Recherche

Essai Politique International

La politique du coup d’État
Retour sur la destitution de Dilma Rousseff


par Armelle Enders , le 23 mai 2017


Télécharger l'article : PDF

La destitution de Dilma Rousseff a clos 13 ans de règne du Parti des Travailleurs. Sous les apparences légales de l’impeachment, c’est un véritable « coup fourré d’État » que la droite brésilienne a orchestré.

Les notes sont consultables dans la version .pdf de l’article.

Jusqu’à une date récente, les pays d’Amérique latine étaient considérés comme la terre d’élection de toutes les formes de ce « populisme » qui se trouve désormais aux portes du pouvoir dans certaines vénérables démocraties occidentales. À première vue, la destitution de la présidente Dilma Rousseff, entérinée le 31 août 2016, semble aller à rebours de la vague observée ailleurs. En lieu et place des pratiques illibérales polonaises ou hongroises, ou des « insurrections électorales » aux États-Unis et en Europe de l’Ouest, on observerait, au Brésil, une démarche inverse : point d’exigence de démocratie directe ou de dictature d’un peuple unanimiste, incarné dans son leader, mais au contraire, la victoire des corps intermédiaires et du droit, en accord avec la protestation citoyenne, sur une présidente censée avoir bafoué le pacte fondamental et, plus largement, sur le Parti des Travailleurs (PT) qui, à la tête de l’exécutif pendant 13 ans, aurait infiltré l’appareil d’État et organisé un vaste réseau de corruption pour rester au pouvoir. Michel Temer, vice-président et successeur de Dilma Rousseff, n’a rien d’un néo-caudillo. Il s’agit d’un juriste cauteleux, familier des coulisses du Congrès. Le Parti du Mouvement Démocratique Brésilien (PMDB) dont il est issu est un parti de notables qui se présente volontiers comme centriste (devenu, en réalité, très conservateur) et comme la colonne vertébrale du parlementarisme brésilien et de la Nouvelle République qui a succédé à l’autoritarisme du régime militaire (1964-1985).

Ce récit complaisamment relayé dans les médias brésiliens et quelques organes de la presse étrangère, présente l’impeachment de Dilma Rousseff comme le mécanisme par excellence de l’équilibre des pouvoirs, un dispositif démocratique et moderne qui permet le recall d’une dirigeante fautive, comme une entreprise le ferait pour un produit défectueux.

Les journaux de droite contre D. Rousseff et le PT, Rio, avril 2016
Armelle Anders

L’impeachment serait à un régime présidentialiste ce que la motion de censure est à un régime parlementaire. En y recourant, la « jeune démocratie brésilienne » (sic) ferait la preuve de sa maturité. Elle peut d’ailleurs s’appuyer sur un précédent : l’impeachment du président Collor en 1992, qui avait permis au Brésil de sortir du marasme politique et économique dans lequel se trouvait alors le pays. Dès sa prise de pouvoir, Michel Temer a excipé de sa volonté de remettre le Brésil sur les rails et a fait grand cas de l’équipe économique « de rêve » qu’il a appelé à son gouvernement.

Cette belle rhétorique de l’impeachment masque en réalité un coup d’État qui a permis à la droite brésilienne de revenir au pouvoir, après 4 défaites électorales consécutives, en 2002, 2006, 2010 et 2014. Loin d’être la victoire des institutions et du droit sur un exécutif déviant, la destitution de Dilma Rousseff est l’indice de l’épuisement de la Nouvelle République et de la décomposition du système politique en vigueur. À une crise politique classique – la rupture de la coalition présidentielle – s’ajoute une dimension particulière : une récession historique (- 3,6 % du PIB en 2015) et une opération mains propres à la brésilienne, baptisée Lava Jato lavage auto ») qui met au jour un système généralisé de corruption et menace d’engloutir les partis de gouvernement. L’éviction de Dilma Rousseff ne constitue que l’un des aspects d’une crise politique très profonde qui marque une inflexion dans le cours suivi par la Nouvelle République.

Un « coup fourré d’État »

Le mot « impeachment », qui légitime le nouveau gouvernement, et celui de « golpe », qui le frappe d’infamie, sont hautement politisés et classent immédiatement celui ou celle qui les emploie dans l’un des deux camps qui polarisent actuellement le Brésil. Si la qualification de golpe fait autant frémir et scandalise les partisans de l’impeachment, c’est, outre qu’elle entache la légitimité de Temer, qu’elle se réfère clairement au précédent tragique du golpe de 1964, point Godwin de la vie politique brésilienne. Ce souvenir est à la fois humiliant pour les anciens opposants à la dictature qui n’ont pas rallié le PT et mobilisateur dans les rangs de la gauche, principalement dans la génération de Dilma Rousseff. Dans cette optique, le « coup d’État civil et militaire de 1964 » a pris la forme, en 2016, d’un « coup d’État politico-judiciaro-médiatique », l’histoire bégayant et rejouant d’éternelles batailles entre les forces de progrès et des oligarchies directement issues du passé esclavagiste.

Cette instrumentalisation du passé ne doit pas interdire pour autant de recourir au mot golpe, qui signifie, en portugais, à la fois « coup d’État » et « coup fourré », et décrit assez fidèlement, avec ses deux nuances, la séquence qui s’est déroulée en 2016 à Brasilia. S’il y a bien eu coup d’État contre Dilma Rousseff, indépendamment de toute référence à avril 1964, c’est d’abord que le bien-fondé des accusations de « crimes de responsabilité », définis à l’article 85 de la constitution et imputés à la présidente, est toujours controversé et que sa culpabilité n’a pas été clairement établie. La procédure contre Dilma Rousseff a reposé sur le fait que la présidente aurait tardé à transférer au Banco do Brasil les subventions destinées au secteur agricole, afin de masquer la réalité du déficit des comptes publics. Ce procédé, vulgairement appelé « coups de pédales », a été utilisé par ses prédécesseurs, et continue à l’être couramment par des gouverneurs et des maires. La présidente a également engagé, en signant 4 décrets, des dépenses excédant le plafond de la loi de finances votée par le Congrès, ce qui a constitué le chef d’accusation le plus solide d’un point de vue formel. La coresponsabilité du vice-président Michel Temer, parfois cosignataire des actes jugés délictueux, a été écartée par le président de la Chambre des députés, auquel la constitution confère un rôle déterminant dans le processus de destitution.

La ligne de défense de la présidente et de ses avocats n’a jamais varié. Celle-ci n’a pas cessé d’affirmer qu’elle n’avait commis aucun crime de responsabilité, qu’elle était jugée « pour l’ensemble de son œuvre » et que le seul juge légitime en la matière était le peuple souverain, que le Congrès bafouait les 54 millions de voix qui l’avaient réélue à la présidence de la République. Il est vrai que les débats parlementaires, à la Chambre et dans une moindre mesure au Sénat, ont marginalement porté sur les chefs d’accusation ouvrant la voie à la destitution. Les griefs formulés contre Dilma Rousseff par la représentation nationale ont moins concerné les pedaladas que la situation économique, le taux alarmant de chômage, l’incompétence supposée de la présidente, la corruption, toutes accusations qui relèvent d’autres instances que du Congrès national.

Il ne fait guère de doute que la destitution a reposé sur des prétextes. Temer lui-même, point avare de lapsus et d’actes manqués, limitait sciemment les voyages de la présidente mise à l’écart pour éviter qu’elle ne dénonce « le coup d’État » (sic). Un an plus tard, il confie benoîtement, lors d’un entretien télévisé, que si Dilma Rousseff avait couvert le président de la Chambre des députés Eduardo Cunha, elle serait toujours au Planalto (palais présidentiel).

Manifestation de soutien à Dilma Rousseff, Rio, 17 avril 2016
Armelle Anders

À partir du moment où le PMDB a pris la décision de rompre l’alliance gouvernementale avec le PT et de renverser Dilma Rousseff, apparemment à la fin 2015, le sort de la présidente était scellé. Les arguties juridiques étaient de pure forme et le « rituel de l’impeachment », qui a souvent pris une tournure « grandguignolesque » selon un ancien président de la Cour Suprême, ne faisait qu’habiller de légalité la prise du pouvoir par une nouvelle coalition gouvernementale, formée du PMDB et de l’ancienne opposition de droite, néo-libérale (PSDB) et conservatrice (DEM). C’est là une différence majeure avec la chute de Fernando Collor en 1992 : le PT, alors principal parti d’opposition, avait soutenu la procédure d’impeachment, mais refusé de participer à une coalition d’ « union nationale ». Le nouveau gouvernement, pour sa part, ne s’était pas mis à appliquer le programme du PT, battu aux élections de 1989. Or Michel Temer a immédiatement mis en œuvre le programme du PSDB – privatisations, gel des dépenses publiques pendant 20 ans, démantèlement du code du travail (Consolidação das Leis do Tabalho, datant de 1943) et réforme drastique des retraites –, défait en 2014 et proche de la puissante association patronale de São Paulo, très active dans la déstabilisation de Dilma Rousseff. Le ralliement de cette formation est indispensable à la survie de la présidence Temer. Sur le plan sociétal, le nouveau gouvernement donne des gages à la droite la plus conservatrice, notamment aux différents lobbys évangéliques.

L’éviction de la présidente n’est pas seulement celle de la personne de Dilma Rousseff, mais, avec elle, de tout le PT. Loin de se contenter d’être un gouvernement de transition jusqu’à la prochaine élection générale de 2018, un « mandat-tampon » selon l’expression usuelle au Brésil, voire une simple « planche sur un ru » (pinguela) d’après l’ancien président Fernando Henrique Cardoso (PSDB), la nouvelle majorité prend le contre-pied de toutes les orientations mises en œuvre depuis 2003 et l’investiture de Luís Inácio Lula Da Silva, et même, au delà, remet en cause le modèle développementaliste et protecteur de l’État qui s’est imposé depuis les années 1940. Pour ce faire, le gouvernement issu du golpe prétextant la défense de la constitution de 1988 ne cesse d’amender celle-ci pour annihiler les droits sociaux qu’elle garantit. Le retournement est d’autant plus paradoxal que le PMDB avait toujours fait sien un certain colbertisme et n’avait jamais remis en causela législation sociale jusqu’à l’avènement de Michel Temer. Ce qui justifie la qualification de « coup d’État », c’est donc à la fois l’alternance politique radicale décidée par le Congrès sans consultation des électeurs et le glissement, contraire à l’esprit des institutions, du présidentialisme brésilien vers un régime de type parlementaire.

La fin d’un cycle politique

La destitution de Dilma Rousseff est le dénouement logique de la crise qui a éclaté au sein de la majorité présidentielle, et qui, dans le cadre du « présidentialisme de coalition » imposé par la constitution de 1988, contraint le président à se soumettre ou à se démettre. L’origine de l’impeachment se trouve dans la rupture entre le PT et le PMDB, les deux principaux partenaires de la coalition hétéroclite de 11 partis qui est sortie victorieuse des élections générales en 2014, et peut-être plus encore dans une alliance qui ressemble, à certains égards, au mariage de la carpe et du lapin.

L’alliance autour du ticket Dilma Rousseff/Michel Temer s’est formée pour succéder à Lula en 2010, au moment où le président sortant bat des records de popularité (plus de 80 % d’opinions favorables). Tous les indicateurs sont alors au beau fixe : la croissance du PIB dépasse les 7 %, le plein emploi est assuré, le gouvernement se vante d’avoir tiré 40 millions de personnes de la pauvreté, le Brésil est devenu un acteur majeur sur la scène internationale. Ce triomphe confirme les choix stratégiques qui ont été ceux de Lula à partir de 2002 et ont transformé le parti des Travailleurs, qui semblait voué à une éternelle opposition, en parti de gouvernement.

À sa naissance en 1980 dans la banlieue industrielle de São Paulo, le PT apparaît, en effet, comme une nouvelle famille de la gauche brésilienne. Lié aux mouvements sociaux, il entend rompre avec les deux cultures dominantes que sont la tradition du vieux et déclinant parti communiste brésilien, et celle dite « populiste » héritée de Getúlio Vargas. L’adjectif « populiste » mérite force guillemets, car les historiens brésiliens évitent désormais de s’y référer quand il est question de Vargas. « Populiste » au Brésil reste plus que jamais une invective qui sert à disqualifier la gauche, quelle qu’elle soit, avec un succès certain puisque vues de France, les gauches latino-américaines sont presque toujours tautologiquement populistes, comme si les politiques d’inclusion sociale étaient démagogiques par essence sous des cieux exotiques. « Populiste » est apparu dans le répertoire des insultes politiques dans les années 1950 pour attaquer le gouvernement de Getúlio Vargas (1951-1954). Ce dernier a eu une trajectoire politique de caméléon : juriste de formation comme tous les rejetons de la bourgeoisie brésilienne de la Belle Époque, putschiste (en 1930 et 1937), dictateur fascisant de l’Estado Novo (1937-1945), il revient au pouvoir en 1950 par la grâce de la démocratie restaurée et du suffrage universel et est taxé, dans ce contexte, de « populiste ».

Le varguisme, contemporain du péronisme argentin, se caractérise par un nationalisme économique porté par l’État, une vigoureuse politique industrielle, et l’encadrement des travailleurs par un État paternaliste et corporatiste. Vargas a incarné le « national-développementalisme » – expression qu’on préfèrera à « populisme » – que portent ses successeurs en se concentrant davantage sur l’industrialisation, comme Juscelino Kubitschek, le fondateur de Brasilia, ou sur les réformes sociales, comme João Goulart (1963-1964). C’est contre ce « populisme », assimilé à la subversion et aux communistes, que la droite et l’armée renversent Goulart en 1964. Le varguisme a légué une ligne de partage qui ne recoupe pas tout à fait le clivage entre la droite et la gauche et réorganise périodiquement le champ politique en fonction de la conception de l’État national et de son rôle dans l’économie et la société.

Lors des années qui suivent sa fondation, le PT se situe donc dans un autre sillage que celui de Vargas et du « populisme » de type péroniste. Il est issu du syndicalisme indépendant, apparu précisément contre les syndicats, simples courroies de transmission du ministère du Travail de l’État varguiste. Ouvert sur les questions sociétales, plus autogestionnaire qu’autoritaire, plus collectif que dévoué à un leader, divisé en de multiples chapelles, souvent cacophonique, le PT refuse toute concession au fonctionnement politique brésilien traditionnel. Tout compromis est compromission pour le parti, qui vote contre la constitution de 1988 et se refuse à toute espèce d’alliance ou de coalition. Après 3 échecs à l’élection présidentielle (1989, 1994, 1998), la métamorphose a lieu. Le PT ne veut plus faire peur. Il adopte un programme rassurant pour les milieux économiques et les investisseurs étrangers, il passe sous les fourches caudines de la coalition, en s’associant à un petit parti de droite, le Parti libéral, auquel il offre la vice-présidence. Enfin, comme les autres grands partis, il se dote du financement, pas entièrement légal, nécessaire pour mener campagne dans un pays aussi vaste que le Brésil et recruter, voire acheter, des partenaires de coalition. Une fois installé au Planalto, Lula ne procède à aucune réforme politique, mais conforte les pratiques illicites au risque du scandale – celui du mensalão en 2005 qui expédie en prison son chief of staff (chef de la Maison civile) – et de la désaffection de la clientèle historique du PT, celle des fonctionnaires et de la bourgeoisie intellectuelle, qui se sentent trahis.

Le vote en faveur de Lula et du PT gagne, en revanche, les classes populaires et les régions les plus pauvres, comme les États du Nord-Est, séduites par l’amélioration sensible et concrète des conditions de vie et plus indifférentes – ou résignées – aux affaires. Le politiste André Singer voit dans les années de présidence de l’ancien métallo, l’émergence d’un « lulisme » qui se distingue du « pétisme » et retrouve quelques accents de Getúlio Vargas : la personnalisation, la conciliation interclassiste, le nationalisme, l’intégration des couches modestes dans le projet national, etc. Lula renonce à la lutte des classes et propose une sorte de pacte au capitalisme brésilien : une politique économique qui garantisse à la fois les profits et une redistribution à l’égard des plus pauvres. Le lulisme, en améliorant concrètement les conditions de vie (grâce aussi au plein emploi), attire à lui un sous-prolétariat qui était jusqu’alors attiré par la droite et qui, selon les derniers sondages d’opinion, lui reste fidèle, malgré ses 5 mises en examen et toutes sortes de dénonciations fâcheuses. De fait, pendant les années Lula, qui coïncident avec la croissance chinoise et les prix élevés des matières premières, la pauvreté recule de manière spectaculaire, les inégalités ne diminuent pas et les catégories sociales les plus fortunées s’enrichissent. Sur le plan politique, l’heure est à l’œcuménisme et à la cooptation de tous les vieux caciques de la politique brésilienne et anciens adversaires du PT, à la condition qu’ils rallient, non sans compensation, le gouvernement et son projet.

Lula confie sa succession en 2010 à Dilma Rousseff, son chief of staff depuis 2005. Cette fois-ci, c’est avec le PMDB, en d’autres termes, avec le plus parfait objet de détestation pour un électeur traditionnel du PT, que le parti bâtit sa nouvelle coalition. Sur le papier, l’alliance entre les deux formations garantit la meilleure gouvernabilité possible. Au PT, la popularité et le projet d’ensemble qui permet de remporter l’élection présidentielle, au PMDB, parti de notables régionaux qui n’arrive jamais à faire élire son candidat au Planalto au suffrage universel direct, le soin d’articuler les relations avec le Congrès. La composition des deux gouvernements de Dilma Rousseff, tout particulièrement le second, penche nettement vers le conservatisme et comprend un certain nombre de figures apparemment inamovibles de la vie politique.

Dilma Rousseff, pendant sa première année de gouvernement, bat le record de popularité de toute l’histoire républicaine et conserve de hauts niveaux de satisfaction jusqu’aux grandes manifestations de juin 2013. Partie d’une mobilisation de l’extrême gauche contre le gouvernement PSDB dans son fief de São Paulo, la protestation embrase soudain les grandes et moyennes villes du pays, contre la vie chère, les impôts, les services publics défectueux, et s’adresse directement au gouvernement fédéral. En quelques jours, les manifestations perdent leur caractère unanimiste et signent le retour de la droite sur le devant de la scène. Une vague puissante et diffuse d’antipétisme gagne la classe média, ces middle classes qui vont de la classe moyenne stricto sensu à la grande bourgeoisie. On voit même ressurgir des nostalgiques des « années de plomb » qui invitent dans les manifestations l’armée à reprendre le pouvoir « contre la dictature communiste de Dilma Rousseff » (sic).

Manifestation d’extrême droite clairsemée, Rio, 1er mai 2015
Armelle Anders

Ils sont, certes, très minoritaires, mais l’affichage de l’extrême droite dans l’espace public était impensable quelques mois auparavant. L’antipétisme est particulièrement vigoureux à São Paulo, l’État le plus riche et le plus peuplé de la Fédération, et fief du PSDB et de ses principaux leaders. La désaffection atteint également d’anciens sympathisants, lassés par 12 ans de pouvoir auto-satisfait, écœurés par les privilèges et les errements d’une sorte de nouvelle nomenklatura, déçus par le manque de réformes structurelles. Sans doute les couches intermédiaires ont-elles l’impression de financer par leur travail et leurs impôts leur propre déclassement, au profit des nouvelles classes moyennes, moins blanches, que le PT s’efforce de promouvoir par la discrimination positive, des allocations et des bourses, et exalte symboliquement comme le « nouveau Brésil ». En novembre 2014, la droite n’accepte pas sa 4e défaite électorale d’affilée et jette le soupçon sur la légitimité du nouveau mandat de Dilma Rousseff, fragilisée par sa grande impopularité et les répercussions du scandale Petrobrás.

L’effet de souffle de Lava Jato

Les scandales, présentés chaque fois, à grands renforts de superlatifs, comme « les plus importants de l’histoire », jalonnent l’éphéméride politique du Brésil depuis les années 1950. Sous la Nouvelle République, l’accusation de corruption a fait tomber un président de la République, Fernando Collor, et envoyé en prison, en 2011, l’ancien chef du gouvernement de Lula et deux anciens trésoriers du PT. Malgré ces exemples et la loi dite de la « fiche propre » (2010) qui élargit les cas d’inéligibilité, l’action de la Justice ne semble guère entraver les carrières. Fernando Collor siège de nouveau au Sénat fédéral (et est mentionné dans les scandales actuels). Comme dans tout État de droit, le rythme lent de la Justice, nécessaire tant à l’instruction qu’aux droits de la défense, facilite les exemptions de peine et conforte l’impression d’impunité. La Cour suprême, la seule juridiction dont relèvent les membres du gouvernement ou du Congrès qui bénéficient du foro privilegiado, est réputée pour ses méandres et est probablement sous-dimensionnée pour traiter autant de dossiers.

Les affaires qui éclatent depuis mars 2014 à la faveur des multiples enquêtes déclenchées dans le cadre de l’opération Lava Jato paraissent cependant de nature à modifier la donne et menacent l’ensemble de la classe politique comme l’équilibre des pouvoirs. Lava Jato a mis au jour un enchevêtrement de circuits opaques de surfacturations et de rétro-commissions, autour de l’entreprise publique Petrobrás et des sociétés de BTP (Odebrecht, OAS, Andrade Gutierrez, etc.), lesquelles financent frauduleusement les campagnes électorales de tous les partis et enrichissent illicitement un certain nombre d’individus, leur parentèle et leurs affidés, en échange de marchés publics truqués et d’une législation favorable à leurs intérêts.

Les magistrats, très engagés dans les mouvements anti-corruption comme Transparency International, privilégient la manière forte et spectaculaire au détriment de la légalité, recourent volontiers au mandat d’amener, avec force police et force caméras, et se livrent périodiquement à des conférences de presse aux allures de happening. L’outil privilégié par l’instruction est la confession contre remise de peine, les fameuses « dénonciations récompensées » (delações premiadas) qui livrent des dizaines de noms d’hommes politiques de premier plan. La détention préventive concerne, de manière inhabituelle, d’anciens ministres, gouverneurs, sénateurs, et autres, sommés de collaborer avec la Justice et de dénoncer les malversations et leurs auteurs.

Lava Jato a précipité la destitution de Dilma Rousseff, paradoxalement la moins impliquée dans les affaires d’enrichissement personnel, même si sa responsabilité dans le financement illégal de ses campagnes ne fait guère de doute et qu’elle pouvait difficilement ignorer l’existence d’un système si bien rodé. L’opération a d’abord été instrumentalisée par l’opposition, principalement par le PSDB, qui dénonce depuis longtemps un « système lulo-pétiste » conçu pour gagner perpétuellement les élections. En 2015-2016, les investigations et les fuites sélectives visent, en effet, essentiellement le PT et Lula, présentés comme les inventeurs et les seuls bénéficiaires de pratiques anciennes et fort bien partagées. Au delà du crime de responsabilité imputé à Dilma Rousseff, le scandale Petrobrás achève de ruiner la crédibilité du PT. Il permet de couvrir la cause de l’impeachment d’un vernis citoyen, à grand renfort de manifestations indignées et de concerts de casseroles contre la présidente et son prédécesseur. Pour preuve de la politisation du mouvement anti-corruption, les casseroles se sont tues depuis l’entrée en fonction du gouvernement Temer, dont, pourtant, pas moins de 6 ministres ont dû démissionner précipitamment et dont 8 autres font l’objet d’une information judiciaire.

Lava Jato n’est pas seulement la toile de fond de la crise politique, mais en est aussi un élément déclencheur. La collaboration de la société Odebrecht avec la Justice et la perspective de ses 77 témoignages causent le trouble dans la branlante coalition gouvernementale, au premier trimestre 2016, et poussent le PMDB à franchir le Rubicon. Les « confessions de la fin du monde » menacent désormais le PMDB, aux affaires depuis 30 ans, et le PSDB et son président Aécio Neves, le premier à avoir lancé le procès en illégitimité contre Dilma Rousseff. Des conversations entre les principaux caciques du PMDB, enregistrées en mars 2016 et révélées plus tard au public, témoignent du vent de panique qui souffle alors sur Brasilia, fournissent l’indice d’une conspiration et renforcent la thèse du golpe. Des proches de Michel Temer expriment très ouvertement leur volonté d’endiguer Lava Jato pour « arrêter l’hémorragie » et de parvenir, grâce à Michel Temer, à « un grand accord », « avec tout le monde », « jusqu’à la Cour Suprême », accord auquel Dilma Rousseff ferait obstacle. Quelques jours après ces enregistrements, le 29 mars, le PMDB quittait le gouvernement Rousseff et officialisait la rupture.

Malgré les avanies, les procédures ont suivi leur cours. En avril 2017, des enquêtes sont ouvertes concernant 300 personnalités politiques appartenant à 15 des 35 partis autorisés, tous les anciens présidents de la république, le président actuel de la Chambre des députés (DEM), l’actuel président du Sénat (PMDB) et son prédécesseur (PMDB), 8 ministres en exercice, 24 sénateurs (sur 81), 39 députés (sur 513), des gouverneurs et d’ex-gouverneurs, le maire de Rio de Janeiro de 2008 à 2016, et d’autres encore. Michel Temer, cité à de multiples reprises dans les dénonciations, entrerait dans la liste s’il n’était président en exercice et protégé à ce titre. Les figures de proue des principaux partis qui se sont relayés à la présidence depuis 1992 et prétendent se la disputer en 2018, le PDMB, le PSDB et le PT, sont soupçonnées de faits qui peuvent conduire à des condamnations et des peines d’inéligibilité. Pour spectaculaire qu’elle soit, peut-être cette liste n’aboutira-t-elle pas à une tabula rasa du personnel politique et se dégonflera-t-elle en partie, au fil des enquêtes et des procès, mais d’autres langues risquent de se délier et d’ajouter de nouveaux éléments embarrassants. En attendant, les ravages des dénonciations sur les 3 partis de gouvernement sont considérables. Sans préjuger du résultat des enquêtes et des procès, Lava Jato jette une lumière crue sur l’arrière-cour de la république : corruption des institutions par des entreprises désireuses de favoriser leurs intérêts, achat de partis entiers pour former des coalitions, pacte entre les principales forces politiques pour pérenniser ces arrangements.

« Le coup d’État n’aura pas lieu »
Armelle Anders

Depuis la destitution de Dilma Rousseff, un bras de fer s’est engagé entre le « parti de la Justice » (André Singer), c’est-à-dire les inconditionnels de Lava Jato qui plaident pour des mesures draconiennes et prônent le « dégagisme », et ceux qui dénoncent l’arbitraire des juges et les dangers d’un tel zèle purificateur. Ces derniers font valoir que, même si les sommes détournées donnent le vertige, particulièrement à un moment où l’austérité frappe les plus précaires, 10 milliards d’euros (estimation actuelle) pèsent trop peu à l’échelle des comptes et des déficits du pays pour justifier de faire sauter la république. L’élimination des principaux leaders, Lula en tête, risque de plonger la république brésilienne dans l’inconnu. Si l’on prête au juge Moro, le coordinateur de Lava Jato, des ambitions politiques, le parti de la Justice n’a pas d’autre programme de gouvernement, pour l’instant, qu’une grande purge des institutions et de la classe politique. La lutte contre la corruption prend, de plus, une tournure dommageable aux libertés fondamentales et à la séparation des pouvoirs et paraît épargner, pour l’instant, le pouvoir judiciaire. La réforme des institutions, vieux serpent de mer, refait très timidement surface, comme si elle n’appartenait qu’au domaine de la procrastination.

Le gouvernement Temer n’a pas imposé, jusqu’à maintenant, un « État d’exception fasciste », comme le dénoncent quelques voix à gauche, et les violences policières sont une pratique routinière antérieure à son entrée en fonction, même si la répression des manifestations est en train de prendre une tournure très inquiétante. Le golpe a toutefois en vue un projet politique et social conservateur : celui de préserver le personnel politique et ses pratiques habituelles, d’instaurer un régime semi-parlementaire, d’assurer le retour de la droite au pouvoir et, si possible, son maintien au delà des échéances de 2018, de démanteler enfin les protections dont jouissent les salariés. Ce n’était pas la constitution de 1988 que prétendaient défendre les conjurés qui se sont débarrassés de Dilma Rousseff, mais la face clandestine de la république et les arrangements qui la font tourner depuis longtemps. En ce sens, les révélations de Lava Jato et la fin anticipée, dans de telles conditions, de 13 ans d’administration pétiste soulignent les effets pervers de la stratégie d’accommodement de ce parti avec les mœurs politiques dominantes et les limites du réformisme graduel, cher à Lula et balayé en quelques mois par le gouvernement Temer. Le coup d’État de 2016, qui, pour la 3e fois depuis 1946, interrompt le mandat d’un chef d’État de gauche élu au suffrage universel direct, conclut un cycle ouvert à la fin de la transition démocratique, celui de l’acceptation de l’alternance politique et des rythmes fixés par le suffrage universel direct. La crise de légitimité et d’autorité du gouvernement Temer, approuvé par seulement 4 % des Brésiliens, la décomposition des partis politiques qui ont gouverné le pays depuis 1985, la bipolarisation aiguë entre la droite (majoritaire) et la gauche, la politisation d’une partie des forces de l’ordre qui s’exprime par la violence, incitent au pessimisme quant à l’avenir prochain de la démocratie au Brésil.

par Armelle Enders, le 23 mai 2017

Aller plus loin

  Jalusa Barcellos (dir.), Profetas do Passado. O controverso momento político nacional analisado em entrevistas com 28 formadores de opinião, Rio de Janeiro, Record, 2016 (achevé le 7 novembre 2015).
  Jorge Ferreira et Lucília de Albuquerque (dir.), O Brasil Republicano, vol. 2 : o tempo do nacional-desenvolvimento, Rio de Janeiro, Civilização Brasileira, 2003.
  Ivana Jinkins, Kim Doria et Murilo Cleto (dir.), Por que gritamos golpe ? Para entender o impeachment e a crise política no Brasil, São Paulo, Boitempo, (juin) 2016.
  Hebe Mattos, Tânia Bessone, Beatriz G. Mamigonian (dir.), Historiadores pela democracia. O golpe de 2016 e a força do passado, São Paulo, Alameda, 2016.
  Renato Rovai (dir.), Golpe 16, préface de Luiz Inácio Lula da Silva, São Paulo, Forum, 2016.
  André Singer, Os sentidos do lulismo. Reforma gradual e pacto conservador, São Paulo, Cia das Letras, 2012.
  André Singer et Isabel Loureiro (dir.), As Contradições do Lulismo : a que Ponto Chegamos ?, Boitempo, (novembre) 2016.

Pour citer cet article :

Armelle Enders, « La politique du coup d’État. Retour sur la destitution de Dilma Rousseff », La Vie des idées , 23 mai 2017. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-politique-du-coup-d-Etat

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Nos partenaires


© laviedesidees.fr - Toute reproduction interdite sans autorisation explicite de la rédaction - Mentions légales - webdesign : Abel Poucet