temps de la peine, les parents, et se manifeste différemment selon les milieux sociaux.

« L’expérience carcérale retournée », quant à elle, donne à entendre une expérience à laquelle les proches de détenus donnent du sens et qui peut paradoxalement s’avérer positive et être le point de départ d’une reconstruction/restauration de soi, pour le détenu comme pour ses proches. Sans nier les difficultés que l’incarcération engendre, les proches peuvent prendre appui sur cette expérience, qu’ils parviennent à rendre valorisante et porteuse de changements bénéfiques.

Enfin, « l’expérience carcérale combative », qui se situe du côté de la continuité du parcours de vie, constitue une lutte pour la reconnaissance. Les proches de détenus font de cette expérience une force, une source d’apprentissage, sur eux-mêmes et sur la société. Cette combativité passe par la revendication de leur statut de « familles de détenus » et par la volonté de dénoncer les dysfonctionnements et les injustices du système judiciaire et carcéral. Dans cette perspective, elles n’hésitent pas à affronter l’administration pénitentiaire et tentent de mobiliser les autres proches, sans grand succès toutefois. Ce type d’expérience se trouve le plus souvent chez les proches des longues peines.

« Faire couple », « faire famille », malgré tout.

Après avoir donné à entendre les épreuves traversées par les individus mais aussi leurs capacités à les cerner, les comprendre, voire s’en affranchir, la chercheuse se demande ce qui fait lien, malgré la séparation, malgré la distance. Comment évoluent les liens familiaux, à l’épreuve de la prison ?

Caroline Touraut rappelle que les relations familiales s’inscrivent dans une dimension statutaire, dans un contrat moral existant, qui « engage » chaque partie. Comment rendre alors légitime son soutien persistant (puisque l’auteure s’intéresse dans sa recherche aux proches qui « restent »), si l’on ne veut pas être étiqueté à son tour « déviant » ? Les proches mettent en place des « rhétoriques de réhabilitation qui, en attestant « de la moralité du détenu », préserve leur « propre identité morale » » (p. 154). Le soutien des proches envers le détenu est de plusieurs formes : pratique, moral, identitaire et substitutif. Ce soutien est un rempart contre les processus de dépersonnalisation, d’angoisse, d’appauvrissement — des conversations notamment — et permet de contrecarrer l’immobilisation, la désaffiliation, l’éloignement du quotidien et de la société « libre ». Les proches, plus précisément les femmes, endossent alors le rôle de caregivers et assurent l’essentiel de la charge de soutien au cours de l’expérience carcérale élargie, renforçant en cela les stéréotypes sexués et l’invisibilité de ce travail.

Cependant, cette situation d’investissement total implique des contreparties : les proches attendent en retour une modification comportementale ou un arrêt des activités délictueuses. Cette situation de donneur les valorise et renverse parfois le rapport de domination vécue par rapport au détenu, en imposant leur vision des relations familiales et conjugales et en accroissant leurs capacités d’agir.

Ce soutien est encouragé par l’administration pénitentiaire : de nombreux dispositifs sont créés ou se développent, les moyens de communication se multiplient, notamment pour se mettre en conformité avec les règles supranationales. Toutefois, cette position n’est pas sans ambiguïté : en s’appuyant sur les proches, l’administration pénitentiaire se décharge de son objectif de réinsertion et transfère cette charge sur les proches, qui doivent donner des gages toujours plus importants de la « réinsérabilité » de « leur » détenu. Elle exerce ainsi un contrôle social puissant sur les individus (détenus comme proches) et leurs activités. Par ailleurs, l’accès des familles au détenu semble considéré comme un privilège susceptible d’être supprimé à tout moment, ce qui instaure une forte emprise sur ces dernières. En fait, l’institution se trouve dans une situation paradoxale : pour favoriser une meilleure réinsertion du détenu et une vie en détention facilitée, elle fait de plus en plus de place aux proches. Mais en même temps, pour garder son rôle punitif et répondre aux attentes de la société civile, elle continue à incarner la séparation et la privation des liens amicaux et familiaux intimes, et des relations sexuelles.

Ces liens sont en fait doublement sous contrôle : de l’institution, qui exerce ainsi son pouvoir ; des proches, qui tentent de ne pas donner prise à ce pouvoir et de protéger le détenu en s’interdisant l’expression de certains sentiments.

Malgré cet espace limité d’intimité, des liens se nouent, se dénouent, se renouent : l’auteure observe alors les stratégies mises en place pour maintenir les relations et permettre au (ou obliger le) détenu à conserver son rôle dans la dynamique familiale et/ou conjugale. Parfois, l’incarcération permettrait, paradoxalement, l’ouverture d’un nouvel espace de discussion et le développement de relations plus authentiques qu’à l’extérieur, cette épreuve jouant un rôle de révélateur et d’intensification des sentiments. Ainsi « faire couple », « faire famille » passe par de multiples stratégies permettant de continuer à partager, à construire une histoire commune malgré la séparation.

Toutefois, même si elles sont tues ou minimisées, les tensions existent, générées par les nouveaux rôles investis et joués par chacun, bousculant en cela les modèles familiaux et conjugaux traditionnels. Or certains détenus entendent continuer à exercer sur leurs proches une emprise conjugale et parentale forte, dans un besoin de mettre en scène et en avant une virilité et une masculinité fortes, valorisées dans ce monde très largement masculin et populaire, mais éprouvées par la situation de l’incarcération. Ainsi, la crainte de la trahison, de l’infidélité, joue un rôle central dans cette volonté de contrôle, qui s’appuie notamment sur des relais à l’extérieur pour surveiller les agissements et les fréquentations de leur compagne (et dans une moindre mesure, de leur mère). Ceci participant au maintien des femmes dans une « position sociale et sexuée infériorisée » (p. 241).

Par ailleurs les proches, dans les entretiens, reprochent souvent aux détenus de ne pas pleinement prendre conscience du poids que fait peser l’expérience carcérale élargie sur leur vie, ces conséquences étant paradoxalement en partie atténuées voire occultées afin de ne pas fragiliser plus le détenu...

Dans ces dynamiques relationnelles en mutation, la sortie est perçue comme une épreuve, porteuse d’espoirs et de craintes : de nouveau, les rôles seront redistribués, de nouveau, chacun devra retrouver et reconstruire sa place. L’angoisse d’une difficulté d’insertion du détenu est largement partagée et, avec elle, celle d’une possible réincarcération. Ce qui fait dire à Caroline Touraut que la sortie ne signifie pas la fin de l’expérience carcérale élargie, mais en constitue une étape, souvent analysée comme une nouvelle épreuve.

Cet ouvrage, par la finesse du travail empirique mené, par la posture — de compréhension et d’empathie et jamais de condamnation ou de défense — que la chercheuse endosse, permet de mettre en lumière l’ambivalence de la prison : institution violente et destructrice selon les proches, elle peut cependant constituer une instance de régulation des relations familiales pour certains d’entre eux. Institution à qui la société demande d’être punitive et dissuasive, tout en dénonçant régulièrement son fonctionnement arbitraire et ses conditions de détention déplorables. Institution qui laisse de plus en plus de place aux proches, tout en continuant d’affirmer le primat de la logique sécuritaire et en utilisant cet espace pour accroître son contrôle sur la personne détenue. Sur cette question, il est dommage que les entretiens avec les personnels de surveillance ne soient pas exploités plus en profondeur et interviennent finalement très peu dans l’analyse.

Pour finir, l’auteure souligne qu’en s’appuyant sur les proches, la prison participe ainsi à la (re)production des inégalités sociales (qui entraînent des solidarités familiales différentes). Elle fragilise des situations sociales, professionnelles et économiques déjà souvent fragilisées avant l’incarcération. Ainsi ce travail, en se penchant sur les interstices de l’institution pénitentiaire, en interroge le cœur, et montre en quoi les proches, s’ils « décarcéralisent » le détenu, se trouvent également, dans une certaine mesure, « sous main de justice ». Il ouvre en cela des pistes intéressantes de recherches sur les effets de la prison hors de ses murs, non plus uniquement sur les proches mais également, plus largement, sur les quartiers populaires d’où provient une part surreprésentée de la population carcérale.

par Fanny Salane, le 15 avril 2013

Aller plus loin

 « Parloirs », extraits du documentaire de Didier Cros sur Le Monde

Pour citer cet article :

Fanny Salane, « La prison hors les murs », La Vie des idées , 15 avril 2013. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-prison-hors-les-murs

Nota bene :

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Notes

[1Soutenue en 2009 à l’Université Lumière Lyon 2, sous la direction de Jean-Paul Payet.

[2Mises à part quelques recherches exploratoires comme celle de Géraldine Bouchard (Vivre avec la prison. Des familles face à l’incarcération d’un proche. Coll. Logiques Sociales, L’Harmattan, Paris, 2007), une seule recherche d’ampleur égalable a été menée en France. Il s’agit du travail de Gwénola Ricordeau (Les détenus et leurs proches. Solidarités et sentiments à l’ombre des murs. Éditions Autrement, Paris, 2008). Ce dernier adopte cependant un angle différent puisqu’il s’intéresse surtout aux points de vue des détenus — complétés par 25 entretiens avec des proches — et défend par ailleurs une approche militante de son objet de recherche. On peut par ailleurs évoquer le travail de Megan Comfort (Doing Time together : Love and Family in the Shadow of the Prison. University of Chicago Press, Chicago, 2007) à l’étranger.

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