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Les anges aux figures sales, M. Curtiz

Recension Société

La lumière divine des pénitenciers

À propos de : Thibault Ducloux, Illuminations carcérales : comment la vie en prison produit du religieux, Labor et Fides


par Juliette Galonnier , le 10 mai


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En suivant tout au long de leur incarcération des détenus qui n’étaient pas religieux jusqu’à ce qu’ils le deviennent, l’ouvrage de Thibault Ducloux renouvelle notre compréhension des conditions sociales de production et de maintien de la foi.

Pourquoi les gens sont-ils plus religieux en prison qu’ailleurs ? Cette énigme, qui fait figure d’antienne médiatique (la prison comme « foyer de radicalisation »), Thibault Ducloux l’examine à nouveaux frais, armé d’un dispositif méthodologique particulièrement innovant et d’un appareillage théorique qui propose un pas de côté par rapport aux études spécialisées sur la prison d’une part, et sur les religions d’autre part. En résolution de l’énigme, il avance une thèse forte : la prévalence du religieux en prison est le symptôme du « retour à l’enfance » que l’expérience fortement déstabilisante de la prison produit sur les détenus. Elle n’est pas (ou très rarement) le produit de conversions ex nihilo ou interconfessionnelles. En décapant le vernis des socialisations secondaires, la déculturation carcérale entraîne la réactivation de dispositions religieuses sédimentées durant l’enfance et profondément enfouies ou oubliées, qui ressurgissent à la faveur de la perte de repères généralisée que suscite l’enfermement. En somme, le religieux ne vient pas de nulle part et il n’est pas non plus directement produit par les sociabilités réputées prosélytes de la prison : il provient de bien plus loin.

La démonstration procède à la manière d’une enquête embarquée. L’ouvrage est d’ailleurs publié dans la récente collection « Enquêtes » de la maison d’édition Labor et Fides, qui promeut une ligne éditoriale forte contre les analyses qui n’expliquent le religieux que par lui-même, indépendamment des contextes sociaux qui participent de son émergence et de son maintien. Ainsi, l’auteur, tout en restituant richement les propos de ses enquêtés, les met en perspective. Par exemple, Louis – sexagénaire, ancien notaire issu d’une famille de notables, moine pour un temps, devenu millionnaire grâce à sa société de conseil en management avant d’être finalement arrêté pour évasion fiscale – parle de sa foi catholique ravivée en prison comme d’un « don de Dieu » : « ce n’est pas la prison qui m’a mis une claque. Non… Oh non, pas du tout. C’est sûr, ça favorise le terreau… » (p.140). En nous emmenant au-delà des dénégations de Louis, l’objectif de l’ouvrage est de s’intéresser précisément à cette « claque » que met la prison et au « terreau » religieux qu’elle favorise ainsi.

Une enquête qui « parie son objet »

Thibault Ducloux a réalisé une ethnographie ambitieuse dans un type de prison bien particulier : la maison d’arrêt, qui accueille les peines courtes ou les détentions provisoires, et se caractérise donc par un fort turnover et peu d’activités de réinsertion. Il a passé 26 mois en 2014-2016 dans un grand établissement de province, qui reste anonyme mais dont on sait qu’il se caractérise par une forte surpopulation et qu’il est l’un des plus suicidogènes de France. Le tour de force de l’enquête réside dans son dispositif méthodologique : contrairement aux enquêtes sur la religion en prison qui se concentrent sur des détenus déjà religieux, Thibault Ducloux a suivi sur le temps long un corpus hétérogène de 32 hommes (l’accès à la maison des femmes lui a été refusé) qui avaient pour caractéristique de ne pas être religieux au moment de leur incarcération. Il a réalisé avec chacun de ces hommes des entretiens répétés (parfois jusqu’à 12 fois), qui forment le principal matériau de l’enquête, en plus de ses innombrables observations ethnographiques. Ce dispositif repose sur une prise de risque certaine, suffisamment rare en ces temps de « recherche par projet » pour être saluée : le chercheur a pris le pari (p. 32) que certains de ces hommes allaient finir par devenir religieux et qu’il pourrait donc être le témoin en temps réel de leurs variations de comportement et de croyance induites par la vie en prison. L’ouvrage ne passe pas sous silence les difficultés générées par une telle enquête : la position de l’ethnographe en milieu carcéral est déjà très dure à tenir, mais à cela s’ajoute que, pendant de longs mois, le religieux est absent des sujets de conversation (et l’enquêteur ne peut le susciter sous peine d’introduire trop de biais dans sa recherche) : « personne n’était religieux. Personne n’en parlait. Le feraient-ils seulement un jour ? » (p. 36). Cet état de fait est aggravé par les attentats de 2015 qui entraînent une suspicion vis-à-vis de toute forme d’intensité religieuse en prison. Pourtant, vers la fin du sixième mois de terrain, le « miracle » a bien lieu : 15 enquêtés commencent à être travaillés par des préoccupations religieuses inédites ; Dieu, le destin, les génies, le diable, les prophètes, les signes, les rêves, etc. s’invitent dans le carnet de terrain.

Les lecteurs qui s’attendent à trouver un ouvrage saturé de religieux dès la première page devront donc faire preuve d’un peu de patience – il ne survient qu’à la page 185 sur 267. La majeure partie du livre est consacrée à planter le décor de la maison d’arrêt, qui est bien davantage qu’un décor mais bien l’environnement social qui détermine les conditions de production de « l’illumination ». Ici, l’analyse est servie par une écriture vive, imagée, sans détour, qui plonge les lecteurs dans « les entrailles » (p. 29) du « bateau de guerre » (p. 20) qu’est le complexe pénitencier, en les exposant à ses dimensions aussi bien visuelles, que sonores, sensorielles, olfactives (« tout pue ! » dit Louis, p. 97). La description dense de ce monde est peuplée de catégories propres aux sociabilités carcérales : on y côtoie les « gremlins » (jeunes détenus provocateurs), les « anciens », les « vrais bonhommes », les « zombies » (perdus dans le brouillard épais des anxiolytiques et des antidépresseurs), les « balances », les « pointeurs » (incarcérés pour infractions sexuelles et qui sont les souffre-douleurs des autres), et quelques « barbus » qui sont loin d’être centraux. Les rapports sont durs et violents, et les relations – comme les réputations – soumises au rythme des transferts, des sorties, des suicides.

Une socialisation en négatif

Pour décrire comment chacun « gère » sa vie carcérale, l’auteur s’appuie sur le portrait fouillé de quelques enquêtés qui sont autant de « cas » emblématiques au service de la démonstration, en particulier deux personnages centraux, que tout oppose : Louis, le millionnaire fraudeur, « grand sac d’os à lunettes » (p. 55), et Sharif, « gros bonhomme hilare » (p. 33), issu d’une cité HLM (sa mère algérienne est femme de ménage), membre d’un gang de jeunes braqueurs reconverti dans le trafic de drogue, incarcéré pour meurtre suite à une vendetta avec ses propres collègues. Les lecteurs suivent aussi plusieurs personnages secondaires, tels Demba, trentenaire et père de famille, boxeur de haut niveau, incarcéré en marge d’une mobilisation antifasciste (qui lui vaut une balle dans le visage, tirée par la police) ; ou Yann, trentenaire et commis de cuisine, extrêmement précarisé, arrêté à la suite d’une violente bagarre, qui laisse une compagne enceinte et sans le sou.

Thibaut Ducloux s’intéresse à la destruction des socialisations qui s’opère « in situ captiva » (sic). Il prend le temps de décrire « l’incertitude débridée » (p. 175) qui règne en prison, où la moindre requête peut prendre des semaines ou rester sans réponse : « tout ça n’a aucun sens » disent les détenus, qui font face à « une montagne de problèmes », « c’est pas normal, y en a trop » (p. 196). L’enfermement produit une socialisation en négatif qui « phagocyte » (p. 183) les corps et les âmes : certains de ses enquêtés deviennent des « ombres ». Tous sont perdus, « comme dans un pays étranger », dont ils ne connaissent « pas la langue » (p. 123) et qui n’a d’autre finalité que de « ruiner des gens » (p. 161). Même les plus coriaces, qui parviennent à se faire une place dans les sociabilités entre détenus, n’y résistent pas : en prison, « tout le monde pleure » (p. 125). C’est un désajustement massif et brutal, produit par la mise en échec de la plupart des dispositions acquises au cours de la vie. Face à cette « réalité déréalisante » (p. 189), il n’y a que « trois choix », comme le résume un des détenus : « soit tu prends des cachetons, des cachetons, des cachetons. Soit tu t’fais ta p’tite routine… Soit tu t’passes la corde » (p. 223).

Le réveil d’un religieux en sommeil

Chez ceux qui parviennent à se faire leur « petite routine », Thibault Ducloux identifie plusieurs ressources, qui sont d’après lui analogues dans leurs usages sociaux (« une ressource en vaut bien une autre » p. 158) et qui sont décrites comme autant de voies de salut équivalentes : le travail, l’école, le sport, l’économie informelle de la prison, et enfin la religion. Elles permettent toutes de structurer le quotidien, d’accéder à des solidarités affectives et matérielles, et de donner sens à une expérience ahurissante en fonctionnant comme « syntaxes d’intelligibilité ». La religion n’est ainsi qu’une ressource parmi d’autres, et l’une des moins précieuses : elle ne donne accès ni à salaire, ni à diplôme, et dans le cas de l’islam, elle peut donner lieu à surveillance. Mais elle est aussi l’une des plus faciles d’accès car elle ne requiert ni logistique, ni autorisation de l’administration. Pourtant, tout le monde ne se saisit pas du religieux, ou plutôt tout le monde n’est pas « saisi par lui » (p. 193). Qui sont donc ceux qui en viennent à le mobiliser, alors même que rien n’indiquait au début de leur incarcération qu’ils avaient une quelconque appétence religieuse ?

Thibault Ducloux avoue n’avoir trouvé la réponse que bien après la fin de l’enquête. La patiente relecture des conversations éparses avec les détenus révèle que le religieux qui apparaît dans les cellules est en fait la réminiscence, non conscientisée, d’un passé incorporé durant l’enfance. Ainsi Louis, qui a tout perdu (comme Job) s’en remet à la religiosité frugale héritée de sa famille catholique paternelle. De même, Sharif prie de façon désordonnée un Dieu aimant et cherche refuge auprès de lui contre le diable, à la manière de sa mère qui pratiquait un islam peu dogmatique, en dehors de la mosquée. Demba, sans doute le cas le plus convaincant du corpus, qui ne s’était jamais considéré comme musulman, se trouve possédé par un djinn dans sa cellule : son corps est parcouru de tressautements, il vomit une boule « jaune comme de la bile » et sent un « sourire dans l’obscurité » (p. 194-195). Or Demba a grandi dans une famille musulmane d’Afrique de l’Ouest pétrie d’un islam mystique, mais qu’il avait rejeté dès l’adolescence. Comme il le dit lui-même, « ça m’a fait remonter plein de trucs » (p. 209). Thibault Ducloux propose alors le concept de socialisation régressive (l’adjectif émanant de la psychanalyse) pour signifier ce retour inconscient à l’enfance produit par le décapage des socialisations secondaires en prison.

L’ouvrage résonne ainsi avec des travaux récents sur la socialisation qui se sont attelés à décrire des cas limites de non-socialisation (Kaspar Hauser étudié par Hervé Mazurel), de rémanence de la socialisation malgré l’atteinte biologique (les patients ayant subi un AVC étudiés par Muriel Darmon), ou de resocialisations multiples et successives dans des contextes radicalement différents (Joseph Kabris étudié par Christophe Granger). Ce cadrage par la socialisation fait l’originalité du livre : à rebours des études carcérales qui mobilisent souvent Erving Goffman ou Michel Foucault, il propose un appareillage théorique qui s’appuie sur Bernard Lahire et Sigmund Freud pour saisir, dans une tentative de mise en dialogue de la sociologie de la socialisation et de la psychanalyse, comment les détenus tâchent de persister dans leur être. Il y ajoute Norbert Elias pour comprendre les mécanismes de distanciation ou d’implication dans la vie en prison et Carlo Ginzburg pour déterminer de quoi les variations religieuses sont l’indice.

Le religieux sans la religion

On reconnait une bonne thèse à sa capacité à nous faire penser. Thibault Ducloux a réussi ce pari, en proposant de décloisonner l’étude du religieux. Ce dernier n’est pas ici étudié pour lui-même (on en apprend d’ailleurs relativement peu sur sa texture, ses répertoires, ses manifestations). Il n’est qu’un point d’entrée (parmi d’autres, mais particulièrement efficace) pour analyser un processus social plus profond, à savoir l’intériorisation de la vie en prison. Il n’a pas pour fonction de maintenir le groupe, ni de forger une communauté entre les murs. Il est avant tout le symptôme d’une rémanence du social, le signe de ce qu’il reste de l’individu socialisé (les dispositions acquises durant l’enfance et qui étaient jusqu’alors en sommeil) quand les habitudes forgées au cours des socialisations secondaires ont volé en éclats. Le surgissement du religieux n’a donc finalement « rien à voir » avec la religion (p. 16, p. 225).

Voilà qui donnera matière à débat. Est-ce que vraiment les vocations étudiantes en prison et les comportements religieux relèvent de même processus ? Si le religieux ne relève pas d’une spécificité irréductible, par quels moyens peut-on néanmoins délimiter le périmètre de ce qui fait sa spécificité empirique, par rapport à d’autres ressources ? On s’interroge aussi sur la façon dont se manifestent les réactivations de la socialisation primaire chez ceux qui n’ont eu aucune socialisation religieuse. Le cas de Yann permet bien d’esquisser des pistes de réponse mais de façon trop dramatique : lui qui a grandi dans une misère absolue, placé par les services sociaux, et qui parle de ses parents comme étant « faibles » et « invisibles » (p. 222), finit par sombrer dans le délire psychotique : dans son cas l’enjeu est davantage l’absence de filet biographique hérité de la socialisation primaire que la place du religieux dans cette socialisation.

Par ailleurs, il est fait peu de cas des socialisations religieuses secondaires qui ont pu se faire le relais des socialisations primaires. Ainsi, au sujet de Louis, on aurait très bien pu considérer que c’est surtout sa socialisation secondaire de moine qui se trouve réinvestie en prison (il avait rejoint à 40 ans et pendant deux ans l’ordre de la Stricte Observance, qui vit selon la Règle de saint Benoit). Les dispositions ascétiques acquises en monastère sont sans doute plus ajustées à la vie carcérale et plus aisément activables qu’une lointaine religiosité paternelle. Enfin, on peut mettre en doute la dimension « non conscientisée » d’une telle rémanence de l’enfance articulée en termes religieux : après tout, l’enquêteur ne sait des socialisations familiales que ce que ses enquêtés ont choisi d’en dire. Est-ce que véritablement la réappropriation des religiosités parentales n’est « pas maîtrisée » (p. 206) et « échapp[e] à la conscience » (p. 210) ? L’administration de la preuve par le recours à la psychanalyse trouve peut-être sa limite ici. Ne peut-on pas considérer la réaffiliation religieuse comme une volonté délibérée de reconstruire une vie morale en se ré-ancrant dans un héritage générationnel, volonté qui trouve aussi son actualisation dans le fait de l’énoncer en entretien ?

Thibault Ducloux, Illuminations carcérales : comment la vie en prison produit du religieux, 2023, Genève, Labor et Fides, collection « Enquêtes », 282 p., 22 €.

par Juliette Galonnier, le 10 mai

Aller plus loin

 Béraud Céline, de Galembert Claire et Rostaing Corinne, De la religion en prison, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2016.
 Darmon, Muriel, Réparer les cerveaux : sociologie des pertes et des récupérations post-AVC ? Paris, La Découverte, 2021.
 Ducloux, Thibault. « Des socialisations régressives ? L’exemple de la production carcérale du religieux », Genèses, vol. 124, no. 3, 2021, pp. 77-96.
 Ducloux Thibault, « La religion en prison » : contribution à la construction d’un objet décloisonné », Revue européenne des sciences sociales, 59-2 | 2021, 177-201.
 Esmili, Hamza. « L’alliance sacrée. Le réinvestissement de la tradition islamique parmi les immigrés et leurs enfants en cité », Ethnologie française, vol. 54, no. 1, 2024, pp. 55-69.
 Granger Christophe, Joseph Kabris, ou les possibilités d’une vie (1780-1822), Paris, Anamosa, 2020.
 Mazurel Hervé, Kaspar l’obscur ou l’enfant de la nuit, Paris, La Découverte, 2020.

Pour citer cet article :

Juliette Galonnier, « La lumière divine des pénitenciers », La Vie des idées , 10 mai 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/La-lumiere-divine-des-penitenciers

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